Devoir de vigilance : retour sur la proposition de Directive de la Commission européenne
09.03.2022

Le 23 février dernier, la Commission européenne a publié sa proposition de directive sur le devoir de vigilance en matière de durabilité des entreprises afin de favoriser un comportement responsable des entreprises dans les chaines de valeur mondiales .
En l’état, ce texte viendrait modifier la loi française sur le devoir de vigilance sur de nombreux aspects. Toutefois, le caractère ambigu des notions utilisées par les rédacteurs de la proposition doit conduire à une certaine prudence dans leur interprétation.
L’augmentation des seuils définissant le champ d’application de la directive
Les obligations de vigilance s’appliqueraient tant aux entités de l’UE qu’aux entités hors de l’Union. Les entreprises européennes concernées, quelle que soit leur forme juridique , seraient (Proposition Directive, art. 2) :
les entreprises de plus de 500 employés en moyenne ayant réalisé un chiffre d’affaires net mondial de plus de 150 millions d’euros au cours du dernier exercice ;
les entreprises comptant entre 250 et 500 employés en moyenne ayant réalisé un chiffre d’affaires net mondial de plus de 40 millions d’euros au cours du dernier exercice, à condition qu’au moins 50% de ce chiffre d’affaires ait été réalisé dans un ou plusieurs des secteurs identifiés à haut risque, tels que le textile, l’agriculture ou les matières premières.
Remarque : une « entreprise » est définie comme une personne morale constituée sous la forme d’une SA, SCA, SARL ou d’une SAS, mais également comme une personne morale constituée sous la forme d’une SNC et d’une SCS et composée entièrement d’entreprises organisées sous la forme d’une SA, SCA, SARL ou d’une SAS (Proposition de Dir., art. 3.a. i, iii).
Les entreprises constituées conformément à la législation d’un pays tiers seraient soumises à la directive si elles remplissent les mêmes conditions, à la différence que le chiffre d’affaires pris en compte pour les entreprises étrangères devrait avoir été réalisé en Europe et non au niveau mondial.
Il est intéressant de noter que les entreprises financières réglementées (Proposition Dir., art. 3 a) iv) font explicitement partie des entreprises soumises.
En l’état, les seuils d’application prévus par la proposition de directive sont plus larges que ceux de la loi française sur le devoir de vigilance.
Remarque : pour rappel, le seuil prévu en droit français concerne les entreprises d’au moins 5 000 salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou d’au moins 10 000 salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger.
De nombreux acteurs économiques, aujourd’hui non soumis à cette obligation, devraient ainsi à l’avenir, se mettre en conformité avec les nouvelles mesures prévues par la directive.
De plus, si les micro-entreprises et les PME sont exclues du champ d’application de la directive, elles pourraient être indirectement touchées si elles souhaitent entretenir ou conserver des relations commerciales avec des entreprises soumises à la directive.
L’extension potentielle du périmètre de vigilance
Concernant le périmètre de vigilance, les obligations d’identification, de prévention, d’atténuation et de cessation des impacts négatifs sur les droits humains et l’environnement doivent être prises quant aux impacts résultant de trois catégories d’entités :
les activités propres de l’entreprise ;
les activités de ses filiales, la notion de « filiale » reprenant la notion de contrôle selon la loi française sur le devoir de vigilance (C. com., art. art. L.233-16) ;
les activités des relations commerciales établies si ces activités sont liées à la chaine de valeur. Si cette notion reste la plus floue à définir, on peut considérer au regard de l’objectif poursuivi par la directive que la vigilance doit s’exercer sur toutes les activités en amont et en aval liées à la production de biens et à la prestation de services de la société dès lors que la relation avec le partenaire, bien qu’indirecte (la notion de relation indirecte ne fait toutefois l’objet d’aucune définition), se veut durable et ne représente pas une part négligeable de la chaine de valeur.
Remarque : selon l’article 3. f) de la proposition, une relation commerciale établie désigne une relation directe ou indirecte avec tout partenaire dès lors qu’elle est ou devrait être durable et ne représente pas une partie négligeable de la chaine de valeur. Une relation d’affaires désigne selon l’article 3.e) une relation avec un contractant, un sous-traitant ou tout partenaire avec lequel elle effectue des opérations commerciales liées aux produits ou services de l’entreprise pour ou au nom de l’entreprise.
