Maîtresse de conférence en économie au CNAM, Anne Eydoux étudie les réformes du marché du travail et de l'assurance chômage depuis plusieurs années. Après la suspension du projet du gouvernement par le Conseil d'Etat, elle remet en perspective l'objectif de lutte contre les contrats courts et critique l'utilisation de l'assurance chômage comme instrument de régulation de l'emploi. Entretien.
Mardi 22 juin 2021, le Conseil d'Etat a décidé de suspendre l'entrée en vigueur au 1er juillet de la réforme du mode de calcul du salaire journalier de référence (lire notre article). Nous avons demandé son analyse de cette décision et de l'ensemble de la réforme à Anne Eydoux, maîtresse de conférence en économie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) (1).
Je pense que c'est une décision raisonnable ! Elle montre aussi que les institutions fonctionnent. Des syndicats, sociologues, économistes et juristes se sont démenés pour alerter sur les effets de cette réforme. Le Conseil d'Etat l'avait bloquée en novembre 2020, considérant que le nouveau mode de calcul du salaire journalier de référence engendrait des inégalités de traitement « manifestement disproportionnées ». Il n'a pas encore examiné la requête des syndicats sur le fond mais déjà avant la crise sanitaire, les simulations de l'Unedic montraient que la réforme affecterait la moitié des allocataires de l'assurance chômage. Or, plus d'un demandeur d'emploi sur trois est considéré comme pauvre en France (le taux de pauvreté était de 14,8 % en 2018). Cette réforme les insécurise encore plus.
Si le gouvernement veut décourager l'usage des contrats courts (CDD, intérim, etc.), c'est le droit du travail qui constitue l'instrument pertinent. Il suffit de restreindre les motifs qui permettent à l'employeur d'utiliser ces contrats. Les multiples réformes du code du travail depuis les années soixante-dix ont étendu les possibilités d'y recourir et conduit à un marché du travail plus flexible, que la moyenne de l'Union européenne si l’on considère la part des contrats courts dans l’emploi salarié, notamment en temps de crise. Cette flexibilité expose le marché du travail à une plus grande volatilité de l’emploi : destruction rapide d’emplois en temps de crise et création rapide d’emplois précaires en période de reprise. C'est ce qui s'est passé en Espagne, l’ampleur des contrats courts avant la crise de 2008, avait contribué à l’effondrement de l’emploi. Le gouvernement a donc raison de vouloir limiter le recours à ces contrats, mais tout dépend de la méthode pour y parvenir. Les économistes qui ont inspiré la réforme de l'assurance chômage s’appuient sur les hypothèses de la microéconomie, selon lesquelles les comportements des individus sont des choix guidés par l’argent. Ces théories les conduisent à soutenir qu’on pourrait lutter contre la précarité de l’emploi en sanctionnant les travailleurs en contrats courts par une baisse de leurs indemnités chômage ou en faisant payer un « malus » aux employeurs qui recourent à ce type de contrats.
Au contraire, les demandeurs d'emploi ne maîtrisent pas les règles d'indemnisation, auxquelles personne ne comprend rien. Même les agents de Pôle Emploi commettent des erreurs de calcul ! Sans compter que les règles changent sans arrêt, et que les demandeurs d'emploi ne voient pas les réformes et leurs effets. L'acceptation de contrats courts est donc le résultat d'une adaptation à la contrainte, rarement un choix. Pour les jeunes les moins qualifié.es, le premier emploi est majoritairement un contrat court. Et pour celles et ceux qui sont précaires depuis longtemps, la situation est presque toujours subie. C’est ce que montrent les travaux de sociologues : pour les demandeurs d’emploi, la norme d’emploi, l’emploi souhaité, reste le CDI. Mais la précarité conduit à accepter tout ce qui vient. L'idée de pénaliser les précaires pour les inciter à accepter des CDI plutôt que des CDD est un marché de dupes, qui pénalise ceux qui cherchent à s'en sortir.
Oui, en effet, mais d'autres phénomènes entrent en ligne de compte. La norme d'emploi est le CDI à temps complet. Mais du point de vue de celles et ceux qui consultent les offres de Pôle emploi, les contrats courts sont souvent les seuls à être accessibles. Le recours aux contrats courts par certains employeurs et dans certains secteurs fait qu’une part de la main d'œuvre connaît un important turnover, par exemple dans le tourisme, l'hôtellerie restauration, les arts et spectacles ou encore l'agriculture avec les saisonniers. Les cycles économiques se traduisent aussi par une utilisation importante des contrats courts dans les périodes de forte activité, dans l’automobile par exemple. La crise sanitaire a eu pour effet dès le premier confinement de mettre fin au renouvellements des contrats courts dans des secteurs utilisateurs, et les travailleurs concernés ont souvent peiné à retrouver un emploi. C'est donc le pire moment pour cette réforme de l'assurance chômage, qui même avant la crise sanitaire aurait pénalisé un grand nombre de demandeurs d’emploi indemnisés Avec cette injustice : d'un côté, l'Etat a dépensé sans compter pour les salariés en activité partielle. De l'autre, les plus précaires subissent la double peine du chômage et des indemnités en baisse.
