[Vidéo] Pour les salariés, lancer l'alerte reste un défi périlleux

[Vidéo] Pour les salariés, lancer l'alerte reste un défi périlleux

13.05.2018

Représentants du personnel

Dénoncer une situation illégale ou contraire à l'éthique reste très périlleux pour les salariés. 'Il faut rompre l'isolement du lanceur d'alerte, il faut syndiquer l'alerte", estiment les auteurs du livre Oser l'alerte, publié à l'initiative de la CFDT, au moment même où la proposition de loi sur le secret des affaires suscite les inquiétudes quant à la liberté d'expression.

 

 

Associations et syndicats ne désespèrent pas d'infléchir le contenu final de la proposition de loi des députés LREM (la République en Marche) sur le secret des affaires actuellement examinée au Parlement en procédure accélérée. Ils ont soumis plusieurs propositions d'amendements aux parlementaires en vue de la réunion, le 24 mai, de la commission mixte parlementaire (CMP), qui doit tenter d'élaborer une version commune aux députés (notre article) et aux sénateurs, les deux assemblées ayant adopté des textes différents. Cette proposition de loi, qui ne comporte pas d'étude d'impact contrairement à un projet de loi, vise à transposer dans le droit français la directive européenne sur le secret d'affaires du 8 juin 2016, cette transposition devant être faite avant le 9 juin prochain (*).

Différents collectifs rassemblant ONG et syndicats (comme "Stop secret d'affaire" ou "Informer n'est pas un délit") craignent en effet que, sous prétexte de protéger les entreprises d'une concurrence déloyale, d'un pillage de données voire d'un espionnage économique, ce texte n'entrave à l'avenir l'action des journalistes et des lanceurs d'alerte, ces salariés ou citoyens qui prennent le risque de dénoncer une situation qu'ils estiment illégale ou non éthique, comme ce fut le cas pour le scandale du Mediator, Luxleaks, etc.

Le secret des affaires va-t-il défaire l'avancée de la loi Sapin ?

Rappelons que le droit français n'a que très récemment commencé à protéger les salariés lanceurs d'alerte, avec la loi Sapin 2 de 2016 dont un décret d'application sur le recueil des alertes n'a été publié que le 20 avril dernier. Et si l'on peut estimer, comme le font les organisations syndicales, que la définition du lanceur d'alerte retenue par la loi Sapin est assez restrictive (voir notre article), ce texte n'en constitue pas moins une avancée (**). Une avancée que l'actuelle version de la proposition de loi sur le secret des affaires remettrait en cause, selon l'ONG Transparency international. Pour l'association, avec ce texte, "le secret devient la règle et les libertés des exceptions", la définition du secret d'affaires "étant si vaste que n'importe quelle information interne à une entreprise peut désormais être classée dans cette catégorie", les savoirs-faire acquis par les salariés entrant aussi dans cette catégorie, ce qui pourrait aussi entraver la mobilité professionnelle de ces salariés. L' ONG épingle aussi la rédaction de l'exception à la protection du secret des affaires pour le lanceur d'alerte : "La proposition de loi affaiblit considérablement la présomption de bonne foi du lanceur d'alerte parce qu'il "aurait dû savoir " que le secret des affaires divulgué avait été obtenu de façon illicite".

La proposition de loi, dans la version adoptée par les députés le 28 mars, donne la définition suivante du secret d'affaire (art. L.151-1) :

"Est protégée au titre du secret des affaires toute information présentant l’ensemble des caractéristiques suivantes :

« 1° Elle n’est pas, en elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité s’occupant habituellement de cette catégorie d’informations ;

« 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, parce qu’elle est secrète ;

« 3° Elle fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le secret, notamment en mentionnant explicitement que l’information est confidentielle".

Ce texte admet toutefois que le secret des affaires n'est pas protégé lorsqu'il s'agit de révéler, "dans le but de protéger l'intérêt général et de bonne foi, une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible y compris lors de l'exercice du droit d'alerte (Ndlr : défini par la loi Sapin) et lorsque : 

"1° L'obtention du secret des affaires est intervenue dans le cadre de l'exercice du droit à l'information et à la consultation des salariés ou de leurs représentants;

2° La divulgation du secret des affaires par des salariés à leurs représentants est intervenue dans le cadre de l'exercice légitime par ces derniers de leurs fonctions, pour autant que cette divulgation ait été nécessaire à cet exercice".

