Derrière la réforme des retraites, la crise du travail
23.02.2023

La réforme des retraites serait-elle l'arbre qui cache la forêt de la crise du travail ? C'est ce qu'a mis en lumière une table ronde organisée, hier, au siège de la CFDT, à Paris, avec la crème de la recherche sur le sujet du travail. Dominique Meda, Bruno Palier et Olivier Mériaux ont ainsi pu éclairer les syndicalistes venus en nombre.
La salle de la CFDT était pleine jeudi 23 février, preuve, s'il en était besoin, de l'intérêt du sujet. Intérêt souligné dès l'introduction de la table ronde par le sociologue Michel Wieviorka : "Le travail fut pendant des dizaines d'années le cœur de l'action ouvrière et syndicale. Cela permettait de construire une action puissante et de mettre en cause les orientations générales de la vie collective. Aujourd'hui, cette centralité du travail est relativisée, il faut le repenser". Que s'est-il donc passé pour que le travail parvienne à une crise telle qu'une réforme des retraites passe avant un questionnement du travail ? Les réponses de Dominique Méda (1), Bruno Palier (2) et Olivier Mériaux (3).
La sociologue et philosophe s'exprime régulièrement dans les médias et diverses conférences (lire notre encadré lors des 40 ans de l'Ires) sur le travail, sujet qu'elle laboure au fil de ses livres depuis les années 90. Sa position sur la réforme des retraites est simple : "Le préalable indispensable est de rendre le travail soutenable, et la France n'a pas une position très glorieuse sur les conditions de travail", déplore-t-elle en pointant le fait que tous les outils statistiques nécessaires existent et sont disponibles, à condition de bien vouloir s'y intéresser. "Demander de travailler plus longtemps sans traiter la question du travail est donc une provocation", ajoute-t-elle, "alors que la moitié des salariés interrogés disent ne pas se sentir capables de faire le même métier ne serait-ce que jusqu'à 60 ans". Elle soulève par ailleurs que le ministère du travail a perdu sa place dans l'élaboration des politiques : "Martine Aubry a créé la Dares pour faire contrepoids à l'expertise de Bercy, qui a aujourd'hui retrouvé tous ses pouvoirs. Enfin, elle appelle à un vaste chantier de reconversion écologique des emplois : "En mettant le travail au coeur de ces enjeux, on pourrait tout reconstruire autour de l'écologie".
Marylise Léon, secrétaire générale adjointe de la CFDT complète ces propos avec l'enquête syndicale Parlons travail (2016), "qui a révélé les grands enjeux sur le collectif et les difficultés d'exercice du travail, mais également des carences en dignité et reconnaissance au travail".
"Comment en est-on arrivé à abîmer à ce point le travail", s'interroge le directeur de recherches dont nous avons commenté l'ouvrage consacré aux réformes des retraites (lire notre article). Sa réponse : les politiques publiques de l'emploi depuis les années 70 sont les principales responsables de la crise du travail. "Il faut revenir en arrière sur la lutte contre le chômage : dans un premier temps, on a instauré les préretraites dans l'optique de faire de la place aux autres. Puis à la fin des années 80, les gouvernements ont dit que le problème du chômage était lié au coût du travail et ont prévu des exonérations de cotisations pour tout salaire versé autour du Smic. La politique de l'emploi en France était donc de réduire le coût du travail. Le problème, c'est que cela a un effet dans les mentalités, cela a imposé le fait qu'effectivement, le travail serait un coût. Et par ailleurs, cela ne crée pas d'emploi mais des effets de seuil bloquant les salaires", analyse-t-il.
Si le travail est d'emblée considéré comme un coût, la suite logique veut que l'on ne cherche à améliorer ni l'égalité des salaires, ni les conditions de travail, ni la pénibilité, ni l'emploi des seniors. Selon le chercheur, ces politiques sont à mettre en parallèle des recherches de compétitivité dans une course aux bas coûts avec des pays concurrents qui eux, ne disposent pas de systèmes sociaux ni éducatifs. "Dans cette optique, c'est donc en éliminant progressivement les systèmes de retraite, d'éducation, de santé et de formation que la France deviendrait compétitive sur les prix", alerte Bruno palier.
Yvan Ricordeau, Secrétaire National de la CFDT en charge des retraites réagit à ces propos : "Cela rejoint la présentation de la réforme des retraites dans un PLFSSR (4) : comment peut-on expliquer l'adaptation du système de protection sociale au monde du travail à travers des tableaux financiers ? C'est prendre les choses à l'envers".
"La réforme risque de créer une trappe à précarité, dont le sas entre la fin du travail et la retraite va s'allonger", regrette Olivier Mériaux. Il ajoute que "la mesure d'âge aura un impact immédiat dans les 10 prochaines années, en revanche, les dispositifs d'accompagnement mettront plusieurs années avant d'être effectifs. C'est une réforme hypocrite puisqu' Emmanuel Macron disait lui-même en 2019 être opposé à une mesure d'âge, et dangereuse pour la cohésion sociale". L'ex-directeur adjoint de l'Anact pointe également qu'"on ne parle des seniors qu'au sujet de la retraite, mais il faudrait se pencher réellement sur leur statut. Dans un contexte d'intensification du travail, on pourrait imaginer des orientations différenciées du travail en fonction de l'âge car on ne travaille pas tous de la même façon, et on ne peut pas tous être à 100 % jusqu'à 64 ans". Il ajoute enfin que la réforme des retraites pose la question de la compréhension du travail par le logiciel de l'action publique : "Il n'y a pas de politique du travail, si on considère qu’elle ne peut pas se réduire ou se confondre avec une politique de l'inspection du travail ou une politique de l'emploi".
En conclusion, les invités ont unanimement réclamé de vraies assises du travail comme préalable à la réforme des retraites et pointé le risque d'ascension de l'extrême droite comme conséquence d'un mépris du travail et des travailleurs. Laurent Berger, a terminé la table ronde par ces mots : "Le travail, c'est l'élément central pour parler des retraites, sinon c'est parler dans le vide. Il existe encore une fierté du monde du travail, le gouvernement ne peut pas passer le travail sous silence".
(1) philosophe et sociologue spécialiste du travail
(2) directeur de recherches au CNRS et à SciencesPo
(3) directeur des études et synthèses du cabinet Plein Sens, et ex-directeur général adjoint de l'Agence nationale d'amélioration des conditions de travail
(4) projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif