Dangers de la silice : que peut faire un CSE ou un syndicat ?

Dangers de la silice : que peut faire un CSE ou un syndicat ?

06.02.2024

Cash Investigation, sur France 2, a consacré une enquête et un débat aux maladies professionnelles en France. A l'heure où l'exécutif multiplie les discours vantant la simplification des normes, l'émission est venue rappeler, à l'inverse, le caractère protecteur, pour la santé des travailleurs, de ces normes lorsqu'elles sont définies rigoureusement, ainsi que l'efficacité d'une politique de prévention. Focus sur la silice, reconnue cancérogène, avec les conseils donnés aux CSE et syndicats d'entreprise par plusieurs professionnels et représentants syndicaux.

Il n'est pas si fréquent de voir la télévision proposer, à une heure de grande écoute, une émission parlant conditions de travail, santé au travail et maladies professionnelles, avec des enquêtes conclues par un débat (*). Bravo donc à France 2, même si l'on peut se montrer agacé par une certaine scénarisation de l'information, avec par exemple ces images récurrentes assimilant la reconnaissance ou non des maladies professionnelles à un filtrage à l'entrée des boites de nuit...

La silicose toujours bien vivante !

Quoi qu'il en soit, les enquêtes diffusées, si elles n'ont rien apporté de très nouveau aux spécialistes et praticiens, ont touché au coeur du sujet. En matière de prévention, tout d'abord. A nos yeux, la silicose est une maladie appartenant au passé, notamment au monde des mines, cette poussière de charbon ayant abrégé l'espérance de vie de très nombreux travailleurs des galeries de charbon. Funeste erreur ! Les maladies respiratoires d'origine professionnelles sont toujours présentes.

Après les mines et l'amiante, la poussière de silice apparaît comme un risque majeur 

 

 

La catastrophe sanitaire de l'amiante est proche de nous : d'anciens travailleurs meurent encore chaque année de cette maladie, la France ayant beaucoup tardé à interdire cette fibre à l'origine de cancers du poumon ("mésothéliomes") et à reconnaître ceux-ci en maladie professionnelle. Dans cette affaire, pour laquelle les victimes n'ont toujours pas obtenu de procès pénal, on a pu voir combien les intérêts économiques et le souci du maintien des emplois allaient à l'encontre des préoccupations de santé des travailleurs et pouvaient retarder des décisions publiques (lire notre article). 

Et que dire de la silice ? Cette poussière, présente notamment dans les sites de production de béton et dans les chantiers du BTP, préoccupe aujourd'hui les experts et médecins. Dans une étude datant de mai 2019, sur laquelle est revenu Cash investigation, l'Agence nationale sécurité sanitaire alimentaire (Anses) alerte sur les dangers de la "silice cristalline". Ce minéral, présent dans la croûte terrestre, est utilisé dans de multiples applications, que ce soit pour la construction avec le béton (Cash investigation évoque les centrales béton de Lafarge), mais aussi dans la chimie, la fonderie, les peintures, caoutchoucs, comme on le voit dans le schéma "filière" ci-dessous. 

Anses

Si ses poussières microscopiques sont inhalées, ce matériau représente un danger pour l'homme : depuis 1997, la silice cristalline est classée cancérogène pour l'homme par le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer) car elle provoque un cancer des bronches, mais elle peut aussi favoriser l'apparition d'autres pathologies (**).

1 million de salariés exposés ! 

Pour l'Anses, il s'agit là d'un sujet majeur pour la santé publique et la santé au travail. L'Agence estimait en 2019 que 365 000 travailleurs seraient exposés par inhalation à la silice cristalline, en particulier au quartz" parmi lesquels de "23 000 à 30 000 travailleurs seraient exposés à des niveaux excédant la valeur limite d’exposition professionnelle (VLEP) de 0,1 mg.m-3 (0,1 milligramme par mètre cube) actuellement en vigueur en France (voir l'article R. 4412-149 du code du travail), et plus de 60 000 à des niveaux excédant la VLEP la plus basse proposée au niveau international établie à 0,025 mg.m-3".

En janvier 2023, Santé Publique France a été plus alarmante encore en évaluant à un million le nombre de travailleurs exposés à la silice cristalline. Pas de quoi surprendre Frédéric Mau, de la CGT du BTP : "Dans notre secteur, tout le monde est confronté à la poussière minérale, que ce soit en perforant du béton, du fait de la circulation des camions, ou dans les chantiers routiers".

