Voilà des éléments de nature à animer les débats de la campagne présidentielle de 2022 : si la France a bien résisté à la crise sanitaire et affiche de bonnes statistiques en matière d'emploi, en revanche, le pays a connu un nouveau record de son déficit commercial, ce qui interroge sur une possible "réindustrialisation" française.
Les derniers chiffres de l'emploi seront sans nul doute utilisés par Emmanuel Macron à l'appui de sa future candidature. En mobilisant l'activité partielle et en soutenant les entreprises par une vaste politique d'aides puis par un plan de relance, et ce au prix d'un endettement important (1), la France, dira-t-il en substance, a consolidé l'emploi malgré la crise sanitaire. Fin 2021, l’emploi salarié privé a dépassé de 1,5% -ce qui représente environ 300 000 emplois supplémentaires- son niveau de fin 2019, soit celui de la période précédant la crise sanitaire.
Même s'il faut tempérer cette baisse au regard de l'ensemble des personnes en situation de chômage (2), l'exécutif mettra ce résultat au crédit des choix politiques faits dès 2017. On pense ici aux ordonnances ayant réformé le code du travail, via la simplification des instances représentatives du personnel, le barème obligatoire de dommages et intérêts en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse ou encore le nouvel accord de ruptures conventionnelles collectives et le nouvel accord de performance collective (APC), très utilisé par les PME.
Cette politique de flexibilité, dont témoigne encore la réforme de l'assurance chômage visant à accroître la pression sur les demandeurs d'emploi, aurait donc porté ses fruits. Les employeurs n'auraient plus peur d'embaucher, a ainsi soutenu, dans une tribune au quotidien Les Echos, la cheville ouvrière de ces ordonnances, Antoine Foucher. L'ancien directeur de cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud s'est félicité au passage de l'intérêt des investisseurs internationaux pour la France (3).
Ce plaidoyer trouve ses contradicteurs à gauche, plusieurs candidats (J-L. Mélenchon, Y. Jadot, A. Hidalgo, F. Roussel) appelant de leurs voeux le rétablissement de la hiérarchie des normes (un accord d'entreprise ne pourrait être que plus favorable qu'un accord de branche) voire le retour de l'instance du CHSCT, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Ces voix là peuvent trouver dans le scandale récent d'Orpea, où l'on a vu qu'une entreprise nationale employant 12 000 salariés dans 220 établissements pouvait se contenter d'un CSE et d'une commission santé sécurité et conditions de travail uniques, matière à prouver l'utilité d'instances proches des salariés.
Mais ce sont peut-être d'autres statistiques qui interrogent quant à la véritable situation économique de notre pays, malgré le spectaculaire +7% du PIB l'an dernier (après -8% en 2020). En 2021, la balance commerciale de la France a affiché un déficit record de 84,7 milliards d'euros, contre 64,2 milliards en 2020 (voir le bilan des douanes).
L'énergie a sa part dans ce déficit croissant (avec une part du déficit ayant passé de 25,2 milliards d’euros en 2020 à 43,1 milliards en 2021) mais elle n'en est pas la seule explication. Ainsi, malgré le rebond en 2021 des exportations de produits manufacturés (+14,8 %), celles-ci demeurent 4% en dessous de leur niveau de 2019, alors même que chez nos voisins, le phénomène est inverse : les exportations dépassent leur niveau de 2019, de 2,5 points en Allemagne, 6,9 points en Italie et 8,8 points en Espagne. Autrement dit, la France continue de perdre des parts de marché à l'international.
Légende : évolution du solde commercial (différence entre exportations et importations) par grand secteur d'activité. Source ; bilan des douanes, 8 février 2022.
A l'heure où chacun y va de sa volonté de "réindustrialiser" la France, et alors que l'Etat a lancé une politique d'aides à l'investissement qui fait suite aux coûteux dispositifs de baisses d'impôts et de cotisations sociales (on pense notamment au CICE et à la baisse des impôts de production), comment expliquer un tel déficit ? Pour le patronat et ses cercles (UIMM, Medef, Cercle des économistes, etc.), c'est la preuve qu'il faut encore baisser les impôts de production qui pénalisent selon eux les industriels en France.

