Antitrust et compliance : où en est la France ?

31.05.2022

Le 12 mai 2022 s’est tenue la conférence « Compliance Antitrust » au sein de l’Université Paris Dauphine - PSL. Dans ce cadre, Isabelle De Silva, ancienne présidente de l’ADLC, Sophie Schiller, directrice de l’école de droit de l’Université Paris Dauphine - PSL et responsable des formations en compliance, Jean-Yves Trochon, senior counsel chez Rödl and Partner et administrateur d’honneur de l’AFJE, Maria Lancri, associée du cabinet Squair ainsi qu’Esther Bitton, directrice juridique et RH Marchandises/Innovation au sein du groupe Casino, se sont réunis à l’occasion d’une table ronde en présence d’un public nombreux et attentif.

L’Autorité de la concurrence avait publié le 10 février 2012 un document-cadre sur les programmes de conformité aux règles de concurrence, qu’elle a ensuite retiré dans un Communiqué du 19 octobre 2017, estimant que la mise en place de programmes de conformité aux règles de concurrence ( « compliance antitrust ») ne justifiait plus une atténuation des sanctions encourues au titre des infractions aux règles de concurrence. En octobre 2021, elle a publié un nouveau projet de document ouvert à consultation publique, afin d’actualiser sa position, sans toutefois revenir sur la possible atténuation des sanctions.

La version définitive de ce document cadre était attendue pour la fin du mois de mai 2022. C’est dans ce contexte que se sont tenus les échanges au sein de cette table-ronde. Le document-cadre définitif a finalement été publié le 24 mai 2022 sans changement significatif par rapport à la version mise en consultation en octobre 2021.

Les sanctions des infractions au droit de la concurrence sont très lourdes. A titre d’exemple, Apple a été récemment condamnée à 1,1 milliard d’euros d’amende pour entente verticale. En ce sens, la compliance antitrust est un sujet essentiel qui doit impliquer de nombreux acteurs tels que les entreprises, leurs conseils, les associations professionnelles et bien entendu l’ADLC. Le rôle de l’ADLC n’est pas seulement punitif, son action est également préventive. Ainsi, l’Autorité, sous la direction de Madame De Silva, a publié de nombreuses études pratiques, des études thématiques et des résumés des décisions qui constituent de réels outils de compliance. Un onglet « conformité » a d’ailleurs été intégré aux communiqués des Décisions, publiés sur le site de l’ADLC, afin de permettre aux entreprises de tirer des leçons des précédents.

Concernant la prise en compte des programmes de compliance par l’ADLC, une évolution notable a eu lieu entre 2012 et 2021. En effet, lors de la publication du premier document-cadre en 2012, l’ADLC avait, pour la première fois, précisé les critères d’un bon programme de compliance antitrust afin de promouvoir leur mise en place au sein des entreprises. La politique de l’ADLC incluait aussi la possibilité d’une forme de « rémunération » des engagements en matière de compliance, sous forme de réduction du montant des sanctions encourues (10% de réduction automatique en cas de programme de compliance efficient).

Cependant, il est apparu nécessaire pour l’ADLC à la suite de la réforme de la procédure de transaction de modifier cette politique et de retirer le document-cadre de 2012, à la faveur d’une décision 17-D-20 du 18 octobre 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des sols résilients. Dans cette décision, l’ADLC considère que « l’élaboration et la mise en œuvre de programmes de conformité ont vocation à s’insérer dans la gestion courante des entreprises, particulièrement lorsque celles-ci sont de taille conséquente. Les engagements portant sur la mise en œuvre de tels programmes de conformité n’ont par suite, pas vocation, de façon générale, à justifier une atténuation des sanctions encourues au titre des infractions au droit de la concurrence » (ADLC, Déc. 17-D-20, 18 oct. 2017 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des revêtements de sols résilients, § 464).
Ainsi donc, pour l’ADLC, il appartient aux entreprises de mettre en œuvre de tels programmes sans pour autant que ces derniers ne puissent justifier une réduction de la sanction encourue en cas d’infraction.

L’absence de prise en compte des programmes de compliance antitrust constitue une exception manifeste en comparaison des autres pays. Ainsi, le rapport de l’OCDE de juin 2021 indique qu’à la différence de la France, la grande majorité des pays de l’OCDE prennent en compte à titre de circonstances atténuantes (et parfois même aggravantes) les programmes de conformité. Ainsi, l’Espagne a adopté en 2015 une loi sur la responsabilité des sociétés permettant une limitation, voire une exonération, de responsabilité des entreprises si l’« organe d’administration », en pratique le conseil d’administration, a mis en place un modèle d’organisation et de gestion, soit un programme de compliance (Ley Orgánica 1/2015, de 30 de marzo, por la que se modifica la Ley Orgánica 10/1995, de 23 de noviembre, del Código Penal).

La France, quant à elle, maintient une position similaire à celle de la Commission européenne qui pratique une forme de « ni-ni » (ni rémunération ni circonstance aggravante en cas de programme inefficace). Jusqu’à une date récente, l’Allemagne adoptait la même position. Toutefois, lors de la transposition dans le droit allemand de la directive ECN+, la doctrine de l’autorité allemande de la concurrence (« Bundeskartellamt ») a significativement évolué, jusqu’à opérer un complet revirement. Ainsi, le Bundeskartellamt (ADLC allemande) a, dans ses lignes directrices pour la fixation d'amendes dans les procédures d'infraction en matière d'ententes d’octobre 2021 (1), indiqué qu’il « valoriserait » désormais les programmes de compliance non seulement à la suite d’une infraction mais aussi en tenant compte de l’existence d’un tel programme avant même la commission d’une infraction.

