Le débat sur la compétitivité de l'économie française, et singulièrement de l'industrie, est relancé avec les annonces de fermetures de sites de Michelin, mais aussi les effets possibles d'un moindre allègement des cotisations sociales des entreprises et donc une augmentation du coût du travail. Qu'en pense l'économiste Nadine Levrattro, directrice de Recherche au CNRS ? Nous l'avons interviewée à l'occasion de la semaine de l'industrie (*).
Dans le cas de Michelin, je crois que la spécialisation de l'usine de Cholet dans les pneumatiques de camionnettes est en cause : alors que ce marché ne paraissait plus porteur, il n'y pas eu d'investissement pour renouveler et diversifier la production. Quand on veut tuer un établissement, on n'investit plus sur ce site, pour en conclure ensuite qu'il n'est pas suffisamment rentable compte-tenu du taux attendu par les actionnaires. Car la compétitivité, ce n'est pas une notion a priori, c'est le résultat d'un ensemble de choses.
Elle résulte de multiples facteurs. D'abord, le choix par les entreprises des modèles d'affaires, ensuite les investissements qu'elles réalisent, la façon dont elles recrutent - avec les éventuelles difficultés qu'elles rencontrent pour le faire - et bien sûr les stratégies qu'elles adoptent, sans oublier le volet des politiques publiques. C'est tout cet ensemble qui va déterminer la compétitivité des entreprises. En France, il y a un problème de compétitivité industrielle dans la mesure où nous ne sommes pas positionnés sur les bons secteurs et que nous ne développons pas les bonnes politiques publiques et les stratégies de développement les plus efficaces. Cela fait beaucoup de handicaps !
Nous sommes dans un contexte européen qui n'est pas favorable à l'industrie. Tous les pays européens, y compris l'Allemagne, connaissent des difficultés avec des baisses de la production industrielle. Le coût du travail, dans ce contexte, c'est un peu un serpent de mer.
Chaque fois que se pose le problème de la compétitivité industrielle en France, on dit : "Ah mais c'est à cause du coût du travail !" Mais c'est oublier qu'en France, les exonérations de cotisations sociales pour les employeurs ont quasiment doublé depuis 2017. Aujourd'hui, dans l'industrie, le coût du travail des entreprises françaises est inférieur à celui des entreprises allemandes. Le travail doit-il être gratuit pour ne plus être un problème ?!
En volume, ces exonérations bénéficient surtout à des secteurs qui ne sont pas exposés à la concurrence internationale : les services, le commerce, la construction, etc. Si les exonérations de cotisations sociales patronales devaient servir à booster la compétitivité, on peut s'interroger sur le sens qu'il y a à privilégier des secteurs d'activité sans concurrents internationaux. Pour le reste, il y a débat. Si on exonère de cotisations les bas salaires, alors qu'en même temps on soutient que pour avoir une main d'œuvre de qualité il faut bien la rémunérer et se situer donc au-delà du plafond qui ouvre droit à ces exonérations, il y a une forme d'injonction paradoxale pour les entreprises.
Si l'on prenait en compte la théorie - vérifiée - qui veut que plus la main d'œuvre est mieux payée, plus elle est productive, plus l'innovation se trouve favorisée, alors il faudrait baisser le plafond des exonérations de cotisations sociales pour limiter une forme d'incitation à embaucher des personnes peu payées donc modérément qualifiées. Cela éviterait les trappes à bas salaire, c'est-à-dire la maximisation par une entreprise de son montant global d'exonérations.
L'effet sur l'emploi de cette politique paraît peu massif, et surtout d'un coût très élevé, je vous renvoie aux études réalisées sur le sujet à la demande de France Stratégie. Il y avait eu, c'est vrai, un rebond positif après le Covid sans que nous retrouvions le niveau d'emplois industriels d'avant le Covid. Le timide processus d'industrialisation qui avait été observé a montré rapidement des signes d'essoufflement, quand on examine les chiffres du ministère de l'économie, de l'Insee et de Trendeo (**).
Ce qu'on voit surtout aujourd'hui, c'est que cette politique ne marche plus, nous sommes plutôt engagés dans une phase de destructions nettes d'emplois (***). Nous voyons plus d'annonces de fermetures de sites et de destructions d'emplois que que de créations, d'autant que ce qui a été promis dans le cadre du forum Choose France, les 4,3 milliards d'investissements, cela ne représente que 35 emplois par investissement et par site. C'est ridicule comparé aux effets sur l'emploi de la fermeture des deux sites Michelin, des restructurations de Valeo, Vencorex.
D'abord, il faudrait arrêter une politique qui ne marche pas, l'État l'a bien fait dans d'autres domaines, comme celui des emplois aidés. Pourquoi ne pas changer de braquet ? On a l'impression d'une sorte d'acharnement, qui produit une dépendance de plus en plus forte des entreprises aux exonérations de cotisations sociales, sans que cela ne se traduise par des effets visibles en termes d'emplois. Ce qui a été demandé, y compris par certaines entreprises, au moment de la suppression de la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, Nldr), c'était de conditionner les aides, en faisant de l'éco-conditionnalité.
