Le débat public a été relancé autour d'une "grande Sécu", à la suite de fuites concernant un rapport en cours d'élaboration par le Haut conseil pour l'avenir de l'assurance maladie (HCAAM), un rapport qui contient aussi des propositions sur les accords de branche en matière de prévoyance. De quoi s'agit-il ? Nos explications.
A quelques mois de la présidentielle et des législatives, les spéculations vont bon train sur l'avenir de notre protection sociale, qui constitue aussi un marché financier considérable. L'enjeu politique est d'importance : d'une part, l'évolution politique des dernières années a consisté, au nom de l'emploi et du pouvoir d'achat, à faire basculer le financement de la protection sociale des cotisations sociales vers l'impôt (CSG notamment); d'autre part, la crise sanitaire a montré l'importance de la Sécu comme filet de sécurité. Ces spéculations ont été avivées par des fuites concernant un projet de rapport du Haut conseil pour l'assurance maladie, projet que nous avons pu consulter. Notre questions-réponses sur ce dossier.
C'est une instance de réflexion et de propositions créée en 2003. Son rôle : contribuer à une meilleure connaissance des enjeux, du fonctionnement et des évolutions envisageables des politiques d’assurance maladie. Le Haut conseil comprend 66 membres. Ils représentent les acteurs du champ de l'assurance maladie et de notre système de soins : organismes, institutions, syndicats, fédérations et associations. Le HCAAM peut choisir lui-même les sujets qu'il traite (on dit qu'il "s'autosaisit") mais il peut être aussi saisi par le gouvernement. C'est le cas ici : le ministre de la Santé a demandé au Haut Conseil un rapport pour la fin 2021 concernant l'articulation entre l'assurance maladie obligatoire et l'assurance maladie complémentaire. Il reste au moins deux réunions de travail au HCAAM pour boucler son rapport, qui n'en est donc qu'au stade de projet.
Le travail du Haut conseil coïncide avec une double mission confiée le 1er avril dernier par le gouvernement à l'inspection générale des finances (IGF) et à l'inspection des affaires sociales (IGAS) en vue d'un rapport au 1er semestre 2021 (sic). Les ministres de la Santé, des Comptes publics et secrétaire d'Etat chargé des Retraites demandent aux deux inspections générales de préparer un diagnostic et une réflexion en vue de la négociation des conventions d'objectifs et de gestion qui lient l'Etat aux caisses nationales du régime général de la Sécurité sociale. En effet, les conventions de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) et de la branche accidents du travail et maladies professionnelles prennent fin le 31 décembre 2022.
Les points visés concernent "la relation usager" et "l'implantation territoriale", l’organisation du réseau, la stratégie immobilière, les systèmes informatiques, les ressources humaines. La lettre de mission évoque par exemple les pistes de "mutualisation" et les indicateurs de qualité et de performance. Tous ces sujets dépendent évidemment de l'organisation future de notre système de santé, sujet du rapport du Haut Conseil. De là à imaginer qu'il s'agit d'un tir groupé en vue de nourrir la campagne présidentielle...Disons que certains acteurs du secteur jugent que le tempo est mal choisi pour lancer une réflexion de fond sur ces sujets en pleine campagne présidentielle. En revanche, certains politiques le jugent particulièrement opportun. D'aucuns supposent aussi quelques arrières pensées politique dans cette initiative : repenser notre système de santé pour en faire un système de santé « universel pour tous », c'est-ce pas une façon de faire oublier qu’en matière de réforme des retraites (le grand big bang du quinquennat), le gouvernement a fait pschiiiiit ?!