La version votée par le Sénat le 18 avril a élargi la définition du secret des affaires aux informations ayant une valeur économique, et non plus seulement commerciale. Le Sénat a également adopté une sanction pénale pour la violation du secret des affaires.

 

L'association estime que les journalistes, syndicats, ou lanceurs d'alerte qui s'aventureraient à rendre publiques de telles informations "s'exposeraient à une procédure judiciaire longue et coûteuse" devant des tribunaux de commerce, d'autant que le Sénat a créé une nouvelle sanction pénale pour réprimer la violation du secret des affaires et supprimé, en revanche, les sanctions pour les procédures dilatoires ou abusives fondées faussement sur cette violation.

Des syndicalistes comme Marylise Léon, secrétaire nationale CFDT, s'inquiètent également des conséquences du contenu de la proposition de loi sur le secret des affaires, comme elle le dit dans cette interview vidéo.

 

 

Il est pour l'instant trop tôt pour mesurer l'impact de la loi Sapin et voir si elle a véritablement contribué à protéger les lanceurs d'alerte. Ce qui est certain, comme le montrent les témoignages recueillis dans le livre publié récemment par Les Editions de l'Atelier à l'initiative de la CFDT Cadres (***), témoignages concernant des actions antérieures à la loi Sapin,  c'est que la plupart des lanceurs d'alerte, ou des salariés qui décident de dénoncer une situation jugée inacceptable, ont dû suivre un parcours du combattant qui les a très souvent isolés, et qui s'est souvent traduit par une placardisation ou un licenciement. Car la pression que subit un salarié qui lance une alerte est énorme, comme nous l'explique l'un des co-auteurs du livre, Jean-Paul Bouchet (voir ci-dessus son témoignage en vidéo).

Personnellement, j'ai mal dormi pendant plusieurs mois

 

Ce dernier, quand il était directeur de systèmes d'information d'une banque, a lui même été lanceur d'alerte et a été pour cela licencié par son entreprise : "Le point commun de tous ces témoignages, qui ont d'ailleurs pour la plupart réclamé l'anonymat, c'est l'importance que prend cette question dans la vie quotidienne. Personnellement, pendant plusieurs mois, j'ai mal dormi. Je m'interrogeais : que faire face à la pression de la maison mère qui me demandait curieusement de mettre en oeuvre une solution technique coûteuse et irréaliste ? Allais-je dénoncer cette relation quasi mafieuse avec cette filiale ? Vous savez, on est quand même venu me chercher à l'aéroport de Monaco en hélicoptère, c'était une façon d'acheter le consentement du responsable des systèmes d'informations que j'étais. J'ai refusé." Et Jean-Paul Bouchet de poursuivre : "J'ai croisé trois ans plus tard mon ancien PDG dans la rue. Il a changé de trottoir. Du coup, j'ai traversé la rue pour aller lui parler. Il m'a dit que j'avais eu raison trop tôt. Qu'est-ce que ça veut dire ?"

C'est la qualité du jeu collectif qui permettra au lanceur d'alerte de n'être pas seul

 

Et ce dernier, qui a été secrétaire général de la CFDT Cadres, de souligner l'importance "des appuis", notamment syndicaux mais aussi familiaux et amicaux, dont doit bénéficier un lanceur d'alerte, ou un salarié qui s'interroge avant de passer à l'acte, pour éviter l'isolement : "C'est la qualité du jeu collectif qui permettra de sortir de l'isolement et d'envisager des issues positives" (****).  Co-auteur du livre, Marie-Noëlle Auberger renchérit : "Il est crucial que "l'alerteur" ne soit pas seul. D'une façon ou d'une autre, il faut syndiquer l'alerte".

