CSRD : "On est en train d'enterrer globalement le sujet"

CSRD : "On est en train d'enterrer globalement le sujet"

16.03.2025

Mathieu Carrée, commissaire aux comptes, a obtenu son visa durabilité fin 2024. Le projet européen Omnibus constitue une perte d'opportunité à titre individuel mais, selon lui, les conséquences seront plus dommageables au niveau collectif. Interview.

En tant que commissaire aux comptes habilité à certifier des informations en matière de durabilité, comment accueillez-vous la proposition de la Commission européenne ("paquet Omnibus") de réduire fortement le périmètre d’application de la CSRD ou encore d'en reporter les dates d’application ?

Je la vois comme une sorte de renoncement puisque les objectifs de la directive CSRD étaient à l'origine plutôt ambitieux et on sentait que l'Union européenne avait une position affirmée de leadership sur ces sujets. Aujourd’hui, le contexte géopolitique a évolué et l'Union européenne passe à une position de "suiveur" des États-Unis qui possèdent une attention moindre sur les sujets de durabilité.

Pour quelles raisons êtes-vous devenu Cac "vert" ? Quel est votre parcours ?

J'ai travaillé pendant une douzaine d'années dans des cabinets, internationaux puis nationaux. Ensuite, je suis parti pendant cinq ans en entreprise. Je me suis inscrit en tant que commissaire aux comptes en décembre 2023 et en tant que Cac habilité à certifier des informations de durabilité en novembre 2024. En tant que citoyen, je suis sensible aux questions environnementales et sociétales. Intégrer les sujets RSE dans mon activité professionnelle a constitué un facteur clé dans le cadre de ma décision d'installation (création de cabinet ex-nihilo fin 2024).

Ce projet européen met donc à mal vos projets et va avoir des impacts sur votre activité…

A titre individuel, il s’agit d’une perte d’opportunité mais cela ne remet pas en cause mon schéma d'installation. La CSRD, avant les reports annoncés, constituait un relai de croissance pour l'ensemble des commissaires aux comptes, mais d’autres opportunités existent encore aujourd’hui dans les métiers du chiffre.

La CSRD représentait une véritable opportunité, en tant qu’indépendant, de pouvoir intervenir sur des sujets différents, de sortir du cadre de la certification légale des comptes. Je trouvais intéressant dans la démarche de renforcer le dialogue avec les dirigeants en terme de stratégie à long terme. Au-delà de l'obligation réglementaire, la CSRD leur permet de prendre de la hauteur par rapport à leur stratégie de développement et à leur business model, de prendre du recul par rapport aux facteurs de différenciation des entreprises sur leur marché.

Avez-vous commencé à effectuer des missions de durabilité ?

Non, pas à ce jour.  Un de mes clients dépasse les seuils pour l'exercice 2025 (pour une publication du rapport de durabilité en 2026), mais n'a pas encore nommé de Cac de durabilité.

C’est une entreprise de la vague 2 qui pourrait d’ailleurs voir décaler son obligation de publication du rapport de durabilité. Le Sénat a récemment voté un report de 4 ans pour les entreprises des vagues 2, 3 et 4…

Oui, ce délai de 4 ans interpelle parce que j’ai le sentiment que la France se cale sur le mandat de Donald Trump aux États-Unis.

Quelle est votre cible ? Plutôt les grandes entreprises ou les PME cotées ?

Je me suis installé en tant que Cac et expert-comptable indépendant, avec une clientèle de PME et ETI. L’esprit de la CSRD est de couvrir les scopes 1, 2 et 3 et donc d'avoir dans la démarche la totalité de la chaîne de valeur avec l’intégration des fournisseurs et des clients. Avec la CSRD telle qu'imaginée à l'origine, de nombreuses sociétés qui étaient en dessous des seuils allaient devoir initier une démarche CSRD pour répondre aux demandes de leurs clients et fournisseurs. Cet élan risque malheureusement d’être brisé.