Le constat de départ distribue bons et mauvais points. Un très bon point pour notre système de santé : il assure le reste à charge moyen des dépenses de santé "le plus faible des pays de l'OCDE". Bémol : notre système ne supprime pas les risques de restes à charge "importants" sur des soins essentiels (séjours hospitaliers), des restes à charge parfois imprévisibles. Ces restes à charge, ajoute le Haut Conseil, sont en outre élevés pour les risques plus lourds liés à l’incapacité temporaire (indemnités journalières et leurs compléments), l’invalidité, le décès ou encore le...chômage. Pour le Haut Conseil, la prévoyance, domaine des partenaires sociaux, ne s’est pas développée à la hauteur des enjeux qu’elle porte, à savoir "couvrir des sinistres très coûteux qui peuvent plonger le salarié, comme sa famille, dans des situations de vulnérabilité, voire dans certains cas de forte précarité".
Un très mauvais point : "Le système actuel est devenu illisible" et "coûteux", avec "des frais d’administration se situant au deuxième rang après les Etats-Unis". En 2019, les charges de gestion ont représenté 6,9 milliards d'euros pour l'AMO (assurance maladie obligatoire) et 7,6 milliards pour l'AMC (assurance maladie complémentaire), d'où la mission confiée aux inspections des finances et des affaires sociales (voir plus haut).
► N'oublions pas que l’AMC collectent les cotisations (ce qui peut expliquer des frais de gestion plus lourds même s’ils sont, il est vrai, très élevés) et que l’AMO n’en collecte pas, c’est l’Urssaf qui le fait et qui assume donc les frais de gestion y afférent.
Le rapport cible clairement ici les régimes complémentaires, qui forment un système jugé onéreux, inégal et complexe : "Conçues au départ comme un espace de liberté, les couvertures complémentaires se sont trouvées prises dans une dynamique de généralisation et d’hyper-réglementation. En outre, la généralisation s’est opérée de manière segmentée, et il en résulte des disparités qui n’ont pas forcément été voulues, interrogeant notamment la soutenabilité à l’avenir des cotisations des personnes âgées pour leur complémentaire".
Enfin, le rapport établit 4 scénarios.
1er scénario : améliorer le système sans changer son organisation.
Il s'agit d'améliorer la couverture par l’Assurance maladie obligatoire "en proposant des règles plus simples, plus justes et permettant une meilleure allocation des remboursements entre les assurés sociaux de manière à renforcer les solidarités entre malades et bien portants". Cela passe par une baisse des primes d'assurance complémentaires pour les plus âgés. Sur l'assurance complémentaire, ce scénario entend "lisser certaines différences liées au statut d’emploi, améliorer la situation des actifs les plus précaires ou à remettre à plat les subventions publiques et prélèvements obligatoires associés aux complémentaires santé".

Dans le détail, par exemple, le Haut conseil envisage de supprimer (article 4 de la loi Évin) "l’obligation faite à l’organisme assureur de maintenir les garanties collectives dans un contrat nouvellement conclu avec le sortant du groupe pour la remplacer par une obligation de proposer à toute personne sortant de l’entreprise un contrat responsable « sortie de groupe » à des conditions tarifaires avantageuses (de type contrat de sortie à tarif réglementé, tel celui adopté pour la couverture complémentaire santé solidaire)".
Pour les salariés ne bénéficiant pas d'une couverture collective, l'employeur devrait prendre en charge "une obligation de cofinancement d’une couverture santé individuelle" sous la forme d'un "versement santé" dont le mode actuel de calcul pourrait être révisé "pour mieux tenir compte des réalités tarifaires du marché".
2e scénario : extension du champ d’intervention de la Sécurité sociale
C'est un véritable séisme qui est envisagé ici. La Sécurité sociale généraliserait à l'ensemble des patients et des dépenses de santé le système de prise en charge existant pour les affections de longue durée (ALD). Les tickets modérateurs seraient donc supprimés et les frais d’hospitalisation, le forfait de 24 euros, le forfait journalier hospitalier et le futur forfait de passage aux urgences de 18 euros seraient pris en charge par la sécurité sociale...