Par définition, l'évolution du volume de ces contrats est cyclique. En période de crise, leur part dans l’emploi diminue puis augmente avec la croissance. Mais sur le long terme, on observe plutôt une lente montée de leur nombre. Aujourd'hui, selon la Dares, la part des CDD dans l'emploi salarié privé hors intérim s'élève à 11 %.
Dans les deux cas, la réforme repose sur cette idée fausse que le comportement des individus est fondé sur l'argent. Or, les chômeurs sont largement contraints. Les sanctionner pour les inciter au CDI relève du cynisme et ne correspond pas à la réalité. Quant au bonus-malus, il s'agit d'un gadget qui ne représentera que de faibles montants à la charge des employeurs. Selon l’Insee, les premières barrières à l'embauche ne sont ni le coût du travail ni le droit du travail, mais l'incertitude économique et la difficulté à trouver les compétences recherchées. Les travaux de la Dares confirment quant à elles la variété des usages des contrats courts : remplacer un salarié absent, pourvoir à une activité saisonnière ou variable, faire face au sous-effectif, etc. Autant de logiques qui ne sont pas prioritairement liées au coût. Et puis il y a ce décalage de calendrier, le gouvernement souhaite pénaliser les chômeurs dès le 1er juillet, et les employeurs seulement le 1er septembre 2022... Rappelons enfin que les CDI sont de plus en plus précaires, et que les indemnités versées au salarié en cas de licenciement abusif sont désormais limitées dans un barème. Les employeurs peuvent donc licencier sans motif et sans sanction significative, au mépris du droit à réparation à hauteur du préjudice subi par le salarié. Il y a peut-être de l’hypocrisie à vouloir pénaliser les CDD alors que les CDI sont devenus plus faciles à rompre dans les mois qui suivent l’embauche.
La question est de savoir s’il faut faire porter à l'assurance chômage des responsabilités qui relèvent plutôt des employeurs et du droit du travail. Jusqu’à quel point est-il acceptable socialement de recourir aux contrats courts en cas de hausse d'activité et de compter sur l'assurance chômage pour indemniser les salariés dans les périodes ralentissement ? Dans quelle mesure les entreprises peuvent-elles gérer autrement leur main d’œuvre ? Il existe d’autres formes de flexibilité que celle qui consiste à embaucher et débaucher, en adaptant par exemple le temps de travail en fonction des variations d'activité (flexibilité « interne »). Lutter contre les contrats courts n'est pas aberrant, mais on n’y parviendra pas en pénalisant les chômeurs ou en faisant payer un petit malus aux employeurs. Les évaluations des réformes passées le montrent. Par exemple, l'évaluation de la réforme de l'allocation unique dégressive de 1992 avait révélé que réduire les allocations chômage n’accélérait pas le retour à l’emploi (on observait même un ralentissement pour les cadres !). Tout simplement parce que les demandeurs d’emploi ne choisissent pas le chômage, ils le subissent.
C'est l'argument habituel d'un ministre qui ne veut pas perdre la face. Le Conseil d'Etat a retoqué la réforme pour la deuxième fois, il désavoue le gouvernement, et elle fait comme si ce n'était pas le cas. De plus, si la réforme n'a pas été encore examinée sur le fond, le Conseil d'Etat l'a stoppée dans l'urgence. Il y a une forme de dogmatisme du gouvernement à persister dans cette réforme et à s’accrocher à l’idée qu’on pourrait lutter contre les contrats courts en indemnisant moins bien les précaires. Il s'appuie sur une note de 2015 du Conseil d'analyse économique (CAE) reposant sur un raisonnement consistant à faire comme si les travailleurs choisissaient entre CDD, CDI, temps complet ou temps partiel. Cette note dénonçait le fait que les travailleurs en CDD soient mieux indemnisés que celles et ceux à temps partiel (lire aussi notre brève sur la note 2021, ndlr) et demandait un alignement de l'indemnisation des CDD sur celle des temps partiels (qui avait quant à elle été revue à la baisse en 1992). Or, derrière un argument égalitaire (aligner l’indemnisation des travailleurs en CDD sur celles et ceux à temps partiel), on obtient une réforme très inégalitaire, le calendrier d'enchaînement des CDD ayant une grande influence sur le SJR et l'indemnité finale.
Je suis très orthodoxe sur ce principe économique : chaque objectif nécessite son propre instrument. L'assurance chômage ne peut en aucun cas être un outil de régulation du marché du travail et de l'emploi, elle est un instrument d'indemnisation des demandeurs d’emploi. On ne peut sacrifier les indemnités chômage pour lui faire jouer un autre rôle. L'outil pertinent pour limiter les contrats courts, c'est le droit.
Parce qu'il n'a aucune volonté réelle de limiter les contrats courts, ni de mettre fin à la précarité. Les employeurs et le patronat, notamment le Medef, seraient vent debout contre une telle réforme...
(1) Anne Eydoux est également chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (Lise-CNRS) et au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), et membre du cercle des Économistes Atterrés.