Quant au périmètre matériel, la vigilance devrait s’exercer sur les incidences négatives réelles ou potentielles sur les droits humains et sur l’environnement (Proposition Dir., art. 4, 6, 7 et 8), et non plus sur les seules « atteintes graves » comme en droit français en matière de prévention. Les notions d’incidences négatives sur l’environnement et sur les droits humains sont exhaustivement définies par renvoi (art. 3. b) et 3. c)) à une liste de conventions internationales et de droits protégés (Annexe à la proposition de directive).
Des mesures de vigilance raisonnable détaillées
En vertu de la directive, les entreprises devraient mener les actions suivantes de vigilance :
intégrer la vigilance raisonnable dans toutes les politiques de l’entreprise et mettre en place une politique de vigilance raisonnable (Proposition Dir., art. 5) ;
identifier par des mesures appropriées les incidences négatives réelles ou potentielles (art. 6) : les entreprises devraient hiérarchiser leurs actions en fonction de la gravité et de la probabilité des incidences négatives (la définition des « mesures appropriées » fait explicitement référence à la hiérarchisation) ;
Remarque : selon l’article 3. q), une mesure est approprié si elle permet d’atteindre les objectifs de la vigilance raisonnable. Elle doit être proportionnée au degré de gravité et à la probabilité de l’impact négatif, et raisonnablement accessible à la société, compte tenu des circonstances du cas d’espèce, y compris les caractéristiques du secteur économique et de la relation d’affaires spécifique et l’influence de la société sur ceux-ci, et de la nécessité d’assurer la hiérarchisation des actions.
prévenir, ou atténuer lorsque la prévention est impossible, et mettre fin aux incidences négatives potentielles qui ont été ou auraient dû être identifiées. À cette fin, les entreprises devront prendre des plans de prévention, des garanties contractuelles de leur relation commerciale directe quant au respect du code de conduite et du plan d’action, des investissements ou collaborer avec d’autres entités. En cas d’échec de toutes ces mesures, l’entreprise devra suspendre temporairement les relations commerciales avec le partenaire, ou mettre fin à la relation d’affaires pour les activités concernées si l’impact négatif potentiel est grave ;
Remarque : ces garanties contractuelles devront alors être accompagnées de mesures appropriées pour en vérifier le respect, telles que des initiatives sectorielles appropriées ou la vérification par un tiers indépendant. Cela tend à éviter toute approche « tick the box » qui conduirait les entreprises à simplement introduire des clauses dans leurs contrats. La recherche de l’effectivité doit guider les entreprises.
établir une procédure de plainte et de traitement des plaintes (Proposition Dir., art. 9 ). À cet égard, la proposition (art. 23 et 27) modifie la directive n°2019/1937 sur la protection des lanceurs d’alertes afin qu’elle s’applique au devoir de vigilance ;
Remarque : ainsi, un lanceur d’alerte qui dénonce une incidence négative réelle ou potentielle sur les droits humains et l’environnement pourra désormais directement en faire part aux autorités extérieures, sans passer au préalable par le canal d’alerte mis en place par l’entreprise.
contrôler l’efficacité de leur politique et de leurs mesures de vigilance raisonnable (art. 10) grâce à des indicateurs ;
communiquer publiquement sur la vigilance raisonnable : la proposition renvoie à la directive 2013/34/UE sur la « DPEF » révisée par la proposition de directive « CSRD » 2021/0104 qui imposera aux entreprises d’inclure dans leur rapport les informations sur les mesures de vigilance raisonnable. La DPEF et le plan de vigilance seraient ainsi fusionnés pour une meilleure lisibilité.
Remarque : notamment « une description : (i) du processus de diligence raisonnable mis en œuvre en ce qui concerne les questions de durabilité ; ii) des principales incidences négatives réelles ou potentielles liées à la chaîne de valeur de l'entreprise, y compris ses propres opérations, ses produits et services, ses relations commerciales et sa chaîne d'approvisionnement ; (iii) de toutes les mesures prises, et le résultat de ces mesures, pour prévenir, atténuer ou remédier aux impacts négatifs réels ou potentiels ».
Quant à la consultation des parties prenantes, seuls les plans d’action de prévention et de cessation des incidences négatives devront obligatoirement être élaborés en consultation avec les parties prenantes, et ce à l’inverse de la loi française.
Remarque : toutefois, au stade de l’identification des risques, la consultation des parties prenantes n’est qu’une possibilité conseillée par la directive. De même, la procédure de plainte ne doit pas être établie en consultation avec les parties prenantes comme le prévoit le droit français.
