Comment se protéger des dégâts du "coronatravail" ?

Comment se protéger des dégâts du "coronatravail" ?

10.12.2020

Psychologue du travail, Anne-Charlotte Dupond exerce, en libéral, à Lannion. Elle reçoit des salariés affectés par l'incertitude liée à la crise sanitaire et à l'absence de perspective, mais aussi touchés par la charge de travail et la difficulté de vivre le télétravail en continu. Interview.

Constatez-vous, en ce moment, une fragilité particulière des salariés du fait de la crise sanitaire ?

J'exerce mon activité de psychologue du travail en cabinet et je traite toutes les problématiques, petites ou grandes, en lien avec l'activité professionnelle (1). J'accueille des personnes qui peuvent être en burn out, qui se posent des questions sur leur travail, etc. La situation que nous connaissons, depuis un an bientôt, a été douloureusement ressentie par les salariés. Il y a eu le confinement du mois de mars, assez brutal, avec une activité professionnelle à domicile qui n'était clairement pas à mes yeux du télétravail organisé et encadré.

Après le premier confinement, j'ai entendu de nombreux salariés me confier leur fatigue 

 

 

Des personnes se sont retrouvées en chômage partiel, d'autres ont perdu leur activité ou leur emploi. A la fin du confinement, j'ai beaucoup entendu des salariés me confier des sentiments de fatigue, d'irritabilité, beaucoup m'ont exprimé leur difficulté à fixer leur attention et à se concentrer, ce sont d'ailleurs des éléments que l'on retrouve dans les signes cliniques du burn out. Maintenant, plus le temps passe, plus ces éléments s'accentuent. Le contexte sanitaire crée une sorte d'anxiété à bas bruit mais constante et continue, épuisante à la longue, et elle crée, à tout le moins, une difficulté à se projeter dans l'avenir qu'on retrouve dans les discours des actifs. Quand je demande à mes patients ce qu'ils envisagent pour la suite, ils me répondent : "Mais que voulez-vous que je projette ?" 

Le deuxième confinement a-t-il aggravé les choses ? 

Disons que le répit a été bref pour les salariés. Lors du déconfinement, les salariés ont connu un redémarrage de l'activité pied au plancher. Et les entreprises ont refait venir leurs employés en présentiel, certes en s'équipant de masques et de gel mais sans toujours accompagner les salariés pour les faire s'exprimer et échanger sur la période du confinement et, comme je l'ai lu sur les réseaux sociaux, sur ce curieux "coronatravail".

Il aurait fallu prendre du temps dans les entreprises pour parler de cette situation 

 

 

Les entreprises auraient pu prendre un temps pour dialoguer avec leurs salariés, en leur demandant : "Et vous, comment avez-vous vécu ce confinement ?", mais leur préoccupation première était de retrouver une activité le plus vite possible. D'autre part, c'était sans doute compliqué pour les managers d'aborder cela, car ils n'y étaient ni formés ni préparés, et l'entreprise leur demandait de relancer la machine, alors même souvent que le travail à distance avait été intense. Déjà qu'en temps normal, il n'est pas évident d'aborder la question des risques psychosociaux (RPS), alors là, oser parler des RPS...Quelques services RH mis à part, il n'y a guère que la médecine du travail et les psychologues du travail pour aborder ce sujet ! Sauf, bien sûr, quand les problèmes deviennent visibles et que l'entreprise doit alors réagir..

Du point de vue individuel, comment un salarié qui télétravaille peut-il tenter d'éviter les dégâts de ce "coronatravail" ? On sait que le travail à domicile est parfois plus important que dans l'entreprise...
Trop travailler quand on est à domicile fait partie des risques, en effet, c'est ce qu'on appelle la suractivité. Je vois beaucoup de personnes, dans mon cabinet, qui travaillent en continu chez elles sans faire de pause, parce qu'il faut sauver l'activité économique. Je leur dis : attention, programmez une alarme sur votre portable au besoin pour y penser, mais faites des pauses, et de vraies pauses, pas en restant devant l'écran. Faites quelque pas, prenez un café, changez de rythme, pendant 10 à 15 minutes au moins. Sur la route, on vous dit bien : "toutes les 2 heures une pause s'impose", car conduire sans se reposer est dangereux.
Télétravailler, c'est comme conduire : il faut faire des pauses ! 

