Mai 68, quels résultats ? [2/5]

Mai 68, quels résultats ? [2/5]

24.04.2018

Représentants du personnel

C'est à la suite de Mai 68 et des accords de Grenelle que sont concédées des augmentations de salaire et que la loi reconnaît la section syndicale et donne un crédit d'heures au délégué syndical. On peut aussi penser que Mai 68 n'est pas étranger aux évolutions juridiques favorables pour les représentants des salariés et au renforcement des prérogatives du comité d'entreprise.

Nous avons vu dans notre premier article l'importance du mouvement social qui s'est emparé de la France en mai et juin 1968, au point de bloquer le pays pendant plus d'un mois. Examinons dans se second volet ce qu'a produit ce mouvement social. Il s'agit d'une question très souvent débattue voire disputée, certains éditorialistes, essayistes et responsables politiques fustigeant "l'esprit de 68". Ce mouvement serait, à leurs yeux, à l'origine d'une individualisation et d'un égoïsme croissants, d'une perte définitive de la notion d'autorité, etc. Il est aussi frappant de constater qu'existe toujours en France en 2018 un débat sur le moyen le plus efficace d'obtenir des avancées pour les salariés. Alors que la CGT et Solidaires voient dans la grève des cheminots contre la réforme de la SNCF la possibilité d'une "convergence des luttes" afin de faire reculer le gouvernement en imposant un rapport de forces national, Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, estime au contraire que cette "convergence des luttes", qui mêle des sujets très différents, ne permet pas d'apporter aux salariés des avancées concrètes.

Il y a 50 ans, 1968 n'a pas produit que des barricades ou un blocage de la production, mais aussi quelques résultats pour les salariés. Pour les évaluer, il faut regarder le contenu des accords de Grenelle, discutés du 25 au 27 mai 1968, le gouvernement cherchant à sortir le pays de son blocage par un compromis négocié (1). Il ne s'agit d'ailleurs pas, à proprement parler, d'accords, car il n'y a pas eu de signature de texte, mais plutôt d'un projet de protocole, un constat de compromis.

Des augmentations de salaire

Même s'il s'agit de mesures matérielles qui sont donc bien en deçà des aspirations formulées qui visent un large changement sociétal, ce qui explique entre autres raisons que la grève n'ait pas cessé immédiatement à leur suite, les "avancées" contenues dans les accords de Grenelle ne sont pas négligeables.

 

 Grenelle, c'est une hausse de 35% du salaire minimum, le paiement de la moitié des journées de grève
 AFP / Les négociations de Grenelle, en Mai 68

 

Il y a une hausse de 35% du salaire minimum garanti, une hausse de 10% des salaires (7% en juin et 3% en octobre), un engagement de retour aux 40 heures de travail hebdomadaire, une révision des conventions collectives, le paiement de la moitié des jours de grève, et la reconnaissance de la section syndicale d'entreprise, reconnaissance qui sera inscrite dans la loi du 27 décembre 1968.

Cette loi et son décret du 30 décembre 1968 donnent aux syndicats le droit :

  • de créer dans l'entreprise une section syndicale;
  • de désigner un ou plusieurs délégués syndicaux (DS) selon le nombre de salariés (1 DS par section de 50 à 1 000, 2 par section de 1 000 à 3 000, 3 de 3 000 à 6 000 et 4 au-delà);
  • d'utiliser, pour le DS, un crédit d'heures (10 heures/mois de 150 à 300 salariés et 15h au-delà);
  • de collecter dans l'entreprise, en dehors du temps de travail, les cotisations syndicales;
  • de procéder à des affichages syndicaux sur des panneaux distincts de ceux du comité d'entreprise et des délégués du personnel;
  • de diffuser des tracts aux salariés, aux heures d'entrée et de sortie du travail;
  • de réunir une fois par mois, dans l'enceinte de l'entreprise, les adhérents de chaque section syndicale;
  • de bénéficier d'un local, dans les entreprises ou établissements d'au moins 200 salariés.

Dans la foulée de 1968, la 4e semaine de congés payés sera imposée par la loi du 16 mai 1969. Ce bilan sera parfois enrichi lors des accords de fin de conflit, comme chez CNMP Bertier (Hispano Suiza) à Harfleur, près du Havre, où travaillent alors 600 à 700 salariés.