Réfléchissez-vous ou allez-vous réfléchir à un changement de positionnement ou de stratégie ?

J'imaginais que la durabilité allait représenter une part significative de mon activité sans être une part majoritaire. Aujourd'hui, je constate qu'à court et moyen terme, cette activité va être fortement réduite. Cela constitue un sujet à titre individuel, mais je pense que les conséquences seront plus importantes au niveau collectif.

Quels seront les impacts plus globalement selon vous ?

Ces décisions auront des impacts sur les entreprises elles-mêmes, sur certains cabinets et également pour notre planète Terre.

On distingue deux types d'entreprises. Celles qui ont travaillé le sujet CSRD depuis déjà quelques mois et qui vont avoir l'impression d'avoir perdu leur temps et leur argent en recourant à des cabinets de conseil, pour au final pas grand-chose. Et les entreprises qui n'ont pas initié de démarche CSRD vont recevoir un signal négatif et être tentées de ne pas travailler les sujets CSRD à court ou moyen terme.

Au niveau des cabinets, la CSRD était également une opportunité de renforcer l'attractivité des métiers, alors que la plupart des cabinets rencontrent beaucoup de difficultés à recruter. La CSRD constitue un levier pour pouvoir marketer différemment les opportunités qui existent dans les cabinets, proposer des carrières avec davantage de sens et séduire des profils qui étaient historiquement moins attirés par les métiers du chiffre.

L’enjeu de la CSRD reste également d'assurer la viabilité de la Terre pour les générations futures. Tout décalage de la CSRD représente un recul, alors que l'on constate que les limites planétaires vont rester inchangées, avec ou sans CSRD. Les modèles économiques traditionnels sont davantage basés sur la croissance et sur l’exploitation infinie des ressources naturelles. La CSRD représente l’espoir de voir émerger collectivement des modèles de croissance plus durables.

Un autre point intéressant également dans la CSRD, c'est l’existence du volet taxonomie. La taxonomie devait initier un cercle vertueux en vérifiant si les financements étaient orientés ou non vers des activités durables par les établissements bancaires.

Les contraintes sur les entreprises induites par la CSRD sont souvent mises en avant. Qu’en pensez-vous ? Comment avez-vous appréhendé le sujet après vos 90 heures de formation ?

Quand j'ai commencé à suivre la formation, ma première impression a été que, sur certains aspects, la CSRD voulait être parfaite ou trop parfaite. Intellectuellement, elle est très bien pensée. Mais, avec un peu de recul, elle présente un côté "usine à gaz" et peut donner le sentiment qu’elle a été créée par et pour des technocrates.

Les grands groupes disposent de la capacité à s’emparer du sujet CSRD, en revanche, c’est une prérogative complexe pour des PME et ETI moins structurées et qui possèdent moins de moyens financiers pour être accompagnées par des cabinets de conseil dans leur démarche.

A mon sens, plutôt que de rechercher un idéal de perfection, nous pouvons rester pragmatiques et mettre en action les dirigeants et les entreprises sur la RSE. La politique des petits pas permet de continuer à avancer.

Rien n'est encore définitif et le cadre actuel reste en vigueur…  

Non, mais on sent toutefois que la tendance est au décalage. J’ai le sentiment qu'on est en train d'enterrer globalement le sujet, alors que celui-ci devrait être pris à bras le corps par les entreprises et les dirigeants.

Les dirigeants et les entreprises doivent se concentrer sur leurs facteurs de différenciation. La différenciation par les coûts représente une guerre perdue d’avance pour les Européens dans le contexte géopolitique et économique actuel.

Le défi des Européens est de redevenir compétitifs en misant sur l’innovation et la RSE, dont la valeur doit être perçue par le client. Dans le contexte français, toute initiative favorisant la consommation locale et durable aura un effet positif sur l’environnement, l’emploi et les finances publiques.

Propos recueillis par Céline Chapuis

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