 

C'est pareil pour le télétravail ! Le cerveau a besoin de ces moments de calme et de détente. Du reste, si vous travaillez dix heures d'affilée sans lever le pied, je ne suis pas sûr que la qualité de votre travail soit si bonne en fin de journée. Et le salarié qui télétravaille peut souffrir des effets de la surcharge mentale liée à une activité numérique constante, à l'isolement, au brouillage entre la vie privée et la vie professionnelle. Ce sont des points sur lesquels les managers, car un salarié qui travaille seul chez lui fait toujours partie d'une organisation du travail, doivent être également vigilants. La charge de travail que vous avez, quelqu'un d'autre dans l'entreprise doit bien en répondre, vous avez forcément un manager qui en est à l'origine. 
Mais si mon entreprise ne met pas en place cette régulation de la charge du travail, que puis-je faire moi-même ?
Déjà, vous disposez d'un contrat de travail, avec des heures ou un forfait jours, et ce n'est pas parce que vous travaillez chez vous que cette limite horaire ou cette limite de nombre de jours travaillés ne s'applique pas.
Quand vous allez travailler sur site, votre temps de transport n'est pas payé !  

 

Il ne faut pas accepter le discours de certains managers du genre : "Puisque tu n'as plus la route à faire, tu peux bien commencer un peu plus tôt ou en faire un peu plus".  Votre journée de travail commence habituellement quand vous arrivez sur site, et votre temps de transport, que je sache, n'est pas rémunéré. Donc, chez vous, pourquoi commencer plus tôt ? Mon autre conseil, c'est, dans la mesure du possible compte tenu de votre logement, d'avoir un espace dédié pour le travail chez soi. Evitons de travailler toute la journée plié en deux sur la table de salon.

Un bureau à part ? 
Dans l'idéal. Mais un espace dédié, ce peut être simplement la table de la cuisine, à condition d'y être seul, et que cela soit a minima un peu organisé. L'autre conseil que je peux donner me paraît évident : quand la journée de travail est terminée, c'est terminé.
 Résistez à la tentation de lire vos mails pro le soir !

 

Coupez l'ordinateur, éteignez le téléphone professionnel si vous en avez un, etc. Bien sûr, ce n'est pas toujours évident vu le monde dans lequel nous vivons, mais il faut résister à la tentation de jeter un oeil sur ses mails professionnels le soir. Pourquoi le feriez-vous en télétravail si vous ne le faisiez pas habituellement ? Et si vous le faisiez avant, interrogez-vous sur votre pratique. Couper, ça permet de délimiter le temps professionnel et d'intégrer pleinement un temps personnel. 

Comment un salarié peut-il prendre conscience qu'il se met en danger ? Quels sont les signes qui doivent l'alerter ?
Si le salarié vit avec d'autres personnes, et qu'il reçoit de plus en plus des remarques comme : "Y'en a marre, tu bosses trop ! Tu ne supportes plus rien, on ne peut plus rien te dire", c'est un signe d'alerte. Si son sommeil est perturbé, même chose. Si le salarié vit seul, il doit s'inquièter à partir du moment où il a l'impression qu'il ne va pas y arriver, qu'il a de plus en plus de travail et qu'il ne peut plus y faire face. Il doit prendre conscience à un moment qu'il ne porte pas la responsabilité de l'entreprise sur ses seules épaules, et là encore, c'est la responsabilité des managers de réguler l'organisation du travail. 
Mais manager en télétravail n'a rien d'évident...
En effet, ce n'est absolument pas la même chose que manager en "présentiel". Il y a en France un déficit absolu de confiance en matière de télétravail. Ce que la Cnil (commission nationale informatique et libertés) a récemment évoqué, certains patients me le décrivent : "On a des programmes sur nos ordi qui vérifient notre temps de présence, le mouvement de la souris et du clavier, etc."
J'observe un émiettement des tâches, organisé à des fins de contrôle de l'activité du télétravailleur 

 

 

D'autres me confient être très souvent en réunion, avec des rendez-vous tous les jours. Quand je leur demande s'ils avaient ces mêmes réunions quand ils travaillaient dans l'entreprise, ils me disent non. Mais alors pourquoi procéder ainsi ? A quoi cela sert-il sinon à vérifier que le salarié travaille ? J'observe aussi un net émiettement des tâches, de façon à ce que l'encadrement puisse contrôler que tout est fait. La perte d'autonomie des salariés, avec le micromanagement de contrôle pointilleux, fait partie des risques liés à un télétravail.

