Pas moins de 79 % des élus CSE affirment avoir dû cacher leurs émotions et presque autant ont connu des situations de violences psychologiques, révèle une étude du cabinet Secafi (groupe Alpha) réalisée auprès de plus de 3 800 représentants du personnel. L'effet sur la santé d'un engagement syndical va aussi faire l'objet d'une recherche au sein du Cnam.
Plusieurs études l'ont montré : depuis la crise sanitaire, sous l'effet notamment d'une nouvelle intensification du travail que la semaine de 4 jours pourrait encore paradoxalement accroître, la santé mentale des travailleurs français se dégrade. Mais celle des représentants du personnel ne se porte guère mieux. Á en croire l'étude réalisée par Secafi auprès de 3 850 élus des comités sociaux et économiques (CSE), et dont certains éléments peuvent être comparés avec une précédente enquête du cabinet datant de 2014, la population des élus du personnel souffre d'un isolement croissant (un comble quand on embrasse un mandat au nom de la représentation et de la défense d'un collectif !) et d'un sentiment de violence psychologique fort.
Présentés hier matin lors d'une table ronde organisée à l'auditorium du journal Le Monde à Paris et animée par François Desriaux, l'ancien rédacteur en chef de la revue Santé & travail, les chiffres suivants ont de quoi inquiéter, d'autant qu'on peut imaginer que l'échantillon est peu représentatif des petites entreprises (*) :
- 79 % des élus CSE affirment avoir dû cacher leurs émotions pendant leur mandat ;
- 71 % disent avoir été confrontés à des violences psychologiques de type harcèlements ou conflits (l'enquête ne donne pas d'autres détails sur cette réponse) ;
- 64% utilisent leur temps personnel pour leur mandat ;
- 56 % déplorent que leurs propositions ne soient pas prises en compte par l'employeur ;
- 53 % se sentent isolés dans leur mandat (contre 39 % en 2014) ;
- 50 % ont dû accompagner des salariés en procédure collective ;
- 50 % estiment que le nombre d'élus est insuffisant pour bien exercer les mandats (mais c'est moins l'avis des élus dont le CSE est le premier mandat) ;
- 50 % déplorent un manque de temps pour leur mandat ;
- 50 % disent avoir pensé à arrêter toute représentation du personnel ;
- 32 % déplorent un manque de moyens (contre 22 % en 2014).
Ces chiffres s'accompagnent de ressentis beaucoup plus positifs, eux :
- 94 % des élus CSE sont fiers de leur mandat ;
- 90 % se sentent utiles ;
- 87 % estiment avoir une vision claire de leurs prérogatives ;
- 85 % disent avoir de bonnes relations avec les salariés ;
- 70 % ont suivi une formation santé, sécurité conditions de travail (SSCT) ;
- 69 % estiment que les salariés apprécient leur action ;
- 66 % ont suivi une formation sur leurs prérogatives économiques ;
- 56 % ont de bonnes relations avec le président du CSE et avec leur hiérarchie directe, etc.
Comment comprendre ces éléments qui semblent parfois contradictoires ? Antoine Rémond, le responsable du pôle études et prospective du groupe Alpha, explique que cette enquête a consisté à traiter la représentation du personnel comme un travail en soi. L'objectif était de décrire au mieux ce travail souvent invisibilisé, en mettant en avant de bonnes pratiques à partager et des leviers à solliciter. A ses yeux, les résultats montrent clairement l'effet des ordonnances travail de 2017 à l'origine de la fusion dans le CSE des différentes instances (DP, CE, CHSCT). "L'augmentation de la technicité des dossiers et de la charge de travail de chaque élu a pu réduire le temps collectif et le temps d'échange entre élus, et donc nourrir ce sentiment d'isolement", acquiesce le sociologue Olivier Rey.
