Désinsertion professionnelle : les signes qui doivent alerter

Désinsertion professionnelle : les signes qui doivent alerter

12.10.2020

Faire preuve de bienveillance et d'écoute afin de prévenir les risques de "désinsertion professionnelle" des salariés : c'est ce que préconisent des consultants à l'adresse des managers et employeurs. Des conseils qui valent sans doute aussi pour les élus du personnel tant ceux-ci peuvent être sollicités par des salariés au bord du burn out...

Depuis la rentrée, de nombreux acteurs et observateurs du monde du travail ont souligné l'état de fatigue et de lassitude ressenti par de nombreux salariés. Ceux-ci ont été éprouvés par la charge de travail et la solitude subies lors du confinement, lors du télétravail ou de la reprise d'activité sur site, mais ils sont aussi affectés par le climat d'incertitude engendré par la crise sanitaire et ses conséquences sur le travail et l'emploi. De là à y voir un risque accru de "désinsertion professionnelle", il n'y a qu'un pas...qu'il faut sans doute franchir tant la situation actuelle paraît porteuse de périls.

Mais qu'entend-on par "désinsertion professionnelle", terme qui recouvre, selon Julie Plassat, directrice du pôle insertion du cabinet Amnyos, "des situations extrêmement variées" ? C'est, dirons-nous, le risque couru par une personne de perdre son emploi à la suite d'une détérioration de sa santé ou de la survenue d'un handicap, qu'elle qu'en soit l'origine, professionnelle ou personnelle (voir le rapport de l'Igas de 2017). Mais ce risque peut être pris dans un sens plus général, qu'on pourrait définir comme un processus de mise en danger professionnelle d'un salarié. Ce risque a fait l'objet, mercredi 7 octobre, d'un webinaire organisé par la Sécurité sociale, à l'occasion des 75 ans des ordonnances qui l'ont créée (1).

Des situations vécues très différentes

Cette introduction pourrait laisser penser que les conditions de travail et les exigences de performance n'entrent pour rien dans les déséquilibres qu'un salarié peut subir et intérioriser. Pour Vincent Caux, qui a accompagné de nombreux salariés depuis une dizaine d'années, il n'en est rien. "La désinsertion professionnelle est une notion assez large qui permet donc d'articuler des problèmes différents, individuels et collectifs, privés et professionnels, comme les conflits au travail, l'épuisement professionnel, les risques psychosociaux, les changements difficiles, les événements traumatisants comme des accidents du travail ou des agressions extérieures, etc.", explique ce psychologue, consultant et formateur sur les risques psychosociaux (RPS) et la qualité de vie au travail (QVT) pour le cabinet Ariane conseil  (groupe Imagine Human).

La désinsertion professionnelle ne doit pas être réduite à des problématiques personnelles 

 

Julie Plassat est bien d'accord sur ce point : "La désinsertion professionnelle ne doit pas être réduite à des problèmes de santé, à des problématiques personnelles, à des situations de handicap, bref à des facteurs individuels". Et la consultante, de relater plusieurs expériences à l'appui de son propos.

C'est Stéphanie, une commerciale performante sur son poste et très appréciée, qui est promue mais dans des conditions telles qu'elle n'a le temps ni de se former ni de s'adapter à ses nouvelles missions : "Son prédécesseur était déjà parti et sa direction pensait qu'elle se débrouillerait puisqu'elle était très performante". Résultat : Stéphanie s'épuise, s'isole, finit par demander des arrêts de travail, et risque le burn out.

Un rythme de production qui s'accélère, une salariée qui n'arrive pas à suivre et qui se blesse...

 

C'est l'histoire d'Eric, un salarié malade dont l'opération ne donne pas les résultats escomptés et qui souffre d'acouphènes, de maux de tête récurrents au point qu'il a dû mal à suivre les échanges lors des réunions de travail et à réagir, à prendre la parole. Comme on lui a confié une nouvelle mission, "il n'ose pas parler de ses difficultés de peur de paraître faible" mais ses fluctuations d'humeur finissent par dégrader ses relations avec ses collègues. "A chaque arrêt de travail, son retour est plus difficile, si bien qu'il risque de perdre son poste", résume Julie Plassat.

Autre exemple, celui de Françoise, ouvrière à la chaîne dans l'agroalimentaire. Ces derniers temps, le rythme de production s'est accéléré car l'entreprise a gagné des contrats. De nouveaux matériels ont été installés sur les chaînes en urgence pour faire face à ces commandes. Dans les mois qui suivent, le taux d'absentéisme des salariés augmente, le taux d'accident aussi et Françoise est directement concernée. 

