En dépit de la condamnation de France Télécom, les peines sanctionnant le harcèlement moral apparaissent toujours insuffisantes à certains avocats et experts, qui demandent une révision de la loi. D'aucuns plaident pour que la France s'inspire d'autres pratiques européennes comme l'avis conforme du CSE exigé pour le document d'évaluation des risques aux Pays Bas, ou encore qu'elle adapte au droit du travail la convention judiciaire qui revient à contraindre contractuellement une entreprise à modifier ses pratiques. Compte-rendu d'un colloque organisé par l'union départementale de Paris de la CFE-CGC.
Le tribunal de correctionnel de Paris a condamné le 20 décembre dernier les dirigeants de France Télécom à des peines de prison (un an dont quatre mois ferme pour les anciens PDG, n°2 et DRH), la personnalité morale de la société se voyant infliger 75 000€ de dommages et intérêts (lire notre article). Les prévenus ont été jugés responsables d'avoir initié une politique de réduction des effectifs et des méthodes de management ayant entraîné une forte dégradation des conditions de travail et de nombreux suicides parmi les salariés (1). Pour la première fois était reconnue la notion de harcèlement moral institutionnel, sachant qu'il y a aura un nouveau procès en appel. "C'est un jugement très important dans la mesure où il considère qu'un harcèlement institutionnel peut être caractérisé sans que les dirigeants soient directement en relation avec les personnes victimes de ce harcèlement", insiste Jean-Claude Delgènes, fondateur du cabinet Technologia et organisateur du colloque proposé par l'UD75 de la CFE-CGC sur le harcèlement moral, le jeudi 27 février à Paris.

Mais cette victoire laisse un goût amer à de nombreux salariés de la société de télécom. "75 000€ pour la personnalité morale de France-Télécom-Orange pour tous nos collègues qui se sont suicidés, ce n'est vraiment pas grand chose. Il faudrait un relèvement des peines", réagit une militante CFE-CGC de l'entreprise. C'est aussi ce que pense Jean-Claude Delgènes, à l'initiative d'une pétition sur le sujet. A ses yeux, il faut réviser les dispositions légales sur le harcèlement et aggraver les peines encourues "afin de dissuader toute récidive". Il plaide également pour une prévention plus efficace du harcèlement moral. "Je propose qu'on se donne les moyens d'avoir, dans chaque entreprise, un bilan partagé, entre les élus CSE, l'inspection du travail, les Carsat et la direction, sur les conditions de travail réelles, chaque année, afin de pouvoir définir des plan d'action améliorant ces conditions de travail et réduisant les risques de harcèlement", expose-t-il (2).
Renforcer les peines ? L'avocat pénaliste Yves Monerris l'estime également nécessaire : "75 000€ maximum pour une personne morale, c'est une goutte d'eau pour une grande entreprise". Cette disproportion s'explique selon lui par une sorte de rafistolage législatif : l'incrimination des personnes morales n'a été généralisée qu'en 2006, alors que la loi sur le harcèlement moral date de janvier 2002 (3).

L'avocat souhaite également que soit menée une réflexion sur une possibilité d'infliger une peine pour complicité de harcèlement. Elle frapperait les cabinets conseils qui sont parfois les inspirateurs des politiques de management qui "dégradent les conditions de travail au point de mettre en danger le psychisme et la santé des travailleurs". Pour améliorer "l'efficience de la peine", l'avocat suggère par ailleurs une piste toute différente : adapter au droit du travail la "convention d'intérêt judiciaire" utilisée en matière de lutte contre la corruption et la fraude fiscale.
Depuis la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016, le procureur de la République peut conclure avec une personne morale mise en cause pour des faits d'atteinte à la probité (fraude, corruption, etc.) une "convention judiciaire d'intérêt public". Validée par le juge, cette convention comporte un plan pluri-annuel de mesures que l'entreprise doit appliquer, sous peine de voir sa sanction, exprimée en pourcentage de la masse salariale, encore aggravée. Elle comporte donc une peine complémentaire de surveillance judiciaire. En clair, la justice s'assure que les mesures prévues dans la convention sont effectivement mises en oeuvre. "L'entreprise doit également reconnaître publiquement qu'elle a fait quelque chose de pas bien sur le plan éthique, comme un name and shame", détaille Yves Monerris.
Cette menace d'une sanction financière importante peut en effet changer le rapport de forces, et contraindre l'entreprise à prendre en compte la santé des travailleurs ainsi que la paix sociale, approuve l'avocate Françoise Maréchal-Thieullent, spécialisée dans la médiation.
Avocate spécialisée dans le droit du travail et habituée aux dossiers de harcèlement, Karima Said semble sceptique sur ces propositions. Les dossiers de harcèlement soumis au juge pénal sont très peu nombreux, observe-t-elle. "A mes clients qui me parleraient du pénal, qui est une voie très aléatoire et très longue, je conseillerais plutôt de tenter d'obtenir la reconnaissance de la maladie professionnelle, qui peut impacter fortement l'employeur", précise l'avocate. Quant à la voie prud'homale, elle reste ingrate pour Karima Said, et pas seulement en raison de la longueur de la procédure : "Je n'ai quasiment jamais obtenu qu'un conseil reconnaisse le harcèlement subi par un client, sauf lorsqu'il s'agissait d'un juge départiteur". La réflexion renvoie à la possible hostilité des conseillers employeurs à toute reconnaissance du harcèlement moral, en dépit de l'interdiction formelle de tout mandat impératif qui pèse sur les conseillers, mais aussi à un certain état de la justice prud'homale, l'avocate se plaignant que les conseillers ne lisent pas toujours les dossiers.