Ce système permettrait, selon ses promoteurs :
- un financement plus équitable (les primes d'assurance complémentaire seraient remplacées par des contributions tenant compte des revenus des personnes);
- un accès plus égalitaire aux soins en offrant à tous une couverture à 100% (moins de renoncements aux soins);
- une augmentation du pouvoir d'achat grâce aux moindres charges de gestion des complémentaires;
- un meilleur système de rémunération des professionnels de santé.
► Pour ses détracteurs, au contraire, ces changements représenteraient un alourdissement de la fiscalité via la CSG (avec un effort contributif reposant sur une petite partie des ménages) tout en n'empêchant pas les plus aisés d'opter pour un régime assurantiel, avec le risque d'un système encore plus inéquitable.
Corollaire de ces évolutions, la gouvernance de cette super Sécu devrait davantage associer les usagers.

Budgétairement, cela suppose de traiter la question des dépassements aux d'honoraires, insupportables dans ce système, sauf à les confier aux complémentaires. Ces dernières verraient donc leur champ d'action se rétrécir "aux dépenses hors du panier couvert par la sécurité sociale et aux dépassements restants après la remise à plat des rémunérations". Ce changement radical pourrait entraîner un possible plan social dans le monde de la mutualité et de l'assurance. A ce sujet, le Haut Conseil envisage plusieurs options : "le reclassement interne par l’organisme concerné, la reprise volontaire par les organismes de sécurité sociale (même sans obligation juridique de reprise des contrats de travail), l’indemnisation et l’accompagnement des salariés en vue de leur reconversion et de la reprise d’un emploi".
Mais comment financer les 19 à 22 milliards d'euros entraînés par l'extension du régime général, extension qui, nous dit-on, profiterait à toutes les classes d'âge ? Le Haut conseil table sur les économies de gestion générées par la simplification du système (ndlr : un pari sur l'avenir sachant que ce type d'opérations peut aussi engendrer des coûts pour la mener à bien), par le recours aux cotisations patronales "d'autant que disparaîtrait la participation des employeurs au financement des primes d’Assurance maladie complémentaire), par la mobilisation de la CSG et par d'autres ressources type TVA et taxes. Ce scénario pose aussi la question de la gouvernance d'un tel pilotage par l'Etat.
3e scénario : une assurance complémentaire obligatoire, universelle et mutualisée
A l'inverse du scénario précédent, il s'agit ici de pousser à fond le principe des complémentaires, "en l’étendant aux quelques millions de Français qui n’en bénéficient pas encore". Les contrats seraient davantage normalisés et leurs garanties étendues. Pour cela, le projet de rapport suggère de recourir au SIEG, service d'intérêt économique général. La complémentaire santé resterait une activité marchande "mais les opérateurs interviendraient désormais dans le cadre d’une mission qui leur serait confiée par l’Etat". Le panier de soins serait encadré par les pouvoirs publics, qui définiraient aussi un système de péréquation financière entre les acteurs, et l'employeur continuerait à être redevable de l’obligation de prendre en charge le coût de la couverture complémentaire à au moins 50 %.
Mais ce scénario comporte un risque, celui de voir requalifier les primes d'assurance en prélèvements obligatoires
4e scénario : décroisement entre les domaines d’intervention de l’assurance maladie obligatoire et des assurances complémentaires
Ici, l’hypothèse consiste à clarifier les rôles de l'assurance maladie obligatoire des complémentaires. De quelle façon ? "Les soins qui sont aujourd’hui pris en charge de manière majoritaire par les assureurs privés sortiraient du panier de soins public : l’optique, les soins et prothèses dentaires, les audioprothèses, les médicaments à SMR faible ou modéré… En ce qui concerne les médicaments, la notion de taux de remboursement deviendrait obsolète, et la régulation par la sécurité sociale passerait par la définition de la liste de médicaments qu’elle prend en charge. Tous les soins du panier remboursable actuel qui resteraient dans le panier public seraient alors remboursés à 100 % sur la base des tarifs de responsabilité avec suppression de l’ensemble des copaiements actuels", peut-on lire dans le projet.
