Covid-19 : faute d'avoir correctement consulté son CSE et sa CSSCT, Renault est obligé de suspendre son activité à Sandouville

Covid-19 : faute d'avoir correctement consulté son CSE et sa CSSCT, Renault est obligé de suspendre son activité à Sandouville

11.05.2020

Dans une ordonnance de référé rendue le 7 mai, le tribunal judiciaire du Havre ordonne à Renault de suspendre l'activité de son usine de Sandouville. Les juges obligent le constructeur à reprendre la procédure d'information-consultation du CSE, jugée irrégulière du fait d'une mauvaise convocation des membres et d'une information donnée insuffisante. Le juge ordonne à Renault d'associer les élus à l'actualisation du document unique d'évaluation des risques et de dispenser une formation pratique aux salariés, avant la reprise, pour le port des équipements de protection. Ce jugement inquiète les employeurs. Une autre décision, concernant Carrefour Market, reconnaît le risque biologique auxquels sont exposés les salariés de la distribution mais juge "illusoire" la demande syndicale de leur faire attribuer des masques "FFP2".

L'usine Sandouville (Seine Maritime) de Renault, qui avait commencé à relancer sa production le 27 avril, s'est vue contrainte par le tribunal judiciaire du Havre de suspendre son activité, dans une ordonnance de référé rendue jeudi 7 mai par le tribunal judiciaire du Havre saisi par la CGT (lire l'ordonnance en pièce jointe).  Cette suspension durera "le temps de la régularisation de la procédure de consultation du CSE".

Les juges condamnent également Renault à procéder à une évaluation des risques, à retranscrire celle-ci dans le document unique, et à mettre en oeuvre sur ces bases "les actions de prévention ainsi que les méthodes de travail et de production garantissant un meilleur niveau de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs conformément à la réglementation générale et à celle spécifique sur les risques biologiques, le tout en y associant les représentants du personnel".

Enfin, l'ordonnance contraint l'entreprise à "organiser et dispenser pour chacun des salariés avant qu'ils ne reprennent le travail, une formation pratique et appropriée à la sécurité conforme à la réglementation générale incluant les équipements de protection individuelle", ce programme de formation devant être préalablement soumis pour consultation au CSE.  

La recevabilité d'une action syndicale sur la consultation du CSE

Selon le syndicat CGT de l'usine Sandouville, qui emploie près de 2 000 salariés, si le CSE a bien été consulté le 23 avril en vue de la reprise d'activité, il ne l'a pas été régulièrement, notamment parce que les membres du CSE ont reçu une convocation sur leur boite mail professionnelle, alors que les salariés n'y avaient pas accès depuis leur domicile, et aussi parce que les éléments remis au CSE n'étaient pas suffisants pour permettre à l'instance de rendre "un avis éclairé".

Enfin, la CGT jugeait insuffisante l'évaluation des risques professionnels. De son côté Renault plaidait avoir respecté la procédure de consultation et soutenait que seule l'instance, et non le syndicat, était compétente "pour intenter une action pour défendre ses propres prérogatives". Ce dernier point a été rejeté par le tribunal au motif que dix des demandeurs de la CGT sont membres du CSE et qu'ils ont donc intérêt à agir afin de faire respecter les règles de consultation du CSE. C'est là un des aspects juridiques novateurs de la décision pour l'avocat de la CGT, Karim Berbra, du cabinet Baudeu & associés : "La Cour de cassation considère que le syndicat ne peut pas se substituer à l'instance pour invoquer une irrégularité que l'instance elle-même ne soulève pas. Mais avec les ordonnances Macron, le CSE lui-même résulte souvent d'un accord collectif et un syndicat est donc légitime à agir pour faire respecter cet accord collectif".