Un risque qui peut toucher n'importe qui

Autant de situations différentes qui renvoient donc à la nécessité de la prévention des risques de la part de l'employeur, et donc à des outils d'analyse des situations professionnelles proposées notamment par l'Anact (voir ici son guide), sans oublier le rôle d'alerte que peut jouer le CSE, sa capacité à sonner l'alarme, à lancer une expertise, à demander à l'entreprise d'agir.

Mais les cadres, les responsables d'équipes, les managers ont aussi une partition à jouer, ont dit les professionnels qui ont participé au webinaire de la sécu. A leurs yeux, il est crucial d'alerter les employeurs et les managers sur la détection et sur le traitement de ce risque, et les inviter à la bienveillance.

Ce risque peut toucher n'importe qui. Ce n'est pas une affaire de faiblesse mais d'équilibre entre ce que la vie et le travail exige de nous et les ressources dont on dispose pour y faire face 

 

 

Non seulement parce que risque de "désinsertion professionnelle" représente un coût pour l'entreprise, du fait de l'absentéisme, de la baisse de motivation ou d'implication voire de qualité professionnelle qu'il peut engendrer, mais aussi parce qu'il en va de la santé et de la vie des personnes. Or ce risque peut toucher n'importe qui. Cela n'est pas une affaire de faiblesse mais d'équilibre, a justement souligné le psychologue Vincent Caux. Un équilibre entre d'un côté ce que la vie et le travail exigent de nous et les ressources dont nous disposons (nous et nos relations professionnelles, amicales et familiales que nous pouvons solliciter) pour y faire face. "Si, à un moment donné, la balance se déséquilibre, le risque de désinsertion professionnelle apparaît et il faut le prendre au sérieux", avertit Vincent Caux (2). Et ce dernier de préciser : "Des salariés qui pourraient habituellement faire face à des difficultés professionnelles passagères, parce qu'ils ont de nombreux amis, des activités extérieures, peuvent soudain ne plus les supporter s'ils doivent en même temps affronter des difficultés personnelles liées à la maladie d'un proche, à des difficultés de couple ou à un divorce".

Certains tentent d'éviter le problème ressenti en travaillant encore plus, ce qui doit être un signe d'alerte 

 

Lorsque ces déséquilibres se produisent, leurs effets peuvent être visibles dans plusieurs domaines. Au travail, rien de plus fragile que la concentration, vite perturbée par des préoccupations qui accaparent l'énergie, mais ce déséquilibre peut aussi conduire le salarié à s'isoler, à diminuer le nombre de ses contacts, à s'énerver, devenir irritable, à changer de comportement. Les relations humaines, professionnelles notamment, peuvent en pâtir. Sur le plan émotionnel, l'anxiété se manifeste souvent, la colère peut aussi l'emporter mais l'apathie n'est pas moins préoccupante. Le stress provoque des insomnies et donc un surcroit de fatigue au travail. "Parmi d'autres signes de difficulté, certains vont se désengager ou, au contraire, vont tenter d'éviter leurs problèmes personnels ou de compenser des difficultés professionnelles en étant encore plus présents au travail ou en surtravaillant, ce qui doit être un signe d'alerte pour leur entourage ou leur management", prévient le psychologue. En situation de télétravail, les signaux inquiétants sont les mêmes, même s'ils sont plus difficiles à détecter. A ce sujet, le consultant en risques psychosociaux rappelle qu'un travail en télétravail doit rester encadré et borné : "Il doit y avoir des heures de travail, des bornes, et une mesure de la charge de travail pour que celle-ci reste  supportable".

Comment agir ?

Pour Vincent Caux, les managers doivent pouvoir agir pour prévenir ces risques de désinsertion professionnelle. Comment ? En percevant les signes d'alerte et en intervenant, en restant dans le champ du travail bien sûr. Une affaire d'empathie humaine, de bienveillance, et aussi de tact.

Un manager peut montrer qu'il est disponible, à l'écoute 

 

"Un cadre peut montrer à un salarié qu'il est disponible, que ce dernier peut venir le voir, il peut l'inviter à s'exprimer, par exemple en disant : "J'ai l'impression que c'est difficile pour toi le travail en ce moment...Comment ça se passe ?" Le psychologue suggère de poser des questions ouvertes, d'offrir des solutions ou du moins, dans un premier temps, une écoute : "Qu'est-ce que je pourrais faire pour vous ? Comment puis-je vous aider ?"

