Experte au cabinet Syndex, Christelle Previtali est spécialisée en négociation d'accords, notamment sur les salaires. Comment les élus et délégués syndicaux peuvent-ils tirer parti de la situation actuelle ? Comment exploiter le contexte inflationniste ? Où trouver des éléments de négociation ? Sur quelles données s'appuyer ? Christelle Previtali a répondu à nos questions.
Tout dépend de la périodicité des négociations en œuvre dans l’entreprise. En principe, la direction doit ouvrir la négociation salariale une fois par an, sauf si un accord prévoit un rythme différent. Je n’ai encore jamais vu de cas où les négociations salariales n’étaient pas ouvertes selon la périodicité requise. On rencontre plus souvent des directions qui ouvrent des discussions dans des conditions défavorables, donc la négociation est pipée.

Si cela devient problématique, les négociateurs peuvent mettre en avant le principe de loyauté qui vise à démontrer que la direction ne met pas tous les moyens d’une négociation correcte, notamment sur les informations remises ou le nombre de réunions. La loi n’en définit pas le nombre mais nous en conseillons au moins trois : la première notamment pour traiter des moyens de la négociation, et des informations à disposition. Cette réunion est donc l’occasion de demander les éléments nécessaires en particulier sur la situation économique et sociale. La première réunion permet aussi d’évoquer le calendrier. La deuxième réunion sera celle des propositions de la direction et des contre-propositions des négociateurs. Nous leur conseillons de les construire au regard de la situation de l’entreprise et du contexte macro-économique. Enfin, la troisième réunion comportera les discussions finales et la négociation des termes de l’accord. D’autres réunions de négociations peuvent être organisées d’un commun accord si trois s’avèrent insuffisantes.
La source essentielle, ce sont les indices de l’Insee. Il en existe plusieurs. Notamment le taux d’inflation en glissement annuel qui compare l’indice des prix à la consommation (IPC) d’un mois donné par rapport au même mois de l’année précédente (décembre 2021 et décembre 2020 par exemple) et calcule la variation entre les deux. Chez Syndex, nous leur conseillons cette année de se caler sur cet indice car l’IPC a beaucoup évolué à partir du 2ème semestre. Cet indice est donc plus favorable aux salariés. Les négociateurs peuvent aussi prendre en considération l’évolution de l’IPC en moyenne annuelle sur toute l’année. Mais avec cet indice, l’évolution apparaît minimisée car l’inflation est apparue en milieu d’année.
En effet, la BDES (base de données économiques, sociales et environnementales) est un point de vigilance. Il faut commencer par regarder si des accords ont été conclus car ils peuvent modifier les informations qui y figurent. Mais je pense qu’il faut absolument faire aussi le lien avec les informations du CSE car les informations de la BDES sont nécessaires mais souvent insuffisantes et par ailleurs souvent incomplètes. Nous conseillons donc aux délégués syndicaux de profiter des informations remises aux élus dans cadre des informations consultations et de construire leurs revendications sur cette base.