Les raisons données par le juge pour déclarer irrégulière la consultation

A propos de la consultation, le tribunal estime que Renault aurait dû convoquer, préalablement au CSE et non pas postérieurement au comité, la commission santé, sécurité et conditions de travail, car c'est ce que prévoit l'accord du 17 juillet 2018 (*). Sur la convocation du CSE, le tribunal donne également acte à la CGT que plusieurs membres du comité social et économique n'ont pas eu connaissance de l'existence d'une adresse mail professionnelle à leur nom et ne pas y avoir eu accès depuis leur domicile, ce qui suffit au juge pour constater l'irrégularité de la convocation des membres du CSE.

Quant à l'insuffisance des informations apportées au CSE, le juge suit également le constat de la CGT : "L'ordre du jour de la réunion du CSE du 23 avril a été remis aux membres du CSE avec seulement un document. Il s'agit d'une présentation Powerpoint consacrée aux modalités organisationnelles de la reprise de l'activité (horaires et transport) sans évoquer les aspects liés à la santé et à la sécurité des travailleurs, hormis les gestes barrières". Devant l'absence de document relatif à la santé et la sécurité des travailleurs concernant spécifiquement Sandouville, le tribunal en conclut que le CSE n'était pas en mesure d'émettre un avis éclairé. Cette consultation du 23 avril est donc annulée et Renault doit reprendre la consultation du CSE depuis le début.

La réalisation d'une consultation en bonne et due forme conditionne donc la reprise de l'activité du site, et cette consultation doit également s'accompagner d'une association du CSE à l'actualisation du document unique d'évaluation des risques. Les plans de prévention doivent être modifiés en conséquence, notamment pour l'accueil des entreprises extérieures, qui doit donner lieu "à des inspections préalables communes avec le ou les chefs d'entreprises extérieures".

Une obligation de formation des salariés avant la reprise

Bons points pour Renault : le jugement donne tort à la CGT en estimant que les travailleurs de Renault ne sont pas exposés au risque biologique comme peuvent l'être, par exemple, des professionnels de santé, et il donne un satisfecit au constructeur sur les conditions de la restauration des salariés sur place.

Dans une ligne de production, une formation des salariés au port du masque me semble s'imposer

 

En revanche, le tribunal insiste sur la formation préalable aux équipements de protection et à la sécurité sanitaire que Renault doit assurer aux salariés avant la reprise d'activité. "Compte-tenu du contexte de pandémie du virus du Covid-19 et de sa dangerosité pour la santé et la sécurité des travailleurs de l'usine, une formation doit impérativement leur être dispensée pour leur apprendre à travailler sans prendre le risque d'être contaminé", dit l'ordonnance. A ce sujet, le kit et le guide pratique présentés par Renault ne démontrent pas l'existence "d'une formation pratique, pas seulement théorique, et appropriée à chaque poste ait été dispensée à chacun des salariés avant la reprise du travail".

Rien de plus logique pour l'avocat de la CGT, Karim Berbra : "Si je suis ouvrier et que je travaille à la chaîne, comment puis-je faire pour porter un masque toute la journée et tenter de respecter des gestes barrières ? Cela n'a rien d'évident. Cela justifie une formation pratique, ne serait-ce que sur le port du masque".

 Des employeurs ont peur de reprendre l'activité

 

Ce jugement fait au contraire réagir les avocats d'entreprise. L'absence de consultation d'un CSE est un délit d'entrave certes mais il ne justifie pas la suspension de l'activité, soutient Sabrina Kemel. Et l'avocate du cabinet FTMS de rappeler que même la cour d'appel de Versailles n'a pas suspendu totalement l'activité d'Amazon. Notons au passage que si l'arrêt Amazon pointait également le défaut d'évaluation des risques et d'association des élus du personnel à ce travail de prévention, comme d'ailleurs l'ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Lille à propos de Carrefour Market (lire notre encadré), chez Renault trois syndicats avaient signé un accord en vue de la reprise d'activité prévoyant une commission sanitaire paritaire locale pour travailler sur ces conditions de reprise (voir notre encadré). 