Que serait un bon management à distance, de bonnes pratiques en ces temps de Covid-19 ?
La question de la confiance est essentielle. Cela vaut pour le manager mais cela vaut aussi pour le salarié. Ce n'est pas parce que vous êtes en télétravail que nous n'avez pas de comptes à rendre sur votre activité. Mais il y a une grande différence entre rendre des comptes sur son activité, qui est inhérent au lien hiérarchique, et être "fliqué" en permanence.
Recréez-vous des moments de convivialité entre collègues 

 

D'autre part, le manager doit se montrer disponible, par rapport aux questions liées à l'activité professionnelle bien sûr, mais aussi pour être "présent" auprès des salariés car de nombreuses personnes ne vont pas bien. Les personnes qui sont, selon le jargon en "full remote", en télétravail complet, se trouvent placées dans un isolement professionnel inédit. Finis les contacts informels avec les collègues, les pauses, les discussions. Se retrouver face à un écran toute la journée entraîne un déficit de contacts et rapports humains. Cela peut provoquer une certaine démotivation. Le travail, ce n'est pas seulement d'effectuer des tâches, c'est de rencontrer des collègues, c'est tout un environnement humain. Je conseille donc de recréer à distance des groupes informels, sans passer par la hiérarchie, pour faire ensemble une pause café, pour parler, recréer un peu de convivialité. 

Nous avons eu une année 2020 mouvementée. L'expérience que nous vivons va-t-elle durablement modifier notre façon de travailler ?
A la sortie du confinement, je crois que la France est le pays européen qui est le plus revenu au "présentiel". C'est pour moi un signe de défiance à l'égard des salariés et de leur autonomie, d'autant que cette reprise sur site n'était pas toujours justifiée. Certains salariés ont repris le chemin de l'entreprise mais en traînant les pieds, parce qu'ils avaient peur de la maladie (qui a envie de tomber malade et de se retrouver dans un service de réanimation ?), parce qu'ils étaient vulnérables ou qu'ils vivaient avec une personne vulnérable, parce que les consignes de prévention n'étaient pas bien respectées ou que les conditions de travail avec le masque devenaient difficiles.
La pression sur les entreprises va venir d'en bas pour imposer d'autres pratiques, une autre organisation du télétravail

 

Pour l'avenir, si le télétravail doit s'étendre durablement, j'espère que les choses changeront. Ce sera d'ailleurs sans doute moins du fait de l'accord national interprofessionnel sur le télétravail, qui ne me paraît guère contraignant pour les entreprises, que de la pression venant du terrain, de la "réalité du terrain" comme on dit en psychologie du travail. Ce réel pourrait imposer aux entreprises une meilleure organisation du télétravail et une meilleure prise en compte des besoins des salariés. Les changements, quoi qu'on en dise, viennent rarement d'en haut, c'est souvent le réel, le terrain, qui les impose. J'observe aussi qu'il y a de l'embauche dans certains fonctions via le télétravail, avec des salariés qui disposent d'un bon équipement. Une culture du travail à distance est donc en train de se construire. Mais pour répondre à votre question sur l'avenir, ce qui nous inquiète et ce que nous ressentons, nous psychologues, c'est la possibilité, comme on a parlé d'une deuxième vague Covid, d'une "vague psy". 

Que serait cette "vague psy" ? 
Après le premier confinement, j'ai vu arriver dans mon cabinet des personnes exténuées mais qui n'osaient même pas se plaindre. Elles jugeaient leur situation enviable par rapport à celle des soignants présentés alors comme des héros, dans un contexte marqué par toute un rhétorique guerrière et angoissante. Elles me disaient : "Moi, je suis resté chez moi, je n'ai "sauvé" personne". De quoi je me plains ?".
Je crains une multiplication des épuisements professionnels chez les salariés 

 

Je leur répondais : "Mais ce n'est pas de la plainte ce que vous ressentez, vous avez le droit de ne pas aller bien. Et puis, en restant chez vous, vous avez aussi aidé à contenir l'épidémie et à éviter des morts". Ces personnes, qui ont beaucoup travaillé à leur domicile et qui ne s'autorisaient pas à dire qu'elles n'allaient pas bien, ont parfois déjà fait des burn out. Je crains donc une multiplication des décompensations, des burn out, des épuisements professionnels chez les salariés, et cela nous fait peur à nous, psychologues, surtout quand on voit l'état de la psychiatrie en France, avec des psychiatres surchargés et donc un délai d'attente important, un manque de moyens criant, etc. Et encore nous ne voyons, en tant que psychologues libéraux, que les personnes qui ont les moyens de payer cette consultation...
Si l'on met ici de côté le droit d'alerte ou les expertises que peut lancer le CSE, quelle peut être l'action la plus efficace quand on est représentant du personnel ?
Faire preuve d'écoute, faire circuler la parole entre les salariés, mais aussi entre les employés et les cadres, dire aux autres qu'ils ont le droit de ne pas aller bien et qu'il vaut mieux en parler maintenant que d'attendre que cela empire. Les CSE ont un rôle à jouer pour inciter à cette prise de parole et ce débat sur la reprise du travail sur site.  
(1) Anne-Charlotte Dupond exerce à Lannion (Côtes-d'Armor). Voir ici son site où elle donne informations et conseils. 
Bernard Domergue

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