Comme le relève Amandine Michelon, l'autrice de l'étude, si l'engagement dans un mandat donne du sens au travail, s'il est porteur d'intégration dans l'entreprise, d'où les résultats positifs, il s'accompagne aussi de vives tensions et de nombreux cas d'expositions aux risques psychosociaux, et il est perçu par les intéressés comme un frein à leur carrière. "Les raisons de l'engagement dans un mandat touchent au collectif, et peu souvent au souci de sa propre protection", souligne la consultante.
Les bonnes pratiques qui ressortent de cette enquête relèvent d'une mutualisation efficace des heures de délégation dans le collectif d'élus, de la pratique d'entretiens de début et de fin de mandats, mais aussi d'échanges collectifs au sein du CSE et/ou de la section syndicale. Pas seulement pour préparer les sujets des réunions mais aussi pour échanger sur son expérience d'élu du personnel.
Certains intervenants de la table ronde ont également rapporté des pratiques du secteur médico-social : souvent confrontés à des situations violentes, les travailleurs peuvent parfois échanger, en la présence d'un tiers modérateur ou d'une personne expérimentée, sur leur vécu, afin d'apprendre à se "protéger" lors de ces moments, et à mieux "gérer" ces situations. Attention toutefois aux groupes créés sans tiers, a prévenu la médecin du travail Maire-Pierre Pirlot : "Ce n'est pas parce que vous avez connu une situation difficile en tant qu'élu que vous saurez apporter le bon soutien à un autre élu confronté à une autre situation difficile", a-t-elle dit en substance (**).
Pour le sociologue Frédéric Rey, co-directeur du laboratoire Lise au Cnam (***), cette enquête entrouve un énorme sujet de recherche sur la santé des représentants du personnel. Lui-même va lancer dans quelques mois un travail international sur les effets de l'engagement syndical sur la santé. Ce travail, qui pourrait donner lieu à une première restitution à l'été 2025, mobilisera une dizaine de chercheurs de plusieurs pays (France, Belgique, Royaume-Uni, Québec) et il se focalisera sur des itinéraires de vies. "Quand je vois que 71 % des élus CSE disent avoir été confrontés à des situations de souffrance au travail, cela m'interpelle. Il va falloir que nous creusions cette question", a-t-il commenté.

Ces questions de santé mentale des élus du personnel font-elles l'objet d'un certain déni syndical ? Karen Gournay, secrétaire confédérale FO en charge de la négociation collective, a réfuté l'hypothèse : "Nous faisons ce même constat d'une aggravation des problèmes de santé mentale, ce n'est pas un tabou chez nous mais il nous est plus habituel de réagir à un événement que de le prévenir, et nous manquons de temps pour réfléchir aux conditions dans lesquelles nos mandatés exercent leur mandat". Et la syndicaliste de pointer, "malgré une législation protectrice", le réel manque de considération des directions à l'égard des élus et des délégués syndicaux.
Elle a d'ailleurs été confortée par plusieurs témoignages dans la salle. "Je suis cadre et élue. Et comme par hasard ma direction ne voit aucun problème quand une réunion importante du CSE tombe le jour d'une réunion professionnelle importante pour moi", raconte une syndiquée CFE-CGC. Et celle-ci d'ajouter : "Je vois des élus qui ont fait un travail formidable au CSE retrouver avec peine des missions après la fin de leur mandat", a témoigné un ingénieur en citant le cas d'un secrétaire de CSE d'un site de 1 600 personnes : "Il s'est retrouvé avec une cotation professionnelle pas du tout à la hauteur de sa valeur professionnelle". Un témoignage suivi d'un autre exemple cité par une élue de Renault : "Chez nous, l'outil RH contient tout le parcours professionnel d'un salarié. Tout. Sauf les entretiens de début et de fin de mandat !"

