Droits de l'Homme et justice environnementale : une nouvelle affaire devant la CEDH

15.09.2020

Plusieurs Etats sont attaqués pour atteinte à la jouissance de plusieurs droits fondamentaux protégés par la CEDH et notamment le droit à la vie ainsi que le droit à la vie privée et familiale pour inaction vis-à-vis de la crise climatique.

Une nouvelle affaire devant la Cour européenne des droits de l’Homme

Le 3 septembre 2020, un groupe de quatre enfants et deux jeunes adultes portugais ont annoncé leur recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme, contre les 27 États membres ainsi que la Norvège, la Suisse, la Russie, la Turquie, le Royaume-Uni et l’Ukraine, pour avoir  "échoué à faire leur part afin d’éviter une catastrophe écologique" et porté atteinte aux droits fondamentaux consacrés par la CEDH.

Cláudia Agostinho (21 ans), Catarina Mota (20 ans), Martim Agostinho (17 ans), Sofia Oliveira (12 ans) et Maria Agostinho (8 ans), soutenus par l’ONG Global Legal Action Network, ont été poussés à intenter cette action par l’aggravation de la situation climatique portugaise. En effet, l’été dernier, le Portugal a enregistré un record de chaleur durant le mois de juillet, causant de graves incendies qui ont coûté la vie à 120 personnes et causé des problèmes respiratoires à l’une des requérantes. 

Ils ont estimé que les États visés portaient atteinte à la jouissance de plusieurs droits fondamentaux protégés par la CEDH et notamment le droit à la vie, le droit à la vie privée et familiale ainsi que le droit de ne pas être discriminés.

Plus précisément, leur recours pointe l’inaction de l’État vis-à-vis de la crise climatique qui augmenterait leur risque de connaitre une mort prématurée et affecterait leur bien-être physique et mental.

Au visa de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, le droit à la vie, consacré à l’article 2 de la CEDH, implique deux obligations matérielles : "l’obligation générale de protéger par la loi le droit à la vie ; l’interdiction de donner la mort intentionnellement, qui est limitée par les exceptions énumérées" (CEDH, Boso c. Italie, 5 sept. 2002, n. 50490/99, p. 5).

S’agissant du droit à la vie privée et familiale, l’invocation de sa violation suppose une atteinte à l’un ou plusieurs des intérêts énumérés par l’article 8 de la CEDH, à savoir la vie privée, la vie familiale, le domicile ou la correspondance. En outre, l’alinéa 2 dudit article, définit dans quelles conditions l’Etat peut limiter ce droit. Ainsi, les restrictions ne sont autorisées que si elles sont "prévues par la loi" et "nécessaires dans une société démocratique" pour atteindre les buts cités.

Remarque : aux termes de l'article 8 de la CEDH, " toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui".

L’application de cet article au contentieux environnemental a été démocratisée par l’arrêt Lopez Ostra c. Espagne du 9 décembre 1994 (CEDH, 9 déc. 1994, n°16798/90, Lopez Ostra c. Espagne).

Le droit de ne pas être discriminé, prévu par l’article 14 de la CEDH, garantit "l’égalité de traitement dans la jouissance des autres droits reconnus" tant par la CEDH que par les droits nationaux (CEDH, Manuel de droit européen en matière de non-discrimination, p. 13).

Toutefois, les requérants peuvent se voir opposer une condition procédurale concernant la saisine de la Cour. En effet, l’article 35 § 1 de la CEDH dispose que "la Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus".

En outre, se pose la question de la compétence de la Cour qui ne s’est jamais prononcée en matière de climat et qui ne serait pas compétente pour se prononcer sur l’alignement des pays à l’accord de Paris.

De la compétence de la Cour s’infère l’ouverture au niveau européen du contentieux du changement climatique. Cette procédure peut donc se révéler être la pierre angulaire de la justice climatique.

Essor du contentieux climatique
Le développement d'une justice climatique

La justice climatique, notion née dans les années 80, vit aujourd’hui un développement considérable grâce aux initiatives de particuliers et de plusieurs organisations non-gouvernementales (ONG).

Ce nouveau domaine d’action est intimement lié au concept de "développement durable", évoqué pour la première fois en 1987 dans le Rapport Brundtland, publié par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement des Nations unies.

Au visa de ce rapport, le développement durable "est un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir" (Rapport « Notre avenir à tous », dit Rapport Brundtland, 1987, p. 40).

En France, la Charte de l’environnement de 2005 consacre dans son premier article "un droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de sa santé", puis précise dans son article 2 que "toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement".

Le Conseil constitutionnel retient que ces droits et devoirs s’imposent à tous et leur reconnait un effet horizontal et une invocabilité directe (Cons. const., 8 avr. 2011, n° 2011-116 QPC) . Le Conseil d’Etat de son côté, affirme "qu'il résulte de ces dispositions que l'ensemble des personnes et notamment les pouvoirs publics et les autorités administratives sont tenus à une obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement qui pourraient résulter de leur activité" (CE, 5e et 4e sous-sections réunies, 14 sept. 2011, 348394).

C’est dans ce contexte que quatre ONG (Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l'homme, Greenpeace, Oxfam et Notre affaire à tous) ont intenté un recours devant le Tribunal administratif de Paris, en décembre 2018, visant à faire condamner l’Etat pour inaction face aux changements climatiques.

Un mouvement qui n'est pas limité à la France

Ainsi, le 20 décembre 2019, l’Etat néerlandais s’est vu condamné par la plus haute juridiction judiciaire du pays à réduire de 25 % ses émissions de dioxyde de carbone avant la fin de l’année 2020. Urgenda, la fondation néerlandaise pour le climat et le développement durable, a invoqué une atteinte au droit à la vie et au droit à la vie privée et familiale, consacrés par la Convention européenne des droits de l’Homme.

Marta Torre-Schaub, directrice de recherches au CNRS à l’Institut des sciences juridiques et philosophiques à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne et fondatrice et directrice du réseau Droit et climat et du colloque ClimaLex, a affirmé, à cet égard, que "la société civile a compris que le juge pouvait être un levier pour contraindre l’Etat et ou les entreprises à appliquer les textes de loi lorsque ceux-ci ne sont pas respectés"

Parallèlement, la CEDH a déjà conclu à l’unanimité à la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme dans l’affaire Tatar contre Roumanie concernant le manquement des autorités roumaines à protéger le droit des requérants, vivant à proximité d’une mine d’extraction d’or, à la jouissance d’un environnement sain et protégé (CEDH, 6 juillet 2009, Tatar c. Roumanie, n° 67021/01).

Ce même raisonnement est susceptible d’être développé par le juge strasbourgeois s’agissant du risque certain et imminent auxquels sont exposés les individus en vertu du réchauffement climatique et de l’obligation de l’État de protéger ses citoyens (C. Cournil et C. Perruso, Réflexions sur « l’humanisation » des changements climatiques et la « climatisation »des droits de l'Homme. Émergence et pertinence, La Revue des droits de l’homme, 2018).

Emmanuel Daoud, Avocat au Barreau de Paris, associé du cabinet Vigo, membre du réseau international d’avocats GESICA Martina Biondo, Elève-avocate au barreau de Milan, Cabinet Vigo ; Hugo Lemoine, Stagiaire, Cabinet Vigo

Nos engagements