Deuxième chose importante : s’appuyer sur l’avis du CSE : il est informé et consulté sur la politique sociale, la situation économique et financière, les orientations stratégiques. Toutes ces infos remises aux élus dans un cadre légal sont primordiales. C’est un vrai levier car le défaut de transmission des informations constitue un délit d’entrave. Le principe de loyauté encadrant la négociation doit aussi se traduire par la communication d’informations spécifiques aux négociateurs : évolution du chiffre d’affaires, taux de marge pour apprécier le contexte économique de l’entreprise mais aussi des éléments derépartition des richesses sur les deux années précédentes en comparant par exemple les augmentations accordées aux salariés et l’évolution de la rémunération des actionnaires.
En tant qu’experts, nous y avons accès à travers les liasses fiscales ou les rapports de gestion. Pour mémoire, c’est l’assemblée générale des actionnaires qui décide du montant des dividendes, et les procès-verbaux d’assemblées générales doivent être édités dans les six mois suivant la clôture des comptes. Sur le terrain, les élus y ont accès via la BDES, qui est le socle minimum d’information mis à leur disposition au démarrage des procédures d’information – consultation du CSE.
Dans le cadre de l’information consultation, les élus peuvent demander un bilan des aides perçues afin d’en quantifier les montants. Attention à l’évolution des charges car les plans de relance et de soutien à l’économie se sont traduits par des allègements. Cela permet aux négociateurs d’appréhender leurs marges de manœuvre.Les allégements de cotisations et les réductions d’impôts peuvent se traduire par un redressement des marges et des résultats. Et cette manne est à partager avec les salariés. Il faut donc pouvoir les quantifier.
Là c’est plus compliqué ! On retombe dans le travers du CICE (crédit d’impôt compétitivité emploi). Dans le cadre de nos missions, nous avons déjà essayé d’obtenir des éléments sur le fléchage des aides de l’Etat, on s’est vite aperçus qu’on n’avait pas les moyens de vérifier. Les aides sont mises dans le pot commun de la trésorerie. Donc leurs flux ne sont pas fléchables en tant que tels. En revanche on peut trouver des indices, en avoir une certaine lecture à travers l’analyse des comptes de l’entreprise: si le chiffre d’affaires a baissé de 10 % mais que les résultats sont restés stables, on peut en conclure que le versement des aides - ou du moins d’une partie - a permis de compenser la baisse d’activité et de maintenir un résultat équilibré.
Les négociateurs doivent créer un rapport de force favorable en appréciant la situation économique et financière, surtout quand elle est équilibrée. Ils peuvent donc dans ce cas mettre en avant le redressement des résultats et des marges pour contrecarrer les arguments de la direction.

Ils peuvent, par exemple, faire valoir que les marges sont revenues à leur niveau d’avant la crise. Puis étudier également la répartition des richesses : tous les salariés sont-ils logés à la même enseigne ? La direction pratique-t-elle une politique salariale sélective ? Sachant que si à la base l’employeur ne veut pas augmenter les salaires, cela restera compliqué. Mais les négociateurs peuvent avancer que reconnaître le travail des salariés est un gage de réussite pour l’entreprise. Certains employeurs ont aussi ça en tête dans un contexte de reprise qui nécessite que la mobilisation des équipes soit au rendez-vous.
En effet depuis le Covid les salariés ont fait des efforts sur les conditions de travail et les rémunérations. Ils ont souvent perdu du pouvoir d’achat à cause du recours à l’activité partielle de longue durée ou de droit commun, et perdu en participation et intéressement. La crise sanitaire s’est plutôt traduite par une politique salariale de rigueur, c’est-à-dire une baisse du nombre de bénéficiaires d’augmentations, et des montants d’augmentation plus faibles. Sans compter la baisse des heures supplémentaires et la perte de primes de déplacement ou de transport à cause du télétravail.

