Défaut de télétravail : "La faute inexcusable expose les employeurs à un vrai risque juridique"

Défaut de télétravail : "La faute inexcusable expose les employeurs à un vrai risque juridique"

11.11.2020

Certes, le protocole sanitaire prônant la généralisation du télétravail n'est qu'une recommandation sans force contraignante, indique l'avocat Michel Ledoux, mais ce spécialiste en matière de santé et sécurité au travail estime que les employeurs s'exposent à des risques juridiques s'ils ne mettent pas en oeuvre certains principes de précaution. Interview.

Pendant des semaines, Elisabeth Borne a répété qu’il n’y avait pas de risque lié à la Covid-19 dans les entreprises du moment qu’elles respectaient le protocole sanitaire, avant de recommander, depuis le reconfinement décidé par le président de la République, une généralisation du télétravail pour tous les postes de travail qui s’y prêtent. Que vous inspirent ces déclarations successives de la ministre du Travail ?

Cela fait partie des injonctions paradoxales que les employeurs subissent depuis le début de la crise sanitaire : on leur demande à la fois de protéger la santé et d’assurer la sécurité des salariés mais aussi de poursuivre l’activité des entreprises. Nous comprenons, bien entendu, le message sur la santé que veut faire passer la ministre du Travail. Cette demande correspond d’ailleurs tout à fait à la démarche de prévention qui consiste tout d’abord à éviter le risque. En effet, aucun employeur n’étant en mesure de garantir qu’aucun de ses salariés ne sera contaminé sur le lieu de travail, même en faisant en sorte que le risque soit le plus faible possible dans les locaux de l’entreprise, la première façon d’éviter le risque au travail est donc de favoriser le télétravail. Après une phase de relâchement, le gouvernement a durci les mesures et on peut donc estimer que la ministre du Travail est dans son rôle en suggérant une généralisation du télétravail. Mais même si la ministre menace les entreprises de contrôles, on voit bien qu’elle a du mal à expliquer clairement les sanctions encourues.

Quel est, selon vous, le risque couru par un employeur qui refuse d’opter pour une généralisation du télétravail ?

Dans son article L. 4121-1, le code du travail fait peser sur l’employeur une obligation de sécurité. L’article suivant du code, le L. 4121-2, liste les 9 principes de prévention que l’employeur doit mettre en œuvre : éviter le risque, l’évaluer, le combattre à la source, etc. Enfin, l’article L.4121-3 rentre dans le détail de l’évaluation des risques. Tout cela est bien connu. Sauf que le Conseil d’Etat, le 19 octobre dernier, dit clairement que les préconisations du gouvernement pendant la crise sanitaire, qui prennent la forme d’un protocole sanitaire, n’ont aucun caractère obligatoire. Elles constituent seulement des « recommandations » qui peuvent aider les employeurs à respecter leur obligation de prévention.

 Le protocole n'a pas de force contraignante, sauf s'il reprend des éléments déjà codifiés

 

 

Si la recommandation du protocole se superpose à une disposition du code du travail, il s’agit en revanche d’une obligation. Prenons l’exemple de la mise à jour du document unique d’évaluation des risques : l’employeur qui ne s’y conforme pas risque une amende de cinquième classe. Concernant le télétravail, qui ne fait pas l’objet d’une obligation dans le code du travail, je vois mal comment un employeur qui ne mettrait pas en place le télétravail risquerait quoi que ce soit sur le terrain pénal. Aucune sanction directe résultant de l’absence de télétravail ou d’une mise en œuvre incomplète du télétravail ne pourrait lui être infligée. Ajoutons que l’obligation de prévention de l’employeur a été balisée par la jurisprudence. L’arrêt du 28 juillet 2002 a donné naissance à cette obligation de sécurité de résultat, fondée au départ sur le contrat de travail, puis sur la loi avec les articles du code que je citais, et l’arrêt Air France du 25 novembre 2015 nous dit qu’un employeur avisé d’un risque et qui est capable de justifier avoir respecté tous les principes généraux de prévention (évaluation, plan d’action, etc.) a rempli son obligation de prévention.

Quelles analyses juridiques tirez-vous de tout cela ?

Parlons tout d’abord du droit civil. Depuis quelques semaines, nous avons un tableau des maladies professionnelles qui comprend la Covid-19 (Ndlr : c’est le tableau 100). Ce tableau va permettre à des salariés atteints de façon assez grave (je pense notamment aux soignants) de voir reconnue leur maladie professionnelle. Ce pourra être aussi le cas de salariés non reconnus dans le cadre de ce tableau qui obtiendraient, au vu de leur état de santé, la reconnaissance de leur exposition professionnelle via le comité régional unique.

Un salarié dont la maladie liée au Covid a été reconnue comme maladie professionnelle pourrait se retourner contre l'employeur

 

 

 

Une fois leur maladie professionnelle reconnue, que pourront faire ces salariés ? Invoquer la faute inexcusable de leur employeur en revendiquant par exemple l’absence de port de masque en début de pandémie, la mise à disposition insuffisante de gel hydroalcoolique, l’absence de distanciation physique et, pour les malades récents, l’absence de mise en place du télétravail. Car si les recommandations n’ont pas de valeur car ce ne sont ni des décrets ni des arrêtés, au titre de la faute inexcusable de l’employeur, ces recommandations peuvent constituer des mesures destinées à préserver la santé des salariés. Car ces mesures de préservation ne résultent pas forcément d’une loi ou d’un décret, mais aussi des protocoles gouvernementaux. Il y a donc ici un vrai risque juridique. Un salarié dont la maladie professionnelle liée à la Covid-19 a été reconnue et qui serait capable de démontrer que le télétravail n’avait pas été suffisamment généralisé dans son entreprise alors que son poste s’y prêtait pourrait conduire un juge à reconnaître la faute inexcusable de l’employeur.