Tous les économistes ne partagent pas ce constat. "Entre le CICE, le pacte de stabilité, la baisse des impôts de production et de l'impôt sur les sociétés, la France a consenti depuis 2013 près de 60 milliards d'euros d'allègements fiscaux et sociaux aux entreprises dans le but de redresser notre tissu productif. C'est un effort inédit, qui a permis d'améliorer la compétitivité coût de la France. Et pourtant, on ne voit pas de redressement sensible du secteur industriel", s'étonne ainsi, dans une interview aux Echos, l'économiste Mathieu Plane.
Et le directeur adjoint du département d'analyse et prévision de l'Office français des conjonctures économies (OFCE) d'ajouter : "Depuis la fin 2019, la France a créé 300.000 emplois en net, mais l'industrie en a détruit 40.000…On ne peut pas savoir ce qui se serait passé sans ces politiques fiscales. Elles ont peut-être permis de freiner le déclin et d'attirer certains investissements sur le territoire. Mais elles n'ont pas permis d'améliorer la balance commerciale de la France. Elles n'ont pas permis non plus le redressement productif du pays. Depuis la fin 2019, la France a créé 300.000 emplois en net, mais l'industrie en a détruit 40.000… Le PIB est revenu au-dessus de son niveau d'avant-crise mais la valeur ajoutée manufacturière est encore 5 % en dessous… La part de l'industrie continue à se rétrécir. Cela pose une question : ces politiques fiscales sont-elles adaptées à l'objectif de redressement productif du pays ?"
Cette interrogation sur l'efficacité d'une politique ciblée sur la baisse du coût du travail rejoint les doutes exprimés par d'autres experts au sujet des exonérations fiscales et sociales type CICE. Cette politique a du mal, notamment pour des raisons de validité juridique sur le plan constitutionnel, à ne viser que les entreprises exportatrices, celles concernées par la compétition économique internationale. Les aides arrosent donc de façon très large, y compris des secteurs non exposées à la concurrence internationale. Leur traçabilité est par ailleurs impossible, comme l'ont montré plusieurs tentatives de bilans du CICE (4), si bien qu'on ne peut exclure qu'une part de ces aides soit converti en salaires et rétrocessions aux actionnaires. Le magazine Alternatives économiques a d'ailleurs souligné qu'en 2020, l'ensemble des entreprises françaises ont dépensé "une fois et demie plus en dividendes qu'en investissements".

A ce sujet, certains estiment que le modèle allemand serait plus vertueux dans la mesure où une plus grande représentation des salariés au sein des conseils d'administration ou de surveillance des entreprises pousse en faveur de choix stratégiques plus faborables à l'emploi local qu'aux délocalisations, entre autres raisons aussi parce que l'économie allemande dispose de sièges sociaux plus proches des centres de production. C'est ce que soutient, en France, l'économiste Vincent Vicard (lire notre article) et les membres des Bernardins (lire notre interview d'Olivier Favereau). Mais cette thèse non seulement ne fait pas consensus en France mais notre cadre légal et nos pratiques sociales (centralisation et formalisation du dialogue social) s'en éloignent, avec des décisions stratégiques très peu partagées dans les entreprises avec les élus du personnnel.

La compétitivité industrielle serait d'autre part fonction du tissu existant dans un secteur donné entre un donneur d'ordres et ses sous-traitants, un tissu qu'une politique de délocalisations mettrait à mal et qu'on aurait aujourd'hui bien du mal à restaurer. Recréer ce tissu est le parti du plan France relance qui mise sur l'innovation. Un pari impossible à relever pour l'économiste Gilles Raveaud. Sur Twitter, ce professeur d'économie a versé un seau d'eau froide sur l'euphorie de certains discours : "L'industrie ne renaîtra pas en France, à cause de très nombreux facteurs : libre-échange avec des pays aux salaires inférieurs aux nôtres (Renault-Dacia en Roumanie), absence de secteurs de pointe (électronique, informatique, téléphonie), perte irrémédiable de savoirs-faire dans de nombreux secteurs, stratégies pensées à l'échelle mondiale par des groupes français qui n'ont rien à faire de l'avenir de la France (...)".
