"Obligation" de télétravail : qu'en disent les avocats ?

"Obligation" de télétravail : qu'en disent les avocats ?

04.11.2020

Avec le reconfinement, le gouvernement recommande aux entreprises de faire télétravailler tous les salariés dont les postes le permettent, cette règle figurant dans la nouvelle version du protocole sanitaire. Mais certaines sociétés ne le font pas. Quel est le droit applicable ? Que penser de cette situation ? Réponses de quatre avocats, deux côté CSE, deux côté employeur.

 

 

Côté CSE, l'analyse et le point de vue de
Bénédicte Rollin (JDS avocats)

 

 Le protocole sanitaire du gouvernement pour les entreprises n'a aucune valeur juridique
 

 

Pour l'avocate Bénédicte Rollin, de JDS avocats, cabinet qui assiste et conseille les représentants des salariés, les choses sont simples : "Le protocole sanitaire n'a aucune portée juridique contraignante". C'est ce qui ressort, note-t-elle, de l'ordonnance du 19 octobre 2020 rendue par le Conseil d'Etat, lequel a décidé que le protocole constituait "un ensemble de recommandations pour la déclinaison matérielle de l'obligation de sécurité de l'employeur dans le cadre de l'épidémie de Covid-19 en rappelant les obligations qui existent en vertu du code du travail".

Pour l'avocate, l'employeur "peut donc faire ce qu'il veut". Du reste, observe-t-elle, le protocole est assez flou : le télétravail est obligatoire quand c'est possible, l'employeur peut décider seul quels postes peuvent se prêter au télétravail (même si le ministère invite au dialogue social sur le sujet) et, en outre, des recommandations sont données sur l'organisation du travail lorsqu'il doit se faire sur site (gestion des flux, par exemple).

L'employeur prend néanmoins un risque à ne pas respecter le protocole

 

 

 

Néanmoins, l'employeur prend un risque s'il décide de faire venir les salariés dans les locaux de l'entreprise dès lors que leur travail peut se faire à domicile : "En cas de contamination d'un salarié, la responsabilité de l'entreprise pourrait être engagée". Sur l'employeur pèse en effet une obligation de sécurité, qu'il faut comprendre, soutient Bénédicte Rollin, comme une obligation de prévention. "Or le télétravail constitue une mesure de prévention des risques puisqu'il s'agit d'éviter l'exposition des salariés", raisonne l'avocate.

Un CSE pourrait ainsi demander à un tribunal judiciaire d'ordonner à un employeur de limiter le nombre de salariés travaillant sur site, sous peine d'une astreinte, et d'actualiser le document unique d'évaluation des risques. Les organisations syndicales pourraient demander des dommages et intérêts et des salariés pourraient aussi se tourner vers les prud'hommes avec une demande de réparation.

La question du télétravail doit être abordée en CSE

 

 

Aux yeux de l'avocate, une bonne façon d'anticiper tous ces conflits potentiels est de débattre en CSE de la question du télétravail. "Il est quand même dommage que le télétravail ne fasse pas l'objet d'un véritable cadrage national par une législation précise", glisse l'avocate dont le cabinet reçoit de multiples demandes d'élus au sujet de la prise en charge des frais liés au travail à domicile.

Un salarié qui souhaite exercer son droit de retrait ne peut pas le motiver seulement par l'absence de télétravail

 

 

 

 

Dernière question : un salarié peut-il exercer son droit de retrait au seul motif que l'employeur ne lui permet pas de télétravailler ? "Pas pour ce seul motif, non. Le salarié doit motiver son droit de retrait par un contexte précis : la présence de nombreux salariés sur un même plateau, par exemple, qui lui fait courir un danger grave et imminent, l'absence de gestes barrière ou la non observation de consignes de prévention, etc".