Il faut dire qu'à l'époque, tout le monde pensait que les Etats Unis n'auraient pas à nouveau Trump comme président et que l'évolution des entreprises vers un modèle plus respectueux du social et de l'environnement resterait forte au niveau mondial. Donc, l'idée était de conditionner les aides à la réalisation d'éco-investissements. Et il y a toute une réflexion européenne à mener. Quel sens y-a-t-il à continuer de faire entrer en Europe des produits de Chine ou des États Unis alors que ces deux grands blocs ne respectent pas du tout les mêmes règles que l'Union européenne, tout en ayant des politiques protectionnistes avec des barrières tarifaires et des financements publics très importants pour la Chine ? Le risque sinon, c'est que l'Union européenne n'apparaisse plus que comme un marché ouvert, ce qui n'a aucun sens pour la construction d'un système industriel. On l'a d'ailleurs bien vu pour Opella, la filiale de Sanofi : les repreneurs sont des fonds américains, les fournisseurs de molécules et produits actifs sont asiatiques, en revanche ce sont bien les systèmes sociaux, la sécurité sociale et l'assurance complémentaire qui rendent ce marché solvable en Europe...
L'innovation de rupture est en effet un des points clefs de notre politique industrielle, avec de façon générale le crédit impôt recherche (CIR), la "start up nation", les investissements étrangers avec Choose France, etc. Autrement dit, nous tablons davantage sur l'arrivée de nouveaux établissements et de nouvelles entreprises que sur la croissance interne des entreprises existantes.
Or quand on analyse les recherches empiriques en France et à l'étranger, on voit que les croissances pérennes sont les croissances internes. Curieusement, ce n'est pas là-dessus que mise le gouvernement. On pourrait en faire une interprétation très politique : alors qu'on peut inaugurer un nouveau site issu d'investissements étrangers, on ne peut guère inaugurer des créations d'emplois d'un site existant, ça ne permet guère à un élu ou à un responsable politique de briller dans la presse. Tout ce qui relève de la moyenne industrie, ça n'apparaît pas non plus très brillant ou sexy en termes de nouveautés. Je parle ici du politique, mais il ne faut pas non plus dédouaner les entreprises. Ce sont quand même les dirigeants qui font leur choix d'investissement, eux qui décident de verser des dividendes colossaux tout en fermant des établissements, eux qui préfèrent des rachats d'action à des investissements dans l'appareil productif. Il y a une concomitance malheureuse entre une politique industrielle mal ciblée et des stratégies de grands groupes défavorables à la France, lesquelles peuvent être "justifiées" par le coût du travail, dont nous parlions, mais aussi par le coût de l'énergie.
Je n'aimerais pas être à leur place, ils sont souvent confrontés à un chantage à l'emploi, et leur position est extrêmement difficile. Mais elle peut être utile. Par exemple en transmettant le plus en amont possible l'information sur l'existence d'une menace sur un site ou une production, afin que cette alerte puisse être relayée à l'extérieur par des organisations syndicales et des élus locaux. Sans doute aussi, pour les organisations syndicales, faut-il pousser en faveur d'une conditionnalité des aides publiques aux entreprises.
(*) Pas moins de 7 400 événements sont organisés en France du 18 au 24 novembre dans le cadre de la semaine de l'industrie, une manifestation organisée par la Direction générale des Entreprises (DGE) afin d'informer le public, et notamment les jeunes, sur les carrières et les métiers industriels. L'industrie a en effet toujours du mal à pourvoir ses offres d'emploi en France (lire
(**) Le cabinet Trendeo publie régulièrement des statistiques sur les ouvertures et fermetures de sites industriels et sur les investissements étrangers en France. Les dernières estimations, citées par les Echos, montrent une inversion de tendance : entre les mois d'avril et d'août 2024, les annonces de fermetures d'usine sur le territoire (47) ont dépassé les ouvertures (37), soit 10 sites en moins, le solde en matière d'emploi restant positif au premier semestre 2024 malgré la perte de 1 640 emplois industriels entre le 1er juin et le 20 septembre. L'Insee évoque pour sa part une stabilité de l'emploi industriel au 3e trimestre 2024, l'industrie représentant 11% de l'emploi privé. Des chiffres à suivre...
(***) Le dernier baromètre de l'industrie du gouvernement, de novembre 2024, affirme pour sa part que la dynamique de réindustrialisation en France se poursuit : si la France a enregistré 176 et 1892 ouvertures nettes de sites industriels en 2022 et 2023, elle ne dénombre plus, sur le premier semestre 2024, que 36 ouvertures nettes. "La décélération amorcée au cours du premier semestre ne remet pas en question la réindustrialisation de la France, elle poursuit la trajectoire anticipée dans les prévisions de l’Etat : cumulé aux ouvertures et extensions de 2022 et 2023 les résultats restent dans la tendance pour atteindre les objectifs de réindustrialisation", affirme le baromètre. Pour une analyse opposée, lire par exemple ce document de la CGT.