La question qui se pose à ses yeux est aussi celle de la protection de la victime. "Je n'ai jamais vu un salarié ayant dénoncé des faits de harcèlement qui soit parvenu à rester en poste et à éviter la rupture de son contrat de travail, y compris lorsqu'il s'agit d'un salarié protégé", alerte-t-elle. Dans l'administration, la victime n'est pas licenciée mais déplacée, déplore en écho le représentant CFE-CGC du syndicat de police Alliance, Frédéric Galea. Et ce dernier, membre du CHSCT de la police nationale, de pointer les 254 signalements annuels effectués sur la plateforme nationale de la police parmi lesquels 173 cas de harcèlement. Résultat ? "Un seul a été transmis au parquet".
Pour améliorer la prévention du harcèlement moral, Karima Said suggère au législateur français de s'inspirer des exemples des pays voisins. En Belgique par exemple, lorsqu'un licenciement concerne un salarié ayant allégué des faits de harcèlement, et ce jusque que 12 mois après la date de ces accusations, l'entreprise doit justifier que ce licenciement n'a aucun lien avec ces accusations. "Cette exigence d'objectivation de la décision de licenciement me paraît de nature à mettre les employeurs face à leurs responsabilités", nous explique l'avocate.

Autre pays novateur : la Suède, où la première loi prévenant les atteintes à la santé date de 1889. Là bas, tous les salariés doivent être formés à la prévention de la violence au travail et aux risques psychosociaux notamment. Ils sont également encouragés à signaler tout problème à leur entreprise et à l'autorité de l'environnement du travail. C'est l'équivalent de notre inspection du travail, mais dotée d'une mission spécifique sur les violences, et disposant de pouvoirs d'investigation et d'amende importants. Aux Pays-Bas, c'est l'équivalent du CSE qui doit approuver le document d'évaluation des risques préparé par l'employeur. Si le "comité du travail" refuse de donner un avis conforme, le document n'aura aucune valeur légale, ce qui expose l'entreprise à des dommages et intérêts importants le cas échéant. "En cas de harcèlement ou de violence au travail avéré, l'employeur doit présenter un document montrant qu'il a respecté son obligation de prévention. Un document unilatéral ne lui suffit pas à montrer qu'il a rempli cette obligation", nous précise Karima Said. Des points précis, donc, mais dont on peut douter qu'ils soient saisis par le gouvernement et la majorité actuels, déjà très réticents à améliorer la réparation de la pénibilité.
Mais la façon la plus immédiate de lutter contre le harcèlement moral pourrait bien être de réhabiliter les notions d'éthique, de valeurs d'écoute et d'échange dans des entreprises aux organisations de plus en plus instables, et qui soumettent leurs cadres à des injonctions contradictoires intenables. C'est ce que soutient Christian Sanchez. Cet ancien DRH, devenu conseiller social pour des entreprises, se montre effaré de l'absence de prise en compte de ces valeurs dans le management et les ressources humaines, ou plutôt de leur trop faible poids face à la domination excessive de la productivité et de l'autorité. "J'ai même vu une formation à la négociation sociale animée par des agents du Raid, c'est-à-dire par des personnes qui sont parfois amenées à abattre l'interlocuteur avec lequel elles tentent de négocier", s'épouvante-t-il en dénonçant "la vision héroïque voire guerrière du manager". Allo, Carlos Ghosn, allo Didier Lombard ?
(1) Plusieurs intervenants lors du colloque de la CFE-CGC ont rendu hommage à Pierre Morville, décédé la semaine dernière. Ce dernier, délégué syndical CFE-CGC-UNSA de France Télécom, avait contribué à la prise de conscience de la situation dramatique dans l'entreprise en lançant, avec le syndicat SUD, l'Observatoire du stress (lire par exemple notre article).
(2) On pourrait lui objecter qu'il n'appartient qu'aux entreprises et aux élus des CSE de faire de la consultation sociale annuelle l'occasion d'un tel échange.
(3) L'art. L. 1152-1 du code du travail donne la définition suivante du harcèlement moral : "Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel".
"Les ministres du Travail et de la Santé n'ont pas relevé
l'importance du jugement de France Télécom"
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"Ni la ministre du Travail ni la ministre de la Santé n'ont relevé l'importance du jugement condamnant France Télécom et ses dirigeants. Rien, silence ! C'est donc à nous d'en parler, à nous de dire qu'il faut aller plus loin dans le sens de la réparation du préjudice en faisant reconnaître les effets du harcèlement moral comme un accident du travail, car cela favorisera aussi la prévention", s'est énervé, lors du colloque, le psychiatre Michel Debout, très impliqué dans la reconnaissance en France du harcèlement moral. Ce dernier voit dans ce jugement une reconnaissance du travail effectué au conseil économique au social. Saisi en effet par le gouvernement pour lui proposer une définition légale du harcèlement moral, le CESE avait fait un rapport du CESE rédigé par Michel Debout dans lequel la référence au collectif était appuyé, des travaux cités par le tribunal correctionnel dans sa motivation. Dans ce rapport, le CESE insistait sur la prévention des risques de harcèlement liés à l'organisation et aux finalités du travail, il recommandait que le harcèlement moral soit reconnu comme un risque professionnel et enfin demandait que le harcèlement soit pleinement sanctionné pénalement. ► Voir par ailleurs notre récapitulatif de la jurisprudence sur le harcèlement |