 

 

 
Côté employeur, l'analyse et le point de vue de Franck Morel (Flichy Grangé)
 
Il est justifié de renforcer l'obligation de télétravail, mais celle-ci ne peut pas faire l'objet d'une loi générale

 

Avocat chez Flichy Grangé, cabinet de conseil au service des entreprises, Franck Morel rappelle que la question de la portée juridique du protocole sanitaire a déjà été soulevée devant le juge administratif, à propos de l'obligation du port du masque en entreprise :  "Le Conseil d'Etat a estimé que le protocole sanitaire était une recommandation, mais une recommandation à prendre en considération dans le cadre de l'exercice par l'employeur de son pouvoir de direction et de son obligation liée à la prévention des risques professionnels et à l'application des principes généraux de prévention".

Les mesures de prévention (port du masque, télétravail) évoluent afin de tenir compte de l'évolution du contexte sanitaire

 

 

 

 

 

Franck Morel estime que l'analyse alors tenue pour le port du masque vaut aussi pour le télétravail. "A l'époque, on s'était demandé comment prendre en compte un protocole changeant qui pendant un temps n'impose pas le port du masque puis qui finit par l'imposer". Et l'avocat de poursuivre : "Un des principes généraux de prévention (évaluer les risques, éviter les risques, remplacer ce qui est dangereux par ce qui ne l'est pas, etc.) nous dit qu'il faut s'adapter au contexte et donc adapter les mesures en fonction de l'évolution du contexte. Cela signifie que les mesures peuvent être changeantes".

Autrement dit, il est justifié, compte tenu de l'évolution de la pandémie et de l'accroissement des risques liés à la promiscuité, de renforcer l'obligation de port du masque et l'obligation en matière de télétravail.

Le protocole n'est qu'une recommandation, mais le juge pourrait s'y référer en cas de contentieux

 

 

 

 

Certes, admet Franck Morel, le protocole est stricto sensu une recommandation et non une obligation. Mais dans le cas où la responsabilité de l'entreprise serait mise en cause, "l'éventail des mesures de prévention mises en oeuvre serait analysé par le juge, et notamment la mise en place, avec quelles proportions et quelles modalités, du télétravail pour les salariés".

Comment une loi pourrait-elle définir ce qui relève du télétravail ou non ?

 

 

 

 

Au passage, l'avocat estime qu'il ne serait pas judicieux de prévoir dans la loi une obligation de télétravail compte tenu des nombreuses inconnues et incertitudes sur le sujet : "Par exemple, comment définir de façon générale le caractère télétravaillable ou non télétravaillable d'un poste de travail ? Vous avez des tas de situations professionnelles qui ne sont ni celles d'une prestation intellectuelle, qu'on suppose pouvoir s'exercer à domicile, ni celle d'un poste de production, qu'on suppose ne pas pouvoir être transféré, des situations très nombreuses pour lesquelles la réponse est loin d'être évidente".

 Je recommande à chaque entreprise d'analyser sa situation et ses risques

 

 

 

Dans un contexte commun à toutes les entreprises, qui est celui de l'aggravation de la pandémie et de la nécessité "d'augmenter le curseur des mesures de prévention", il faut que chaque entreprise analyse sa situation et ses risques, recommande Franck Morel. Aux entreprises, l'avocat suggère de "faire un travail d'analyse soigneux poste par poste pour examiner la nature du travail, la façon dont il est organisé, les contacts requis, pour déterminer si le poste peut être exercé en télétravail" et "d'appliquer ensuite le protocole".

Pour exercer un droit de retrait, il faut pouvoir caractériser un danger grave et imminent

 

 

 

 

Va-t-on voir réapparaître la question du droit de retrait ? Pas impossible, répond l'avocat, en ajoutant :  "Attention, les conditions de l'exercice d'un droit de retrait sont rigoureuses. Il faut que le salarié ait un motif raisonnable de penser qu'il court un danger grave et imminent, un danger qu'il faut donc caractériser en pointant des éléments graves, type : "Je suis toute la journée dans un espace réduit avec une autre personne qui ne porte pas de masque, etc".