Enfin, la culture scientifique de la France laisserait toujours à désirer, comme en témoigne la tardive prise de conscience de l'actuel ministre de l'Education sur les effets de la réforme du bac...
L'autre versant sombre des statistiques du solde commercial négatif de la France ? Il montre que notre pays devient de plus en plus dépendant de la consommation de ses ménages, une consommation soutenue, là aussi, par les divers coups de pouce de l'exécutif (prime exceptionnelle de pouvoir d'achat, prime inflation, etc.). Problème : cette consommation servirait à acheter des biens et services produits à l'étranger, donc à creuser davantage encore notre balance commerciale.

C'est paradoxalement sa faiblesse industrielle qui a permis à la France de mieux rebondir en 2021, si l'on en croit Romaric Godin de Mediapart : "Si la France a fait mieux que ses voisins en 2021, ce n’est pas grâce à Bruno Le Maire ; c’est parce que sa croissance dépend moins de facteurs perturbés par la poursuite de la crise sanitaire. L’Allemagne a été frappée de plein fouet par la crise de la chaîne logistique mondiale qui s’est montrée incapable de répondre au rebond de la croissance. Très industrialisé, ce pays a dû faire face à un manque de fourniture, mais aussi à une demande chinoise en ralentissement. La même situation se retrouve pour l’Italie, également beaucoup plus industrialisée que la France, ou pour l’Espagne qui, de son côté, a été frappée de plein fouet par le recul du tourisme international. Pour une fois, la France a donc bénéficié de sa désindustrialisation. L’importance des services marchands dans son économie, eux-mêmes très sensibles à la demande intérieure, a permis un rebond rapide qui ignorait les désorganisations internationales. La préservation relative des revenus (qui n’a cependant pas sauvegardé ceux des plus pauvres) a donc permis immédiatement de relancer la consommation de ses services. Ainsi, sur deux ans au quatrième trimestre, on peut constater que la production de biens manufacturiers a baissé de 5,8 % tandis que la production de services marchands a progressé de 3,1 %".
En outre, les restrictions sanitaires, moins fortes en France en 2021 qu'en Allemagne, pourraient aussi avoir joué en faveur de notre pays.
L'avenir de la protection sociale
En période de campagne présidentielle et bientôt de législatives, cette situation devrait susciter des débats fournis. Cette politique d'allègements et de transferts des coûts (notamment vers la CSG et la TVA), assumée par la gauche du temps de Hollande et maintenant par la majorité LREM, peut-elle être poursuivie au risque de creuser notre endettement ? Si oui, avec quels effets espérés sur la compétitivité ? Avec quelle réciprocité éventuelle ? Et avec quel système de compensation pour financer notre sécurité sociale basée à l'origine sur les prélèvements assis sur le travail ? Si non, par quoi remplacer cette politique pour dynamiser notre tissu économique ? Vastes sujets ! Espérons que les candidats s'en emparent...
(1) Selon l'Insee, l'endettement de la France atteint 116,3% du produit intérieur brut.
(2) Au total, selon la Dares, fin 2021 la France compte 5,3 millions de demandeurs d'emploi (-6% sur un an). Au 4e trimestre, 708 100 personnes inscrites à Pôle emploi n'étaient pas tenues de rechercher un emploi car elles étaient non immédiatement disponibles (catégorie D, par ex : formation, contrat de sécurisation professionnelle, maladie), soit pourvues d'un emploi (catégorie E, par ex : création d'entreprise, contrat aidé).
(3) La France a enregistré 53 ouvertures d'usines contre 24 fermetures entre le 1er janvier et le 18 novembre 2021, selon le magazine L'Usine Nouvelle.
(4) L'existence d'un effet significatif du CICE sur l'investissement "demeure difficile à établir sur la période 2013-2015", peut-on lire dans le rapport 2018 du comité de suivi du CICE (lire notre article).