Ce contexte leur est favorable pour les négociations qui s’engagent, il faut reconnaître les efforts consentis. Par ailleurs, le contexte politique et social est assez favorable. Le gouvernement et le Medef ont eux-mêmes pris position en faveur des hausses de salaires. Il y a aussi des tensions sur le marché de l’emploi qui peuvent conduire à une augmentation du salaire à l’embauche. Ce phénomène crée des inégalités en pénalisant ceux qui ont de l’ancienneté, la résorption de ces inégalités devient donc source de revendications syndicales.
Oui on l’a constaté et en plus ça s’inscrit dans la durée. Au-delà de ce phénomène, il faut tenir compte des deux mesures de l’augmentation : le montant et le pourcentage. Un pourcentage d’augmentation sur des salaires plus élevés que ceux des employés signifie un double bénéfice pour les cadres.
Après, votre question est difficile, il faudrait regarder au cas par cas dans les entreprises pour comprendre les mécanismes de situation. Les politiques salariales de plus en plus individualisées sont un outil au service de la gestion des compétences. La plupart des entreprises ne veulent plus faire du saupoudrage mais récompenser les compétences clés. Le salaire est aussi un instrument de fidélisation de certains profils, et ce de manière déconnectée des performances ou du mérite à bien faire son travail.
Les négociateurs ont intérêt à demander le bilan des mesures individuelles. Dans le cadre de nos expertises, nos traitements peuvent remonter à trois ans et on peut ainsi identifier le nombre de salariés qui n’ont bénéficié d’aucune augmentation sur les deux ou trois dernières années. Les négociateurs peuvent demander à la direction de mettre en œuvre des mesures de rattrapage. Il peut s’agir par exemple d’aligner les salariés « oubliés des augmentations » sur l’augmentation moyenne de leur catégorie ou coefficient. Les délégués syndicaux peuvent aussi négocier des gardes fous comme la maîtrise des dispersions salariales sur telle ou telle catégorie de salariés en négociant par exemple une différence maximale de 1 à 1,5 au sein du même coefficient ou de la même catégorie. Avec l’inflation, il y a clairement une fenêtre de tir à la négociation collective des salaires. Remonter dans le temps permet aussi aux négociateurs de mieux de cibler leurs revendications syndicales.
Attention aux employeurs qui se positionneraient uniquement pour mettre en œuvre ou améliorer l’intéressement ! Vu le contexte d’inflation durable, la priorité doit rester l’augmentation du salaire de base. Toutefois, si la négociation sur les salaires de base s’avère compliquée, les négociateurs peuvent élargir la base de négociation en ouvrant les discussions par exemple sur l’amélioration de dispositifs conventionnels, l’octroi de primes variables, la prévoyance etc…
L’égalité professionnelle fait partie intégrante des thèmes de la politique sociale et de la négociation sur les rémunérations qui prévoit le suivi des mesures visant à supprimer les écarts entre femmes et hommes. Les élus ont donc toute latitude pour aller sur ce terrain et demander les informations sur les différences de salaires. Il faut ensuite l’objectiver. Nous intervenons beaucoup sur ces sujets.

Constater que les femmes sont moins payées pour un travail de valeur égale peut donner lieu à des enveloppes de rattrapage. Elles sont nécessaires mais hélas pas suffisantes. Si on ne traite pas les causes qui structurent ces inégalités, elles vont perdurer. Il faut analyser les causes structurantes de manière approfondie. Souvent, elles se trouvent dans les process RH. Si nous constatons que ces écarts naissent dès l’embauche, nous pouvons préconiser par exemple de mettre en place des grilles de salaires sur la base de critères objectifs comme l’âge et l’expérience.
Et au-delà des inégalités de salaires, les femmes se trouvent souvent sur des échelons de classification inférieurs à ceux des hommes. Dans ce cas, il faut en analyser les raisons et le cas échéant étudier un repositionnement avec la direction des ressources humaines.
La définition des priorités par rapport au contexte macroéconomique et à la situation économique et sociale de l’entreprise est centrale. Dans certains cas, les délégués syndicaux communiquent trop peu pas avec le CSE. Or il est essentiel pour les organisations syndicales de s’appuyer sur le CSE pour définir leurs objectifs, afin de bien identifier ainsi leurs marges de négociation. A défaut, la direction va rester sur le point le plus bas, et les syndicats sur le point au plus haut, et les chances de trouver un accord s’amenuisent.
Par ailleurs, l’accès aux informations est vraiment indispensable à une négociation réussie. Il faut bien cadrer en amont le processus en définissant un calendrier raisonnable, le nombre de réunions, la liste les informations à obtenir…
Enfin, en tant qu’experts, on constate souvent que la définition du calendrier ou du nombre de réunions fait défaut. Par exemple, la direction fixe parfois qu’une seule réunion de négociation ou ne communique pas l’intégralité des informations.
Exactement ! Sauf qu’un accord de méthode est formalisé en bonne et due forme, comme ça peut être le cas dans le cadre de plan de sauvegarde de l’emploi par exemple. Ici il n’est pas formalisé mais recouvre les mêmes principes.