 

 

 
Côté CSE, l'analyse et le point de vue de
Mikaël Klein (LBBa)
 
Il est tout simplement faux de dire que le protocole sanitaire impose aux entreprises de mettre les salariés en télétravail
 

 

Mikaël Klein n'y va pas par quatre chemins : "Il est faux de dire que le protocole sanitaire impose le télétravail. Il y a un énorme hiatus entre les paroles de ce gouvernement et la réalité des textes". Et l'avocat de LBBa, cabinet au service des salariés et de leurs représentants, d'argumenter : "Que nous dit le Conseil d'Etat quand il parle de "recommandation" à propos du protocole sanitaire ?

Il ne suffira pas à un salarié de dire que l'entreprise n'a pas respecté le protocole pour gagner un contentieux !

 

 

 

 

Il ne dit pas aux entreprises qu'il faut respecter ce protocole à la lettre et ligne par ligne. Il nous dit que le juge, en cas de contentieux soulevé par un salarié estimant qu'il a été mis en danger parce que l'employeur lui a refusé le télétravail,  examinera entre autres éléments si le protocole a été respecté par l'entreprise". Donc, ajoute Mikaël Klein, "il ne sera pas suffisant pour un salarié de dire que l'employeur a violé le protocole, il devra démontrer des faits précis.

Bon courage pour retracer l'origine de la contamination !

 

 

 

Si un employeur fait venir sur site un salarié mais dans un bureau isolé, et en respectant tous les principes de précaution, il sera très compliqué à ce salarié de faire reconnaître une responsabilité de la part de l'employeur". En outre, observe l'avocat, il faudrait retracer l'origine du préjudice et pouvoir démontrer qu'un salarié a contracté le virus au bureau : "Bon courage !"

L'avocat de LBBa dit ne pas du tout croire au discours de la ministre du Travail sur d'éventuelles sanctions frappant les entreprises qui n'auraient pas assez recours au télétravail : "Cela me paraît inenvisageable. En revanche, la sanction judiciaire est possible".

Le CSE peut utiliser son droit d'alerte

 

 

Quelle peut être l'action du CSE et des organisations syndicales s'ils considèrent une situation professionnelle dangereuse du fait de l'absence ou de l'insuffisance de télétravail ?

"Le CSE peut utiliser son droit d'alerte pour danger grave et imminent. Les organisations syndicales peuvent de leur côté communiquer voire inciter les salariés à exercer leur droit de retrait mais on rejoint ici les problèmes vus lors du premier confinement : même en cas d'appel collectif au droit de retrait, c'est le salarié individuellement qui prend le risque. Et seul le juge peut décider si ce droit de retrait se justifie ou non".

Je ne vois pas comment demain un texte pourrait imposer le télétravail

 

 

 

Quant au cadre juridique de l'état d'urgence sanitaire, il ne donne aucune force supplémentaire au discours du ministère du Travail en faveur du télétravail, soutient Mikaël Klein : "L'état d'urgence permet au gouvernement de légiférer par ordonnances et d'imposer certaines règles. Mais je ne vois pas comment un texte pourrait demain imposer le télétravail, alors que de très nombreuses professions ne peuvent s'exercer à distance et qu'il est très difficile de déterminer les postes de travail pouvant donner ou pas lieu à télétravail. Il n'y aura pas de texte contraignant. Il pourrait y avoir une sanction financière faute d'accord collectif sur le télétravail mais je ne vois pas du tout ce gouvernement aller dans ce sens. C'est comme lorsque le gouvernement a soutenu que les entreprises qui auront distribué des dividendes n'auront pas droit à l'activité partielle : c'est de la communication". 

 Il n'est pas du tout sûr que davantage de télétravail soit si bénéfique

 

 

Sur le fond, l'avocat se montre très mesuré sur la question du télétravail : "Les gens me paraissent partagés sur le sujet. Il y a certes une demande de télétravail plus forte qu'avant la crise sanitaire, mais il n'existe pas une demande absolue et généralisée de télétravail. Pour les collectifs de travail, pour l'épanouissement au travail mais aussi pour la productivité, il n'est pas sûr que le télétravail soit si bénéfique..."