L’impossibilité de démontrer l’origine et le lieu de la contamination n’entraîne-t-elle pas une absence de risque pour l’employeur ?

Non, car nous sommes ici dans la logique de présomption inhérente aux maladies professionnelles. Rien n’empêche la victime, dès lors que sa maladie professionnelle a été reconnue, d’invoquer la faute inexcusable de l’employeur. C’est même dans ce cas à l’employeur de démontrer avec certitude que la pathologie a été contractée en dehors du travail. Ajoutons que le salarié qui n’a pas vu sa maladie reconnue comme professionnelle pourrait tout de même agir devant les prud’hommes contre son employeur et demander des dommages et intérêts pour non respect de l’obligation de prévention en pointant la non généralisation du télétravail dans l’entreprise.

Que dites-vous, pour votre part, aux entreprises s’agissant du télétravail ?

Le protocole sanitaire doit être considéré comme une boussole leur permettant de respecter leur obligation de prévention. Plus l’entreprise va coller à la direction indiquée par la boussole, plus elle va se protéger. Les entreprises doivent faire le mieux possible.

L'employeur doit pouvoir justifier son choix

 

 

Si l’employeur ne peut pas recourir au télétravail ou s’il ne peut y recourir qu’en partie, il doit pouvoir le justifier. Prenons l’exemple de notre cabinet : de l’extérieur, on pourrait estimer que tout le monde pourrait télétravail. Mais en réalité, ce n’est pas le cas, nous sommes une cinquantaine de personnes mais seulement quelques unes sont en télétravail. Pourquoi ? Parce que nous avons des audiences partout en France, parce que même si on peut préparer certaines conclusions à la maison, c’est très peu pratique car tous les dossiers ne sont pas systématiquement dématérialisés, et parce que nous devons être efficaces pour assurer la pérennité du cabinet, après le premier confinement dont nous sommes sortis affaiblis. Pour autant, bien entendu, nous respectons le port du masque, la distanciation physique, le gel coule à flot, nous évitons le plus possible les réunions, nous déjeunons les uns après les autres dans notre petite cantine, nous avons un bon document unique d’évaluation des risques, nous avons informé le personnel.

Vous parliez du risque civil. Qu’en est-il du risque pénal ?

Homicide et blessure involontaire, je n’y crois pas une seconde. Cela requiert un dommage et une négligence ainsi qu’un lien de causalité certain entre les deux, or la Covid est partout et il me semble très difficile de démontrer que le décès d’un salarié est lié à la négligence d’un employeur. Je ne crois pas davantage à la reconnaissance du délit de mise en danger de la vie d’autrui.

La mise en danger de la vie d'autrui ne me paraît pas applicable ici

 

 

Car cela nécessite la violation d’une obligation particulière de prudence et de sécurité imposée à l’employeur par la loi et le règlement (et l’on vient de voir que le Conseil d’Etat ne considérait pas comme tel le protocole) et il faut en outre que l’employeur fasse preuve d’une hostilité manifeste à l’application d’une norme, ce qui n’est pas le cas, à l’évidence, d’un employeur qui met, même partiellement, en place le télétravail. En revanche, au titre du code du travail, le risque pénal pourrait intervenir. On peut imaginer qu’un inspecteur du travail, après une première remarque verbale, décide d’envoyer une lettre d’observations à l’entreprise.

Un inspecteur du travail peut saisir le juge des référés en invoquant un télétravail insuffisant

 

 

 

Puis, si ce courrier n’est pas suivi d’effet, l’inspecteur pourrait adresser une mise en demeure et enfin, toujours en l’absence de réaction, il pourrait saisir le juge des référés en disant : « Telle entreprise qui est en mesure de généraliser le télétravail ne le fait pas et cela crée une situation dangereuse. Je vous demande de suspendre l’activité de l’entreprise le temps que l’employeur mette en place un télétravail conforme et permettant d’éviter des situations dangereuses ». Si le gouvernement veut marquer les esprits en prenant un exemple, c’est bien ce qui pourrait se produire dans les prochaines semaines, l’inspection du travail pouvant utiliser les informations données par un CSE. On peut aussi imaginer des procès verbaux dressés par l’inspection du travail, et qui pourraient être transmis au parquet, visant à sanctionner par des amendes une mauvaise organisation du travail. En effet, le code du travail indique qu’il faut aménager les locaux pour garantir la sécurité des salariés, et utiliser des équipements de travail et de protection adaptés à la préservation de la santé des salariés.

Que peut-il se passer en cas de différend entre le CSE et l’employeur sur l’appréciation d’une bonne prévention du risque, via le télétravail ?

Un employeur peut estimer ne pas pouvoir placer tous les salariés en télétravail et un CSE peut le contester. Dans ce cas, une demande d’expertise peut être faite. Et le juge des référés peut très bien ordonner cette expertise afin d’établir les postes télétravaillables ou non.

Bernard Domergue

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