La médecin du travail Marie-Pierre Pirlot, qui a été en poste chez Orange, a soulevé un autre angle mort de la reconnaissance du travail fait par les élus : "Ce n'est pas, et bien heureusement d'ailleurs, l'entreprise qui définit ce que doit être le travail d'un médecin du travail, d'un élu CSE ou d'un délégué syndical. Mais cela signifie aussi que ce travail est littéralement invisible. Par exemple, si je suis confrontée en tant que médecin au problème de santé d'un salarié qui est représentant du personnel, qui va mettre en oeuvre mes recommandations ? C'est une difficulté qui m'a été très souvent remontée en tant que médecin coordinateur".
Mais c'est Hervé Lanouzière, l'actuel directeur de l'institut qui forme les inspecteurs du travail (INTEFP), qui a mis le plus carrèment, si l'on ose dire, les pieds dans le plat. S'il admet que la France a nourri pendant longtemps "un certain déni des risques psychosociaux", il craint un effet de balancier inverse : "Ne nions pas la souffrance, mais attention à ne pas tout psychologiser. Attention à ne pas procéder à une sorte de sanitarisation des problèmes sociaux, car ce serait une dépolitisation du dialogue social".
Et l'ancien directeur de l'Anact (agence d'amélioration des conditions de travail) de poursuivre : "Cette étude interroge sur la qualité du dialogue social en France. Si les représentants du personnel souffrent d'une impuissance à agir, n'est-ce pas parce que le dialogue social est en partie fictif, parce que les entreprises ne modifient pas leurs décisions pour prendre en compte ce que disent les représentants du personnel ?". Ce dernier préconise au passage une architecture des IRP différente d'une entreprise à l'autre, afin de coller aux réalités. "Il faut surtout permettre à une IRP de pouvoir bloquer un processus lancé par une direction. Sur les questions de santé, il faut mettre le patronat sous contrainte", rétorque Karen Gournay (FO).

Le mot de la fin est revenu à François Cochet, directeur des activités santé au travail de Secafi. Cet expert, qui intervient souvent dans des entreprises confrontées à des suicides, confirme que les élus qu'il rencontre ne sont pas bien. A ceux qu'il sent fragilisés, il livre ce conseil : "Regardez les consignes de sécurité dans un avion : s'il y a une dépressurisation, en tant qu'adulte, vous devez d'abord mettre votre propre masque avant de pouvoir en mettre un à votre enfant". Autrement dit : si ça ne va pas, mettez-vous en retrait, laissez d'autres personnes agir.

Pour François Cochet, la disparition des délégués du personnel qui permettaient une alerte et donc un traitement rapide de nombreux problèmes dans l'entreprise a contribué à cette montée des violences psychologiques dans les entreprises. Mais elle n'est pas inéluctable à ses yeux : "J'ai vu des équipes d'élus traverser des difficultés et en sortir plus forts, plus unis. Faites des gains de productivité dans votre CSE. Ne partez pas dans des lectures syndicales interminables en début de réunion. Organisez mieux la répartition des tâches. Croyez moi, quand elle a en face d'elle un collectif soudé et des élus qui travaillent de façon complémentaire, la direction en tient compte !"
(*) Un tiers des répondants travaille dans une entreprise de moins de 300 salariés, un tiers entre 300 et 999, et un tiers au-delà. Cette enquête a été réalisée entre novembre 2023 et mars 2024 sur la base d'un questionnaire réalisé et analysé par Nicolas Aït Cheikh et François Cochet, experts Secafi, Amandine Michelon et Antoine Rémond du Centre Etudes & Data du Groupe Alpha. 3 850 personnes ont répondu à l’intégralité du questionnaire, parmi lesquels un tiers n'exerçait pas de mandat avant l'instauration du CSE.
(**) L'écoute fait partie des compétences délicates qu'un élu peut développer, voir par exemple notre infographie
(***) Lise : laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique, est une Unité mixte de recherche Cnrs (Centre national de la recherche scientifique) et Cnam (Conservatoire national des arts et métiers)
Quelques éléments de comparaison entre 2014 et 2024
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