En prélude au colloque virtuel du 16 avril portant sur le droit du travail "chamboulé" par les mesures d'urgence sanitaire, nous vous proposons l'interview de l'un de ses organisateurs. Yann Leroy, professeur de droit privé à l'université, dirige l'institut régional du travail (IRT) de Nancy qui forme militants syndicaux, représentants du personnel et conseillers prud'hommes. Il s'exprime sur les récentes ordonnances, sur la formation des élus, le dialogue social et le CSE.
Un institut du travail -il en existe 10 en France dont 2 nationaux à Strasbourg et Paris et 8 régionaux dont celui de Nancy- est une composante de l'université. Ils ont été créés par des universitaires et des représentants syndicaux pour permettre aux cadres syndicaux de se former à l'université (1). Nous accueillons les militants syndicaux à l'occasion de la formation économique, sociale et syndicale, nous formons également les élus des CSE pour la dimension économique et la dimension santé au travail de leurs mandats et nous sommes également habilités à dispenser la formation continue des conseillers prud'hommes. A Nancy, nos sessions réunissent entre 10 et 20 stagiaires pendant 1 à 3 jours. Pour la formation syndicale, nous avons environ 25 à 30 stages par an, soit environ 400 stagiaires.
Nous avons reporté les stages qui devaient avoir lieu en mars et avril, mais il est probable que les universités ne rouvrent pas avant septembre. Nous permettra-t-on d'ouvrir avant septembre l'IRT, qui dépend de l'université, pour accueillir de petits effectifs en formation ? C'est encore trop pour le dire. Reste aussi à savoir si les salariés auront la possibilité de venir se former. Les employeurs ne vont-ils pas considérer, ce qui peut se comprendre, que la priorité sera la reprise de l'activité et pas la formation ? Pour l'instant, cela me semble compliqué de remettre la machine en route dès mai ou juin.
Un des instituts du travail a décidé en effet d'effectuer ses formations à distance. C'est peut-être une solution si le confinement se prolonge car il va devenir difficile de reprogrammer toutes les formations qui vont s'annuler, car elles vont bousculer celles qui sont déjà prévues. Le ministère du Travail permettra-t-il que ces formations à distance soient comptabilisées dans le cadre de la formation sociale, économique et syndicale afin que nous puissions utiliser les crédits alloués à ce titre ? C'est probable, mais cela reste à confirmer. D'autre part, je ne suis pas absolument certain que tous les stagiaires soient demandeurs de cette formule à distance. A la faculté de Mulhouse, où j'enseigne, les locaux ont été fermés très tôt du fait de l'épidémie, et je fais des cours à mes étudiants par visioconférence, et cela fonctionne plutôt bien, mais il ne s'agit pas de formation continue, c'est différent.
Dans le Grand Est, nous sommes un réseau de collègues travaillistes, professeurs d'université, maîtres de conférence, avocats, juristes d'entreprises, etc. Nous avons l'habitude d'organiser des colloques traditionnels autour de l'institut du travail, de la faculté de droit de Nancy, du labo de recherches qui regroupe les juristes de droit privé de Nancy et de Metz (l'institut François Gény), de l'institut d'administration des entreprises de Nancy. L'un de nous a lancé cette idée de colloque virtuel pour mettre à profit ce temps de confinement afin de réfléchir tous ensemble aux conséquences de cette épidémie sur le droit du travail, et le droit social plus largement.

Nous avons un programme d'interventions qui promet d'être très intéressant. Nous aborderons la question de la proportionnalité des mesures prises au nom de la sécurité et qui limitent les libertés fondamentales, les discriminations, le dialogue social, le droit de retrait, la notion de cas de force majeure, les risques de licenciements économiques, l'activité partielle, le contentieux prud'homal, sans oublier la question de savoir si le covid-19 peut être un risque professionnel. Les premières vidéos des intervenants de ce "colloque virtuel, confiné mais ouvert" seront en ligne à partir du jeudi 16 avril et disponibles pour toute personne qui souhaite en profiter, sur notre chaîne Youtube (2).
Prendre des dispositions exceptionnelles et temporaires pour faire face à cette crise sanitaire inédite peut, dans un premier temps, paraître tout à fait compréhensible. Il s'agit, on l'a vu, de permettre aux entreprises qui doivent continuer à fonctionner dans des secteurs jugés essentiels de faire travailler davantage les salariés, mais aussi de tenter de gérer la baisse d'activité des autres entreprises avec le recours massif à l'activité partielle, etc. Le droit du travail doit s'adapter à la situation, il y a une forme de logique. Mais quand on regarde un peu plus en détail, des éléments me semblent tout de même dangereux. Prenons les dérogations aux règles habituelles pour la durée du travail.

Aller jusqu'à 60 heures de travail par semaine, c'est quand même assez fort. La semaine de 60 heures, cela fait quand même assez longtemps qu'elle a été abandonnée. Cette disposition risque d'avoir des conséquences sur la santé physique et mentale des salariés qui seront exposés à ces durées de travail. Peut-être y avait-il d'autres moyens, moins nocifs pour la santé des salariés, à inventer pour s'adapter à la situation. J'entends bien que tout cela est encadré et limité à certains secteurs, mais qui ne sont d'ailleurs pas encore définis. Les secteurs essentiels, on peut les cibler dans un premier temps, mais pour qu'ils fonctionnent, encore faut-il que d'autres secteurs soient aussi en état de marche. Cela risque donc de faire boule de neige. Ouvrir ces dérogations à de nombreux secteurs me semble dangereux.
Il y a la nécessité d'un accord, de branche ou d'entreprise, pour les congés payés, et le caractère unilatéral pour la prise de RTT et des jours des comptes épargne temps. C'est quand même limité à 10 jours, cela me semble donc assez réduit. Mais d'un certain point de vue, cela laisse penser que les congés sont une forme de variable d'ajustement économique. On fait peser sur les salariés le risque que prend l'entreprise, risque que l'employeur doit assumer, c'est même le principe du contrat de travail.
La possibilité d'organiser des réunions en visio ou audioconférence ne pose pas de difficultés particulières (3). J'observe qu'il n'y a rien dans l'ordonnance qui traite des IRP sur la négociation collective. Mais finalement, peut-être n'était-ce pas utile puisque rien n'empêche de négocier et conclure un accord à distance.
Les dérogations sur le temps de travail dans les secteurs dits sensibles sont quand même prévues pour durer jusqu'au 31 décembre 2020. Cela reste temporaire, mais cela fait quand même 9 mois, ce qui a fait réagir les organisations syndicales. En outre, n'y aura-t-il pas une prolongation au-delà, pour des raisons cette fois économiques et non plus liées à l'urgence sanitaire ? Je ne veux pas faire de procès d'intention au gouvernement, mais le risque potentiel est que certaines mesures d'urgence soient pérennisées pour des raisons économiques. Cela ferait alors peser sur les salariés un effort sensible et non légitime s'il n'est pas partagé.
Si l'employeur impose ou modifie les dates de jours de repos, le CSE est informé sans délai, de même lorsque l'entreprise mettra en oeuvre les dérogations sur la durée du travail, le CSE devant rendre son avis dans un délai d'un mois. Mais les élus sont-ils vraiment si associés que cela à ces décisions, à la marche de l'entreprise ? Pas si sûr puisque leur avis pourra être rendu après que l'employeur a fait usage de cette faculté, donc, en réalité, sans consultation ! Et ce, alors même que les missions du CSE ne changent pas et que l'une d'elles consiste à veiller à la santé et la sécurité des salariés.
Avoir affaibli la représentation du personnel en réduisant le nombre d'élus, et notamment d'élus de proximité, paraît clairement ne pas être une bonne chose dans la situation actuelle. Ces trente dernières années, nous avons eu des réformes du droit du travail très orientées dans le sens de la flexibilisation et donc vers la réduction des droits des salariés, au nom de considérations économiques.

Cette tendance se heurte à la réalité. Aujourd'hui, c'est le risque sanitaire, demain ce peut être le risque environnemental, etc. Il est difficile de tenir un discours appelant à un effort collectif après avoir mené une politique de démantèlement des dispositifs de protection, notamment collectifs des salariés, qui font justement cruellement défaut dans ces moments de crise.
C'est une formule facile, suggérée par l'émotion de ce que nous vivons. Je crains que dans les mois qui suivront le retour à la normale, tout reparte comme avant. Pourquoi en irait-il autrement ? Nous avons déjà eu l'expérience de la crise économique et financière de 2008, mais aussi l'expérience des attentats où l'on nous disait déjà que plus jamais rien ne serait comme avant. On a vu il y a quelques jours des Etats se bagarrer pour récupérer des masques et des respirateurs ! La logique reste marchande, avec trop peu de solidarité. Peut-être cette période changera-t-elle certaines choses en élargissant par exemple le recours au télétravail ou à la visioconférence, mais de là à imaginer qu'on change de paradigme et de logique, je n'y crois pas trop.
Entre ceux qui ont la possibilité de télétravailler à l'abri de l'épidémie, et dont les dirigeants des entreprises font partie, et ceux qui doivent être en première ligne pour les besoins de la Nation, que ce soit à l'hôpital, dans la distribution ou l'agroalimentaire, et qui sont donc davantage exposés au risque, il y a deux situations très différentes. Promettre des primes à ceux qui s'exposent en travaillant et qui ont souvent des salaires faibles, cela revient à une forme de marchandisation de la santé. Cela ne peut que raviver des conflits sociaux antérieurs, comme celui touchant au manque de moyens à l'hôpital.
Les réformes de ces dernières années privilégient la négociation à la norme collective de la loi. Cette volonté atteint une forme ubuesque dans les TPE-PME pour lesquelles le législateur a inventé la négociation collective sans négociation.

Jusqu'à 19 salariés, en l'absence de délégué syndical et de CSE, c'est l'employeur qui élabore le projet d'accord qui est soumis, sans négociation préalable, au vote des salariés. C'est davantage une décision unilatérale ratifiée par les deux tiers des salariés qu'une négociation véritable. Je ne pense pas que ce soit la meilleure façon d'assurer l'équilibre du pouvoir et la réalité des négociations dans ces petites entreprises...Le risque de vouloir à tout prix une négociation pour générer des accords, c'est d'en arriver à étendre la logique substitutive en permettant à l'employeur de négocier avec d'autres que les délégués syndicaux, y compris lorsque ceux-ci existent dans l'entreprise, et donc d'écarter les organisations syndicales.
(1) Lire à ce propos notre interview du directeur de l'IRT d'Aix-Marseille, un institut qui a fêté ses 60 ans en novembre dernier (lire notre article).
(2) Les intervenants ne s'exprimeront pas en direct mais l'internaute aura accès à leurs interventions vidéo enregistrées. Une vingtaine d'intervenants, universitaires et praticiens, feront le point, "à chaud", sur différents aspects du droit du travail, de la sécurité sociale, de la protection sociale mais aussi en droit comparé à l'occasion de ce colloque virtuel. Voir ici la courte présentation vidéo de ce colloque, et voir ci-dessous en fichier joint le programme.
(3) Voir notre article sur l'ordonnance ainsi que le décret paru samedi 11 avril au Journal officiel.