En janvier 68, j'étais payé 700 francs. En janvier 69, 1 000 francs 

 

 "1968 n'aurait servi à rien, disent certains. Franchement, je ne comprends pas. Nous avons repris le travail en chantant, nous", nous raconte François Auvray, à l'époque secrétaire du syndicat CGT. Et ce dernier d'expliquer, sur la foi de bulletins de salaire récemment retrouvés, que son salaire mensuel d'ouvrier qualifié est passé de 730 francs en janvier 68 à 1 000 francs en janvier 69. Et qu'en outre, les ouvriers ont obtenu le rattrapage des écarts salariaux dus aux abattements pratiqués alors en fonction des régions de travail et de l'âge des salariés, sans oublier une mensualisation des salaires lissant la rémunération.

La reconnaissance de la section syndicale

Concernant le droit syndical, l'acquis le plus fort, après des années de vaines revendications de la CFDT et de la CGT, concerne donc la reconnaissance de la section syndicale. Ce point relance, selon l'historien Jean-Pierre Le Crom, le débat sur la pluralité voire la complexité du système représentatif, qui aboutira 50 ans plus tard au CSE et au conseil d'entreprise des ordonnances Macron (2).

A l'époque, la loi de 1968 permet surtout de sortir d'une situation paradoxale dans laquelle le droit constitutionnel d'être syndiqué existait mais sans véritable garantie de l'exercer pleinement dans l'entreprise. La revendication ne fait d'ailleurs pas l'unanimité. FO n'est pas un farouche partisan de la reconnaissance de la section syndicale, car le syndicat né de la scission avec la CGT en 1947, par ailleurs moins représenté dans le privé et très attaché aux branches, craint l'émergence d'un droit conventionnel dans l'entreprise, une évolution qui semble désormais consacrée par la loi Travail et les ordonnances Macron. A l'inverse, certains parlementaires voient alors dans la section syndicale, "arrimée à l'entreprise", un instrument "de paix sociale".

 

Nous avons pu réunir des militants à l'intérieur de l'entreprise, distribuer des tracts 
 AFP/ L'usine Citroën de Balard à Paris, occupée par les ouvriers

 

Mai 68 booste en tout cas les syndicats. La CFDT gagne 25% d'adhérents (+100 000) et la CGT pas moins de 450 000. A l'usine Renault de Sandouville, "nous avons été jusqu'à 1 500 syndiqués CGT suite à 68", nous raconte Claude Noël, qui était alors, à 25 ans, secrétaire du comité d'entreprise. La légalisation de la section syndicale change la donne dans certaines entreprises. "Nous sommes passés de syndicats simplement reconnus au niveau national à des sections reconnues dans l'entreprise. Nous pouvions réunir les militants dans l'entreprise, et organiser des distributions de tracts. Avant, nous étions des salariés protégés mais avec une cible dans le dos", nous rappelle François Auvray, alors secrétaire du syndicat CGT de CNMP Bertier (Hispano Suiza) à Harfleur, près du Havre.

Il s'avère toutefois impossible de donner une estimation de la croissance des sections syndicales après mai 1968 dans les entreprises (3). Selon une enquête du ministère des Affaires sociales en 1972, il existe au moins une section syndicale dans 11 655 entreprises, sur un total alors de 33 000 sociétés, mais les trois quarts des entreprises de 50 à 149 salariés en sont dépourvues.

La section syndicale est reconnue. Mais la négociation d'entreprise ne décolle vraiment qu'à partir des années 80

 

"Les sections existaient déjà dans certaines sociétés mais la loi leur a donné une reconnaissance légale. Que s'est-il produit dans les autres entreprises ? C'est difficile à dire. N'oublions pas que sur un plan légal, la section syndicale vise à négocier les accords d'entreprise. Or il faudra attendre les années 80 et les lois Auroux pour voir la négociation d'entreprise se développer véritablement", nous répond Jean-Pierre Le Crom, qui ajoute également que, s'il est réel, le renforcement syndical s'est aussi accompagné dès les années 60 d'un important cumul des mandats.

Pour Sophie Béroud, le changement est toutefois net : "Dans les années 70, les sections syndicales ou les syndicats d'entreprise deviennent plus nombreux. Les adhérents sont sollicités de façon régulière dans le cadre de la collecte des cotisations. Ils sont amenés à s'investir dans différentes activités comme les collages ou les tractages (...) Les droits obtenus favorisent aussi l'extension de la représentation syndicale dans des entreprises de taille plus réduite et dans des secteurs très peu organisés, comme le commerce" (4).