Le renforcement du contrôle des obligations de vigilance par la création d’une autorité
La proposition innove en consacrant la création d’une autorité de contrôle chargée de surveiller les étapes de la vigilance raisonnable (exceptée l’obligation d’intégrer la vigilance dans les politiques de l’entreprise - Proposition Dir., art. 17.1) et l’adoption d’un plan de lutte contre le changement climatique.
Ces autorités, dont l’indépendance devra être garantie, pourront mener des enquêtes au sein des entreprises, parfois sans en notifier préalablement l’entreprise si cela nuit à l’enquête (art. 18. 3), et disposeront de nombreux pouvoirs (tels qu’ordonner la cessation des violations des obligations, ordonner des mesures correctives, imposer des sanctions pécuniaires ou encore adopter des mesures provisoires).
Les États membres devront en outre prévoir des sanctions efficaces, proportionnées, dissuasives et basées sur le chiffre d’affaires, pour les entreprises qui violent les dispositions de vigilance. Lors du prononcé des sanctions, les efforts déployés par l’entreprise seront dûment pris en compte.
La définition d’un régime de responsabilité civile
Les entreprises seraient civilement responsables en cas de dommage consécutif à un manquement aux obligations d’identifier, de prévenir, d’atténuer ou de mettre fin aux incidences négatives.
Néanmoins, une entreprise pourrait ne pas voir sa responsabilité engagée en cas d'impacts négatifs causés par un partenaire indirect avec lequel elle entretient une relation commerciale établie, si elle a obtenu des garanties contractuelles de ses relations directes, si elle a pris des mesures appropriées pour en vérifier le respect, et s’il n’était pas déraisonnable pour l’entreprise de s’attendre à ce que ces mesures soient adéquates pour traiter l’impact négatif. Au cours de l’examen de la responsabilité de l’entreprise, il serait dûment tenu compte des efforts déployés par celle-ci.
L’ajout de nouvelles obligations en matière de vigilance
Une nouveauté réside dans l’obligation pour les administrateurs des « grandes entreprises » de prendre en compte les conséquences de leurs décisions sur les questions de durabilité, y compris en matière de droits humains, de changement climatique, à court, moyen et long terme (Proposition Dir., art. 29).
Remarque : un administrateur désigne tout membre de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance d’une société, le cas échéant le directeur général, ou toutes autres personnes qui exercent des fonctions similaires.
Les administrateurs seraient également tenus de superviser les actions de vigilance, d’en faire état au Conseil d’administration, et d’adapter la stratégie de l’entreprise pour tenir compte des incidences négatives identifiées et des mesures de vigilance prises.
La directive innove également en obligeant les « grandes entreprises » à adopter un plan de lutte contre le changement climatique qui précise notamment dans quelle mesure le changement climatique pourrait constituer un risque ou un impact des activités de l'entreprise. Si ce dernier est ou aurait dû être identifié comme tel, la société inclut des objectifs de réduction des émissions dans son plan. En outre, lorsque la rémunération variable des administrateurs est liée à leur contribution à la stratégie commerciale de l'entreprise et aux intérêts à long terme et à la durabilité de l'entreprise, cette rémunération doit également être alignée sur les objectifs de limitation des risques climatiques.
Les prochaines étapes dans l’adoption d’une directive
La proposition de directive élaborée par la Commission est désormais transmise au Parlement et au Conseil de l’UE qui devront l’examiner avec la faculté de l’amender. La proposition est ainsi largement susceptible d’être modifiée si bien qu’elle doit être analysée avec prudence.
Diriger c’est prévoir. Dès lors, les dirigeants doivent préparer leurs entreprises à s’adapter à cette nouvelle norme juridique qui aura des impacts considérables sur le développement de leur business et sur la réputation de celles qui seront éventuellement défaillantes s’agissant du devoir de vigilance. En conséquence, et avec l’appui indispensable et nécessaire des Compliance Officer, de la direction RSE et du développement durable, et bien sûr des directions juridiques et éthiques, les dirigeants doivent s’emparer à bras le corps de ce nouveau devoir de vigilance au périmètre élargi pour en faire une opportunité face à leurs parties prenantes, salariés, clients et concurrents.
Emmanuel Daoud, Avocat au barreau de Paris, associé du cabinet VIGO, membre du réseau international d’avocats GESICA
Claire Deniau, Élève-avocate au sein du cabinet Vigo