Les seuils français sont jugés trop peu protecteurs 

 

 

Plus des deux tiers de ces niveaux d’expositions concernent le secteur de la construction, le restant touchant les secteurs de la fabrication des produits minéraux non métalliques, de la métallurgie et des industries extractives. L'Anses avait déduit de son étude la nécessité de revoir la valeur limite d’exposition professionnelle à la silice cristalline quelle que soit sa forme, les seuils français étant jugés "insuffisamment protecteurs". L'Agence suggérait aussi une meilleure surveillance médicale pour favoriser le dépistage des pathologies (silicose, tuberculose, pathologies rénales…) ainsi qu'une révision des tableaux de maladies professionnelles en lien avec la silice cristalline.

Le tableau des maladies professionnelles évolue lentement 

 

 

Le tableau des maladies professionnelles concernant la silice est le tableau n°25. Il n'a pas été modifié depuis 2003 malgré les recommandations de l'Anses (**). Cela n'étonne pas Michel Ledoux, un avocat qui connaît bien le problème pour travailler depuis des années sur les dossiers amiante des mineurs de Lorraine : "La modification des tableaux de maladies professionnelles peut prendre beaucoup de temps. C'est lié aux réticences des employeurs qui financent les risques AT-MP. Via leurs organisations professionnelles, ils freinent les demandes d'évolution des organisations syndicales. Par exemple, il a fallu attendre 2023 pour la reconnaissance officielle du lien entre le cancer de l'ovaire et l'amiante, un lien qui faisait pourtant consensus depuis une quinzaine d'années chez les médecins".

Les préconisations de la Haute autorité de la santé et de la médecine du travail

Si le tableau n'a pas été mis à jour, en revanche, un médecin du travail peut suivre les préconisations émises en 2021 par la Haute autorité de la santé et de la société française de médecine du travail pour la surveillance médicoprofessionnelle des travailleurs exposés ou ayant été exposés à la silice cristalline.

Ce document comprend aussi des méthodes de prévention primaire établies par l'INRS afin d'éviter ou limiter l'exposition aux poussières dangereuses. Citons quelques recommandations pour les chantiers du BTP, qu'on retrouve sur le site de l'Organisme de prévention du secteur, l'OPBTP :

  • humidification des zones de travail ;
  • mise à l'étanchéité des broyeurs ;
  • captage à la source des poussières (aspiration) ;
  • appareils de protection respiratoire (l'INRS conseille, en fonction de l’exposition attendue et de la durée des travaux, un appareil filtrant à ventilation libre ou assistée, équipé de filtre antiparticules de classe 3 type FFP3 ou un appareil isolant) ;
  • combinaison à capuche jetable de type 5 ;
  • lunettes, etc.

L'enquête de Cash investigation tendait à montrer que tous les sites exposant leurs salariés à l'inhalation de poussières de silice ne prenaient pas forcément les mesures de prévention appropriées ou recommandées par les organismes de prévention (lire notre encadré).

Quel rôle pour le CSE  ? 

Dans le débat succédant aux enquêtes de Cash Investigation, plusieurs intervenants, comme François Desriaux (rédacteur en chef de Santé & travail et vice-président de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante, l'Andeva) et Sophie Binet (la secrétaire générale de la CGT), ont souligné combien les ordonnances travail de 2017, qui ont fondu le CHSCT dans le CSE, avaient affaibli la capacité d'agir des élus du personnel en matière de conditions de travail, de santé et de sécurité. Seule la députée Renaissance Charlotte Parmentier-Lecocq, présidente de la Commission des affaires sociales de l'Assemblée, a défendu l'apport de l'instance unique de représentation du personnel. 

Quoi qu'il en soit, que peut faire un syndicat d'entreprise ou un CSE, qui dispose des prérogatives de l'ancien CHSCT, lorsqu'il soupçonne que des salariés soient confrontés à des pollutions dangereuses via des poussières de silice ?

Informer les salariés du risque, faire modifier le plan de prévention, demander des équipements de protection 

 

 

L'avocat Michel Ledoux suggère trois actions classiques : "Un, demander à l'employeur de sensibiliser les salariés et de les informer sur le risque, et de les former sur le sujet. Deux, demander à l'entreprise de revoir le plan de prévention, en actualisant le document unique d'évaluation des risques (DUERP). Je rappelle qu'un ancien salarié d'une entreprise doit pouvoir remonter jusqu'à 40 ans en arrière pour voir à quels risques il a été exposé. Il est donc essentiel, pour assurer sa traçabilité, de bien écrire ce document unique et de l'actualiser. Dans les chantiers BTP faisant appel à plusieurs entreprises, je rappelle également qu'un coordinateur doit établir un plan de prévention global (***).Trois, demander à l'employeur de fournir aux opérateurs les équipements de protection individuels (EPI) adaptés, et veiller à ce que l'encadrement s'assure du fait qu'ils sont bien utilisés".

Or ce n'est pas toujours le cas, notamment parce qu'un salarié peut ne pas avoir conscience d'un danger qui ne cause souvent aucune blessure apparente immédiate. Michel Ledoux cite l'un de ses dossiers : "Dans un chantier, les salariés ont inhalé du gaz carbonique alors qu'ils avaient des masques à disposition mais ils ne les portaient pas. Ils ont été hospitalisés..."

Dans les chantiers, les travailleurs portent des gants, mais pas de lunettes ni de masques 

 

 

Préventrice dans le BTP à Reims, Anne Gallois, déléguée syndicale CFDT, partage ce constat : "Quand on visite les chantiers, on s'aperçoit que le port des gants est entré dans les usages, mais pour le reste, pour les lunettes et les masques, c'est encore très rare. Les salariés nous disent : "Mais on ne va pas mettre ça, on va ressembler à des cosmonautes !" Et c'est encore pire dans les centres d'apprentissage : les jeunes ne sont pas prêts du tout. Quand on leur explique les effets sur la santé de la poussière de silice, alors là seulement ils se mettent à réfléchir".

A ses yeux, le CSE doit déjà, pour commencer à agir, s'approprier le sujet, et le partager à tous les élus : "Il faut que chacun soit conscient de l'importance du sujet et du risque pour la santé. Ensuite, ils pourront sensibiliser les salariés".

Une présence syndicale très faible dans les centrales à béton 

 

 

Il faut dire que les cancers du poumon ne se révèlent parfois qu'après des dizaines d'années d'exposition. "Or dans le BTP, les tâches sont diverses, les chantiers souvent à ciel ouvert, les travailleurs peuvent ne pas sentir la menace, et surtout ils bougent d'un chantier à l'autre. Et dans les centrales à béton, peu de salariés sont employés, avec une présence syndicale très faible", constate Michel Ledoux. Et l'avocat de conseiller aux CSE, par exemple en cas de mauvais équipements de protection mis à disposition, de saisir la Carsat, la caisse d'assurance retraite et santé au travail. 

Si l'employeur conteste l'existence même d'un risque, le CSE peut non seulement faire appel à la Carsat pour demander un contrôle et une analyse, mais aussi recourir, en cas de risque grave, à une expertise (****). A l'occasion de celle-ci, il peut, par exemple, faire réaliser des prélèvements qu'un laboratoire analysera pour démontrer la réalité de la pollution et donc du risque d'inhalation de particules dangereuses. "Contrairement à ce qu'on imagine, nous dit un expert CSE, c'est extrêmement simple et peu onéreux (de l'ordre de 40€), et le budget de l'instance peut prendre en charge son coût. Si ces prélèvements sont répétés à des dates régulières afin de faire la démonstration de récurrence de cette pollution, cela peut apporter un début de preuve devant une juridiction". 

Quel rôle pour le syndicat ? 

Pour faire bouger les choses, Frédéric Mau, responsable santé travail à la fédération CGT du bâtiment, mais aussi délégué syndical CGT d'Eurovia, une entreprise de construction des routes, ne compte pas sur le CSE mais sur le syndicat d'entreprise. "D'une part, le CSE a surtout repris les prérogatives des délégués du personnel et du comité d'entreprise, moins celles du CHSCT, et nous avons moins d'élus et de moyens. Comme beaucoup de militants n'ont pas rejoint le CSE, nous avons perdu l'expertise des élus CHSCT", nous explique-t-il.

Dès lors, fort de son implantation dans sa société, lui a choisi de miser sur l'action syndicale et il recommande aux autres syndicats d'entreprise de sa fédération d'en faire autant. "Je lance une alerte estampillée CGT, et ça a plus de poids, ça fait peur. Pareil si j'ai besoin de faire intervenir la Carsat pour faire faire un prélèvement", raconte-t-il. 

Le délégué syndical peut demander par exemple l'humidification d'un chantier, ou la fin de l'emploi de tel ou tel matériau pour le chantier d'une route. "Nous sommes souvent confrontés à l'emploi de mâchefer, un mélange de résidu de déchèteries et de matériaux. Mais les ordures sont parfois mal brûlées, et comprennent des déchets médicaux", lâche-t-il. Si l'employeur ne bouge pas, Frédéric Mau va jusqu'à le menacer de publier des photos et d'alerter la presse, "car l'image publique d'une entreprise, c'est sensible". 

Un exemple de prévention obtenue dans la brique

On l'a vu au début : la pollution à base de silice ne concerne pas seulement le BTP mais aussi l'industrie. Désormais retraité depuis deux ans, Alain Orazio, qui a travaillé pendant 42 ans dans l'industrie de la brique et qui était secrétaire du CE européen, a pour sa part contribué à faire évoluer les choses dans son entreprise, Imerys. "Plusieurs sites du groupe, dont Colomiers où je travaillais (Ndrl : l'activité a depuis été rachetée par Bouyer Leroux), avaient une activité de rectification des briques. Une fois cuites, celles-ci devaient passer dans des meules afin d'être égalisées pour pouvoir être assemblées par colle sur les chantiers. Cette rectification produisait beaucoup de poussière", nous raconte ce militant CFDT.

Au début des années 2010, une mobilisation syndicale met en avant la dangerosité de ces poussières. "Nous avons fait intervenir l'inspection du travail, et fait réaliser des mesures", témoigne Alain Orazio. Résultat : les postes de travail sont équipés d'aspirateurs, et les machines régulièrement nettoyées, les ouvriers portent des masques. "Malgré l'étanchéité et l'aspiration, nous observions encore de la poussière rouge sur les postes de travail, mais beaucoup moins qu'avant. Nous étions passés sous les seuils d'exposition", se souvient Alain Orazio. 

 

(*) Cliquer ici pour accéder au replay de l'émission

(**) Sur le tableau 25 et les maladies liées à la silice, voir les explications données par le docteur Lucien Privet pour l'Andeva, l'association des victimes de l'amiante.

(***) Selon la définition du site de prévention dans le BTP, l'OPBTP, un plan de prévention (PDP) est "un document d'évaluation et de prévention des risques réalisé lorsqu'une ou plusieurs entreprises extérieures doivent intervenir au sein d'une entreprise utilisatrice et qu'il y a donc co-activité entre les collaborateurs des deux structures".

(****) Pour le risque grave, voir l'article L. 2315-94 du code du travail. Voir aussi la notion de danger grave et imminent (DGI), qui donne la possibilité à un élu du personnel d'alerter l'employeur et d'inscrire cette alerte dans un registre spécial (articles L. 4131-2 et L. 4132-2 du code du travail). L’employeur alerté doit immédiatement ouvrir une enquête avec l’élu et prendre les mesures pour faire cesser le danger

 

Les informations données par l'organisme de prévention du BTP

"Au vu des niveaux de concentration relevés en silice cristalline lors des mesurages sur les chantiers, la mise en œuvre de mesures de protection collective associées au port d’un appareil de protection respiratoire adapté permet de limiter l’exposition des opérateurs à des niveaux de concentration inférieurs à la VLEP dans les situations observées" : c'est la conclusion de la campagne de mesure de l'empoussièrement à la silice sur les chantiers, appelée "Cartosilice", conduite de 2017 à 2020 par l'Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (l'OPBTP), avec la fédération nationale des travaux publics (FNTP), la fédération française du bâtiment (FFB) et les artisans de la Capeb (lire le document en pièce jointe). Autrement dit, le respect des seuils d'exposition dépend de façon cruciale du port d'équipements de protection.

Il résulte de cette campagne de nombreuses fiches d'information, disponibles sur le site de l'OPBTP, correspondant à des situations de travail comme des travaux en extérieur, le percement de béton, la découpe de carrelage, le nettoyage de chantiers, etc. 

"Depuis le 1er janvier 2021, les travaux exposant à la poussière de silice cristalline alvéolaire issue de procédés de travail son classés comme agent cancérigène (arrêté du 26 octobre 2020 fixant la liste des substances, mélanges et procédés cancérogènes au sens du code du travail). Dès lors qu'un salarié est exposé dans le cadre de son activité professionnelle à de la silice cristalline alvéolaire, l'employeur doit désormais respecter la réglementation spécifique aux agents CMR (cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques) (articles R4412-59 à R4412-93 du code du travail)", rappelle l'OPBTP.

 

 

Bernard Domergue

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