Mais Mai 68 a d'autres conséquences que les seules retombées de Grenelle. On peut penser que ce mouvement social n'est pas étranger au renforcement des droits des élus du personnel et aux prérogatives du CE qui interviennent dans les années suivantes (lire ci-dessous notre encadré).

 

Davantage de CE grâce à mai 1968 ?

L'historien Jean-Pierre Le Crom a souligné dans son livre, L'introuvable démocratie salariale (1890-2002), la forte croissance du nombre de CE dans les années soixante : le nombre de comités d'établissement progresse de +22% en 1966, de +40% en 1967, de +26% en 1968, de +55% en 1969. Avec plus de 18 000 comités en 1972, le CE devient dans les grandes entreprises "le pivot de la vie sociale".

Mai 68, avec son aspiration des salariés à participer aux décisions de leur entreprise, ne serait toutefois qu'une des explications à cette évolution. Celle-ci serait surtout due à deux dispositions légales, concernant la participation et la formation. Explication de Jean-Pierre Le Crom : "Avec l'ordonnance de 1967 sur la participation et l'intéressement, les entreprises ont besoin d'un CE pour pouvoir signer un accord d'intéressement et ne pas perdre les avantages fiscaux qui y sont liés. Quant à la loi de 1971 sur la formation, elle prévoit une majoration de 50% de l'obligation de formation pour les entreprises dans l'incapacité de justifier par un constat de carence l'absence de délibération du comité sur la formation. De nombreux employeurs sont donc allés voir de "bons" employés ou ouvriers pour leur suggérer de se présenter. Une étude du ministère du Travail menée dans plusieurs région, et qui n'a jamais été publiée, indiquait en 1974 que, selon les inspections du travail,  51,9% des CE n'avaient qu'une existence formelle, 38,7% ayant une activité satisfaisante et 9,3% une activité très satisfaisante".

Selon cette étude, sur 2 662 CE, 1 100 étaient régulièrement informés (où l'on voit que les problèmes d'absence ou de qualité de la BDES s'inscrivent donc dans une certaine tradition de refus de la transparence côté employeurs !) et la moitié auraient une activité sociale, 24% une activité sportive et 18% une activité culturelle, 10% des CE ayant une commission formation. Pour autant, Jean-Pierre Le Crom insiste sur le progressif renforcement législatif du CE : "En matière d'emploi, de formation, de conditions de travail ou d'intéressent, il n'y a plus guère de décision du chef d'entreprise, à la fin des années 70, qui ne puisse pas être prise sans que le CE ait donné son avis" (1).

 

En effet, tout se passe dans les années 70 comme si le pouvoir judiciaire tenait compte du climat social, poussé en cela par l'activisme juridique syndical, notamment celui de la CFDT, pour faire évoluer la jurisprudence de façon positive pour les élus du personnel.

Etablissements distincts et protection des salariés élus

Le tribunal d'instance du 15e arrondissement de Paris ordonne ainsi dès juillet 1968 à Citroën, qui possède alors des usines en plein Paris, de procéder à des élections professionnelles sur la base de plusieurs établissements distincts, souligne, vingt ans plus tard, Jean-Paul Murcier. Pour ce dernier, qui était en 1968 responsable juridique de la CFDT, "c'était amorcer un contrôle judiciaire sur la notion d'établissement distinct qui, jusque là, relevait du seul pouvoir de direction de l'employeur" (5). La Cour de cassation s'emploiera dans les années suivantes à reconnaître des établissements distincts non souhaités par les employeurs (Ndlr : notons que sur ce point les ordonnances Macron rétablissent un pouvoir plus fort de l'employeur), ce qui favorise la mise en place de délégués du personnel et de comités d'établissement.