NDLR : (1) Leitlinien für die Bußgeldzumessung in Kartellordnungswidrigkeitenverfahren, Bundeskartellamt, Oktober 2021 : §14 note 3 (traduction du présent auteur) « Il peut être tenu compte des mesures de précaution qui ont été prises pour prévenir et découvrir les infractions correspondantes (compliance). La nature et l'ampleur des mesures de précaution requises dépendent du cas d'espèce et, en particulier, du type d'entreprise, de sa taille et de sa structure organisationnelle, des dispositions à respecter et du risque d'infraction. (…) Une circonstance atténuante dont il peut être tenu compte est le fait que l'entreprise avait déjà pris toutes les mesures de précaution objectivement nécessaires avant la commission de l'infraction en question afin de prévenir efficacement les infractions au droit de la concurrence (pre-offence compliance).  (…) Une deuxième circonstance atténuante dont il peut être tenu compte dans le cadre d'une évaluation globale d'un comportement positif après l'infraction est le fait de savoir si des mesures de précaution ont été prises après la commission de l'infraction pour prévenir et découvrir efficacement les infractions en question (post-offence compliance). »

De plus, dans le cadre de la tenue de son registre des entreprises responsables d’infractions concurrence (ce registre est une base de données dans le cadre de marchés publics permettant de vérifier si une entreprise doit ou peut être exclue de la procédure d’attribution en raison de certaines infractions économiques), l’Allemagne a mis en place un système de « selbstreinigung » (auto-nettoyage) consistant pour les entreprises condamnées à pouvoir obtenir une sortie anticipée du registre en cas de mise en place d’un programme de compliance établi selon des critères précis et fondés sur leur caractère effectif. L’Allemagne prend désormais en compte les programmes de compliance dans sa politique de sanctions et la position française apparait dès lors en discordance notable avec son plus proche voisin européen sur le sujet de la compliance antitrust, alors même que le droit de la concurrence européen est un droit uniforme de l’Union depuis son origine.

Bien que l’ADLC affirme prendre en compte de manière non formalisée l’existence de programmes de conformité (exemple dans le cas de l’affaire ENGIE (ADLC, Déc. n°17-D-06, 21 mars 2017), notamment du fait de la bonne coopération de l’entreprise prônée dans le cadre de la procédure de transaction le projet de document-cadre paru en octobre 2021 ne prévoit pourtant aucune circonstance atténuante même si un programme de compliance est effectivement mis en œuvre dans l’entreprise. De plus, la version finale du document-cadre paru en mai 2022 n’a pas tenu compte des commentaires formulés par la plupart des associations professionnelles qui ont répondu à la consultation (notamment l’AFJE et l’ACE).

Le document-cadre de l’ADLC suscite d’autres interrogations, notamment sur l’absence de prise en compte du « legal privilege » (secret professionnel/ confidentialité des avis des juristes d’entreprise) en entreprise, même si une telle reconnaissance n’est évidemment pas du ressort de l’ADLC. Il est manifeste que la fonction juridique est au cœur de la diffusion de la culture de compliance au sein des entreprises et que l’absence de reconnaissance de la confidentialité de leurs avis (ici encore à la différence de la quasi-totalité des autres pays) constitue une faiblesse structurelle de notre modèle qui pèse sur l’attractivité de notre pays. La démarche de l’ADLC aurait également gagné à rappeler que pour qu’un programme de conformité soit efficace, il doit s’appuyer sur la conduite d’une cartographie des risques.

Enfin, la table-ronde a été l’occasion de rappeler que depuis 2017, date de la remise en cause de la politique de l’ADLC quant à la prise en compte des programmes de compliance antitrust dans la politique de sanctions en cas d’infractions, un vaste « choc de compliance » a conduit à l’émergence de réglementations contraignantes dans les domaines de l’anticorruption (loi Sapin II), des données personnelles (RGPD) ou encore des droits de l’homme (loi devoir de vigilance). Ces règlementations s’appuient sur des référentiels très (trop ?) précis, sous le contrôle des régulateurs, formant un caléidoscope de normes qui conduisent les entreprises à allouer leurs ressources selon les priorités. L’absence de reconnaissance des programmes de compliance antitrust par l’ADLC est, selon les praticiens, de nature à réduire l’attention portée par le management aux enjeux de droit de la concurrence, qui constituent pourtant des sources de risques et de sanctions majeures pour les entreprises.

Esther Bitton, Directrice Juridique & RH Marchandises / Innovation, Groupe Casino

Maria Lancri, Avocate associée, Cabinet Squair

Sophie Schiller, professeur à l'Université Paris Dauphine-PSL, responsable de l'Executive Master Compliance et du Certificat Compliance anti-corruption, vigilance et protection des données personnelles

Isabelle de Silva, conseiller d'Etat, ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence

Jean-Yves Trochon, Senior Counsel, Cabinet Rödl & Partner, administrateur d’honneur de l’AFJE

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