Les instances représentatives du personnel peuvent parfois, le livre le montre, jouer un rôle de relais ou d'appui. Mais cela n'a rien d'évident tant les situations sont différentes et complexes et que, parfois, c'est l'ensemble de l'entreprise qui refuse de modifier l'existant voire se coalise contre le messager de mauvaises nouvelles. Justement, comment peut ou doit se comporter un représentant du personnel lorsqu'un salarié tenté de lancer une alerte vient se confier à lui en lui demandant conseil ? Voici la réponse que nous livre Jean-Paul Bouchet :

 

 

Vu les risques pris, l'opprobre qui s'abat souvent sur deux dans leur entreprise, les cas de maladie voire de burn out étant avérés chez les lanceurs d'alerte surtout s'ils ne sont pas épaulés ou soutenus, qu'est-ce qui pousse donc certains salariés à agir ? Le souci de faire respecter des règles de métier à l'évidence malmenées, répond Jean-Paul Bouchet, mais aussi des considérations éthiques essentielles qui amènent à juger qu'on ne peut pas ne rien faire face à quelque chose qu'on estime inacceptable. Il peut s'agir de dénoncer un cas de harcèlement sexuel, une pratique de favoritisme dans un marché public, des cas de corruption, des images pédopornographiques trouvées en réparant un disque dur, etc. "Au nom de la subordination, tout ne peut être permis. Il ne saurait y avoir de loyauté aveugle, d'alignement béat sur des injonctions dont les conséquences portent atteinte à la dignité ou à l'intégrité des salariés, à la pérennité de l'entreprise, à l'intérêt général. La responsabilité du manager est aussi celle de dire non en certaines circonstances", est-il écrit dans "Oser l'alerte". Une façon pour la CFDT cadres, à l'origine du livre, de dire, en quelque sorte : salariés et cadres, même combat...

 

Pas facile d'être lanceur d'alerte dans un CE !
Attributions de voyages gratuits à certains membres issus d'un même syndicat, irrégularités du calcul du quotient familial pour avantager certaines personnes, activité commerciale menée par un élu pour son propre compte avec les moyens du CE, etc. : dans ce cas rapporté dans le livre "Oser l'alerte", la gestion du comité d'entreprise est à l'origine de l'action comme lanceur d'alerte d'un délégué du syndicat majoritaire qui gère le CE. Indigné par de telles pratiques, il alerte, éléments à l'appui, le président du CE, c'est à dire l'employeur, puis, devant l'absence de toute réaction, un délégué syndical d'une autre organisation. Résultat : le lanceur d'alerte est stigmatisé, accusé d'être alcoolique ou d'agir par vengeance, et il n'est pas davantage soutenu par la direction qui préfère étouffer l'affaire, l'entreprise finissant même par inviter ce salarié proche de la retraite à ne plus venir travailler ! C'est le délégué syndical de l'autre organisation qui va donc prendre le relais comme lanceur d'alerte, dans un contexte marqué par l'opacité. Il y a eu quelques erreurs et tout a été régularisé, lui répondent le secrétaire comme le président du CE. Circulez, il n'y a rien à voir...

 

(*) Au niveau européen, une nouvelle directive sur la protection des lanceurs d'alerte est en préparation, texte qui pourrait contrebalancer la directive sur le secret des affaires (voir le texte de la commission ici). Le projet vise notamment à interdire toute représailles envers un lanceur d'alerte.

(**) La définition du lanceur d'alerte donnée par la loi Sapin de 2016 est la suivante :

"Un lanceur d'alerte est une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d 'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l'intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance. Les faits, informations ou documents, quel que soit leur forme ou leur support, couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client sont exclus du régime de l'alerte défini par le présent chapitre".

(***) "Oser l'alerte ! Sortir su silence au travail ?", Marie-Noëlle Auberger et Jean-Paul Bouchet, Editions de l'Atelier, 2018. 175 pages, 15€. Le livre retrace l'émergence de la notion de lanceur d'alerte, expose les dispositifs juridiques, donne le récit de plusieurs salariés ayant dénoncé des situations dans leur entreprise ou leur service public et délivre quelques conseils pour une approche syndicale en entreprise. Des témoignages supplémentaires à ceux du livre peuvent être lus sur le blog suivant : www.gestion-attentive.com/alerteauquotidien

(****) La CFDT Cadres a mis en place un service baptisé "DilemPro" destiné aux cadres confrontés à un dilemme professionnel et/ou éthique. Il s'agit d'un numéro qu'un cadre peut joindre pour obtenir un entretien, téléphonique ou physique, avec un référent syndical à même de le conseiller et l'orienter.

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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