 

 A l'usine Renault de Cléon, la direction a perdu le référendum et a dû accepter l'embauche de tous les jeunes sous contrat provisoire
 AFP / Occupatoin de l'usine de Renault Cléon (Seine Maritime)

 

C'est également après 68 que la jurisprudence va dans le sens d'une protection accrue des élus du personnel et des candidats. Citons quelques exemples. L'arrêt Mahut du 27 octobre 1972 établit que le licenciement d'un candidat aux élections peut constituer un délit d'entrave.  L'arrêt Perrier de la Cour de cassation du 21 juin 1974 reconnaît "une protection exceptionnelle et exorbitante du droit commun" aux salariés investis de fonctions représentatives. La décision Safer d'Avergne du Conseil d'Etat du 5 mai 1976 invalide l'autorisation ministérielle au licenciement d'un salarié ayant été délégué du personnel 6 mois avant.

Par ailleurs, le climat social est parfois définitivement modifié par Mai 68. Jacky Maussion, qui avait 21 ans en 68 et qui était ouvrier et syndiqué CGT à Renault-Cléon (Seine-Maritime), raconte ainsi que sa direction est contrainte d'ouvrir des négociations après avoir organisé un référendum lors duquel les salariés se prononcent contre la reprise du travail : "Nous avons obtenu, outre une augmentation substantielle des salaires, une réduction du temps de travail et l'embauche de tous les jeunes sous contrat provisoire. La direction aura quelques difficultés, ensuite, à retrouver une autorité. La veille des vacances, on défilait joyeusement dans les ateliers. Rien ne pourrait être plus jamais comme avant". (6)

Pourtant, en dépit de ce bilan et de ses conséquences, reste parfois le sentiment d'un mouvement social inutile ou dépourvu d'avancées. Comment l'expliquer ? C'est l'objet de notre prochain article. A suivre...

 

Grenelle vu par l'écrivain Annie Ernaux

"On ne s'avisait pas qu'il n'émergait aucun leader ouvrier. Avec leur air paterne, les dirigeants du PC et des syndicats continuaient à déterminer les besoins et les volontés. Ils se précipitaient pour négocier avec le gouvernement -qui ne bougeait pourtant presque plus- comme s'il n'y avait rien de mieux à obtenir que l'augmentation du pouvoir d'achat et l'avancée de l'âge de la retraite. En les regardant au sortir de Grenelle articuler pompeusement, avec des mots qu'on avait déjà oubliés depuis trois semaines, les "mesures" auxquelles le pouvoir avait "consenti", on se sentait refroidis".

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008.

 

Prochain article : Mai 68, pourquoi un tel sentiment d"échec ?

 

(1) Les discussions réunissent le gouvernement (Georges Pompidou, le Premier ministre, le ministre aux Affaires sociales Jean-Michel Jeanneney, le secrétaire d'Etat chargé de l'emploi Jacques Chirac, le conseiller de Matignon aux affaires sociales Edouard Balladur), les syndicats (pour la CGT, notamment : Benoit Frachon, Georges Séguy, Henri Krasucki, etc. Pour la CFDT : Eugène Descamps, René Bonéty, Jean Maire, etc. Pour FO : André Bergeron, Roger Louet, etc. Pour la CFTC : Joseph Sauty, Jacques Tessier, etc. Pour la CGC : André Materre, Roger Millot, etc. Pour la FEN : James Marangé, etc.) et le patronat (pour le CNPF : Paul Huvelin, Marcel Petiet, Jacques Ferry, etc. Pour les PME : Daniel Gauban, Gustave Deleau, etc.). Voir ici les images de l'INA sur l'événement. Depuis, "Grenelle" a souvent été accommodé à toutes les sauces, comme si tout problème ou blocage pouvait être résolu en réunissant les acteurs du conflit ou protagonistes d'un enjeu.

(2) Jean-Pierre Le Crom, L'introuvable démocratie salariale (1890-2002), Editions Syllepse, juillet 2003.

(3) Estimations de Xavier Vigna in Histoire des ouvriers en France au XX° siècle, Perrin, 2012.

(4) in Changer le le monde, changer sa vie, enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, sous la direction d'Olivier Fillieule, Sophie Béroud, Camille Masclet et Isabelle Sommier, Actes Sud, 2018.

(5) Propos tenus lors d'un colloque de 2008 organisé par le groupe régional du comité d'histoire d'Ile-de-France, avec la participation du ministère du Travail.

(6) Témoignage cité dans le livre Mai 68 par celles et ceux qui l'ont vécu, Editions de l'Atelier, Médiapart, 2018. Ouvrage coordonné par Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Erik Neveu.

 

 

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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