Les assurés seraient libres de s'assurer ou non.
Sur le thème de la prévoyance, le projet de rapport formule des recommandations concernant la négociation collective de branche. Un peu comme s'il s'agissait, indépendamment des scénarios développés plus haut, d'avancer des pistes pratiques montrant que des choses peuvent bouger même dans le cadre actuel. Ces recommandations sont les suivantes :
- imposer aux négociateurs de branche de négocier nécessairement sur les situations invalidantes "lato sensu, c’est-à-dire les situations de santé qui menacent le maintien en emploi";
- imposer une obligation de financement subsidiaire que les employeurs devraient assumer seuls à défaut d’accord de branche consacré à la prévoyance;
- rendre lisibles et effectives les garanties dans les contrats de prévoyance, y compris via des outils contraignants type nomenclatures, cahiers des charges ou procédés de labellisation des contrats;
- développer des mécanismes de solidarité professionnelle dans les accords de branche sur la prévoyance, etc.
Il est trop tard pour intégrer tout ou partie de ces changements, parfois considérables, dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2022, actuellement voté au Parlement. Et l'on voit mal une réforme de cette nature être initiée début 2022, alors que le Parlement n'aura plus de créneau législatif et que les temps politiques seront marqués par la campagne. Mais justement, le contenu de ce rapport peut servir à alimenter les projets en lice pour l'élection présidentielle, à commencer par celui de l'actuel locataire de l'Elysée, s'il est candidat à un nouveau mandat. Cette possibilité, avivée par la forme du rapport, irrite d'ailleurs certains membres du Haut conseil. Plutôt que des scénarios, ils auraient préféré que le Haut conseil se livre à un état des lieux complet assorti d'éventuelles préconisations mais la période, soulignent-ils, ne favorise pas un tel travail transpartisan. En outre, de nombreux observateurs soulignent que ces projets étatiques de "Super Sécu" ne règlent en rien les problèmes réels d'accès aux soins de notre système de santé.

Les mutuelles et assurances privées sont également montées rapidement au créneau pour défendre leur place et leur rôle dans le système actuel de santé. Parfois appuyées par les organisations syndicales, elles ont tout à la fois contesté le chiffrage de certains coûts, souligné le point fort de notre système (un faible reste à charge pour les citoyens) et avancé son caractère démocratique. Fort de 12 millions d'assurés via les institutions de prévoyance qu'il fédère, le Centre technique des institutions de prévoyance (CTIP) a déploré que tous les scénarios du Haut conseil "convergent vers un affaiblissement du dialogue social et du contrat colectif", l'organisme appelant à une approche associant l'ensemble des acteurs". Dans son 14e baromètre de la prévoyance fait avec le Credoc (1), le CTIP a également souligné "le fort attachement des uns et des autres à la couverture complémentaire collective (...), le taux d’équipement très élevé en prévoyance, le rôle essentiel des accords de branches ainsi qu’un intérêt marqué pour les solutions sur-mesure : aide aux aidants, nouveaux services, etc".
Assureurs et mutuelles ont aussi commencé à agiter la menace de milliers d'emplois supprimés dans le secteur. Plane également sur ce dossier le précédent de l'assurance chômage, un régime géré par les partenaires sociaux mais que l'exécutif a décidé de réformer en imposant ses choix, une forme d'étatisation décidé au grand dam des partenaires sociaux et notamment des organisations syndicales. Plane aussi l'ombre de la réforme ambitieuse des retraites. La création d'un système à points paraît, dans l'esprit d'Emmanuel Macron, avoir fait place, pour le prochain quinquennat s'il était réélu, à une simple mesure d'âge ou du moins à une réforme moins ambitieuse. De quoi donner un espace, pendant la campagne présidentielle, à la présentation d'un nouveau projet ambitieux, cette fois sur le terrain de la santé ? A suivre !
(1) Enquête menée tous les 2 ans auprès d'un échantillon représentatif de 1 000 entreprises et 1 000 salariés.