Encore faut-il, pourrait-on ajouter, que cette écoute soit suivie d'effet s'il s'avère que la cause du malaise du salarié se trouve dans une surcharge de travail, par exemple. Si la situation du salarié paraît très inquiétante, le cadre peut aussi se tourner vers d'autres acteurs, d'autres accompagnateurs : les services sociaux, la médecine du travail, les ressources humaines, les organismes de prévention, les experts, etc. Si l'on se place du point de vue du salarié lui-même qui perçoit qu'il ne va pas bien, à qui peut-il s'adresser dans l'entreprise ? "A l'interlocuteur avec lequel il est le plus en confiance et qui saura éventuellement l'orienter : ce peut être son manager, les RH, les élus du CSE", répond le consultant d'Ariane conseil. Un collègue ? Pourquoi pas si certains salariés s'estiment capables de lui parler ou d'alerter quelqu'un d'autre à son sujet (un manager, un élu, etc.) mais attention, nuance Vincent Caux, les autres salariés ne doivent pas porter la responsabilité de prévenir ou de détecter ce type de situations (3).

Il faut penser le télétravail dans toutes ses dimensions 

 

Les élus des CSE offrent en revanche un avantage important aux yeux des salariés : ce ne sont pas des supérieurs, mais des personnes tierces auxquelles on peut se confier car elles peuvent avoir un certain recul sur la situation. "Les salariés peuvent s'ouvrir plus facilement auprès des élus du personnel", acquiesce Vincent Caux qui a accompagné de nombreux salariés "envoyés" par des élus. Des élus qui ont intérêt à inciter leur employeur à mieux appréhender le télétravail. Pour le consultant d'Ariane conseil, la crise sanitaire nous a fait sortir du débat stérile "pour ou contre le télétravail" et il faut, dans les prochains mois, traiter ce sujet dans les entreprises en le pensant dans sa globalité. "Il faut penser le télétravail différemment selon les métiers mais aussi les personnes, il faut aller vers du cas par cas. Certains salariés ont davantage besoin que d'autres de se rendre au bureau, d'avoir un temps de transport qui permet une coupure avec la vie professionnelle. D'autres peuvent avoir des soucis chez eux avec un appartement trop exigu, des problèmes personnels, familiaux, etc". Bref, le télétravail bein pensé ne peut pas être motivé uniquement par des contraintes économiques ou par une crise sanitaire.

Les élus du CSE peuvent analyser les risques pour le collectif

Mais l'action des élus de CSE peut être aussi plus générale, car la diversité des situations personnelles est difficilement "lisible" pour une instance représentative du personnel. Julie Plassat (Amnyos) leur conseille de se donner des indicateurs permettant de mesurer les risques de désinsertion professionnelle dans l'entreprise. Ces indicateurs peuvent porter sur la santé (accidents du travail, maladies, inaptitudes, expressions de malaise ou de souffrance, etc.), sur les ressources humaines (âge et vieillissement éventuel de la population salariée, absentéisme, etc.), sur l'activité (évolution de la qualité de service rendue, par exemple), sur l'environnement les conditions de travail (changements organisationnels, etc.). "L'analyse de ces indicateurs peut donner aux élus une image de la situation collective de l'entreprise et peut mettre en évidence certains problèmes à traiter", poursuit la consultante. Cette dernière cite comme suggestions possibles à faire à l'employeur, en cas de difficultés de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée, des modifications sur les heures de travail, les temps partiels, etc.  

 

(1) La Sécurité sociale et l'Ucanss (l'union des caisses nationales de Sécurité sociale)  ont organisé la semaine dernière une série de webinaires à l'occasion des 75 ans des ordonnances qui ont créé la Sécurité sociale, les 4 et 19 octobre 1945 (voir ici une infographie de l'histoire de la Sécu). Cet article rend compte de ce webinaire mais s'appuie aussi sur des interviews complémentaires réalisés avec Vincent Caux et Julie Plassat.

(2) Ce dernier a rédigé une fiche de conseils professionnels et personnels pour les salariés lors du confinement, qui peut aussi être utile pour le télétravail. Parmi ces conseils : développer et renforcer votre réseau de soutien social, privilégiez les sources officielles d'information, prévoyez un emploi du temps de vos journées, fixes-vous des limites horaires, envisager l'avenir, etc.

(3) Lire à ce sujet l'interview de Jean-Paul Vouiller, coordinateur CFTC chez Hewlett-Packard, sur la notion de délégué social. 

 

 

 

Bernard Domergue

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