 

 

 
Côté employeur, l'analyse et le point de vue de
Etienne Pujol (Berry Law)
 
L'employeur doit aussi prévenir les risques psychosociaux liés au télétravail. Or certains salariés ne supportent plus de devoir travailler chez eux !" 
 

 

Il a le propos acéré, Etienne Pujol, quand on l'invite à s'exprimer sur la position nouvelle du gouvernement prônant un télétravail généralisé autant que possible cinq jours sur cinq : "Je ne dirai pas que le protocole sanitaire a la même valeur que la conférence de presse d'Elisabeth Borne...mais disons qu'il n'a absolument pas force de loi ! Il constitue simplement, comme l'a dit le Conseil d'Etat, un ensemble de recommandations déclinant l'article L. 4121-1 du code du travail (Ndlr : traitant de la santé et de la sécurité des travailleurs)".

Des sanctions pour les entreprises ? Le protocole n'en prévoit pas, et elles seraient de toutes façons inopposables

 

 

 

 

 

L'avocat du cabinet Berry Law, qui conseille les entreprises, ne croit pas lui non plus à des sanctions de l'administration visant les entreprises qui n'opteraient pas assez pour le télétravail : "Le protocole ne prévoit pas de sanctions et quand bien même il y en aurait, elles seraient inopposables. La seule sanction envisageable serait une sanction fondée sur l'article L. 4121-1".

Et Etienne Pujol de préciser que l'entreprise, si elle respecte toutes les conditions de sécurité sanitaire, peut opposer à l'inspection du travail des raisons objectives justifiant le travail sur site : "Par exemple, l'accueil d'un nouveau collaborateur".

Certaines entreprises paient le taxi ou le VTC aux salariés pour qu'ils se rendent au bureau

 

 

 

 

Actuellement, à l'exception de filiales anglo-saxonnes qui ont pris cette mesure au niveau mondial, peu d'entreprises sont passées au télétravail total en France, observe en outre Etienne Pujol qui voit certains de ses clients aller jusqu'à payer des VTC ou taxis pour conduire les salariés du domicile au travail. "Les entreprises veulent avoir leurs équipes sous la main en respectant le document unique d'évaluation des risques sur la gestion des flux, les espaces communs, la ventilation des open space, etc. afin de pas être pris en défaut sur la sécurité et la santé des salariés", rapporte l'avocat.

Certains salariés n'en peuvent plus de rester chez eux, et l'employeur doit aussi en tenir compte

 

 

 

Ce dernier rappelle que les entreprises sont confrontées à des salariés qui parfois ne veulent plus d'un télétravail permanent, qui disent ne plus supporter de rester confinés chez eux et qui craignent de "péter un câble" : "L'employeur a aussi l'obligation de prévenir les risques psychosociaux liés au télétravail. Les salariés qui ont déjà le stress de la Covid et du confinement peuvent, en ne travaillant plus que chez eux, courir un risque accru de désocialisation. Le télétravail n'est pas juste du travail confiné, et l'entreprise n'est pas non plus une somme d'individualités. L'entreprise, c'est aussi une organisation et du lien social, bien sûr en respectant la distanciation sociale". 

Rien ne peut être imposé, tout doit passer par le dialogue social et individuel

 

 

 

Que recommande Etienne Pujol aux entreprises qu'il conseille ? "Le dialogue social et le dialogue individuel. Le dialogue social car rien ne peut être imposé et tout doit partir d'un constat partagé, comme l'a montré le contre exemple d'Amazon", nous répond-il. "Chez mes clients, on fait appel au volontariat, on propose aux managers des formations sur le management à distance, on met en place des jauges pour évaluer la présence sur un site, on échelonne les heures d'arrivée et de départ y compris pour les forfait-jours avec des Doodle, c'est du pragmatisme et du dialogue", poursuit l'avocat de Berry Law. Et ce dernier de conclure : "Ce n'est pas en empêchant l'accès aux entreprises que l'on va freiner le virus".

 

 

Bernard Domergue

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