Par ailleurs, l'obligation de formation pratique pour le port des masques et le lavage des mains à dispenser aux salariés qu'impose l'ordonnance du Havre à Renault est aux yeux de Sabrina Kemel une obligation excessive et de nature à "infantiliser" salariés et employeurs. Car ici, souligne-t-elle, des notices d'instructions et un "kit de formation" avaient été remis aux salariés.   "Certains de mes clients hésitent à reprendre leur activité de peur de voir leur responsabilité engagée", ajoute-t-elle.

 

(*) "Les CSSCT peuvent être réunies pour travailler en amont de la réunion du CSE sur tout dossier nécessitant la consultation de ce dernier", peut-on lire dans l'accord sur le CSE signé par Renault le 17 juillet 2018 (lire notre article).

 

Les autres syndicats jugent la décision "incompréhensible"

La décision obtenue par la CGT a été jugée incompréhensible par les syndicats CFDT, FO et CFE-CGC, qui ont signé avec la direction de Renault l'accord du 2 avril en vue de la reprise d'activité (lire notre article). Ce texte prévoit notamment que sur chaque site, établissement ou filiale, Renault crée "une commission de préparation sanitaire à la reprise" afin de sécuriser toute reprise de travail, une commission comprenant la direction, le service de santé au travail et trois représentants par organisation syndicale représentative au plan local. "La CFE-CGC ne comprend pas cette décision. Notre équipe locale a travaillé pour que les meilleures conditions sanitaires soient mises en place pour la santé de tous, notre priorité. Désormais, quid de la gestion des salariés et des conséquences pour l'entreprise ?" a réagi, sur twitter, Guillaume Ribeyre, DSC CFE)CGC. 

"C'est une décision incompréhensible car elle ne reflète pas du tout la réalité du terrain. Derrière tout ça, il y a des familles et des salariés qui s'inquiètent de savoir comment ils vont être payés à partir de ce lundi puisque le chômage partiel sera levé", a commenté Fabien Gloaguen, de FO, cité par Ouest-France. Sur France 3, ce délégué estime que les conditions de travail étaient conformes à l'accord du 2 avril et satisfaisantes (marquage au sol, distanciation, masques, énumère Paris Normandie).

"100% des salariés devaient reprendre le travail ce lundi, ils resteront chez eux, comme les 700 intérimaires qui étaient attendus", a également regretté Franck Daoût, de la CFDT, dans l'Usine Nouvelle.

 

Carrefour Market : le "risque biologique" impose des mesures de prévention en concertation avec le CSE et les représentants de proximité, mais les masques FFP2 ne peuvent être fournis

A la différence de l'ordonnance concernant Renault, l'ordonnance de référé prise le 5 mai par le tribunal judiciaire de Lille à la demande de l'inspection du travail de la CFDT et de la CGT (lire en pièce jointe) reconnaît l'existence d'un "risque biologique" pour les salariés de Carrefour Market dans la mesure où ceux-ci sont constamment au contact du public. L'entreprise "doit associer les membres du CSE et les représentants de proximité aux mesures prises pour réduire le risque lié au SRAS-CoV-2 et en justifier auprès de l'inspecteur du travail par la communication des comptes-rendus et procès-verbaux des réunions au fur et à mesure de leur tenue".

Le juge ordonne également à Carrefour Maket de procéder à une information individuelle et à une formation des salariés sur le port des équipements de protection individuels, et lui rappelle qu'il est tenu de compléter le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP).

En revanche, aux demandeurs qui réclamaient au juge d'ordonner à l'entreprise de procurer aux salariés des masques FFP2 plus protecteurs (lire notre article), le juge oppose une fin de non recevoir : vu que l'Etat a réquisionné ce type de masques, "il apparaît totalement illusoire qu'un commerce puisse se procurer des masques de ce type". En outre, le tribunal déclare que le masque chirurgical, "dans la mesure où il ne protège pas celui qui le porte, n'est pas un équipement de protection individuelle", et qu'il ne peut donc pas imposer à l'employeur de communiquer et afficher les notices accompagnant les EPI...

 

Bernard Domergue

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