Face à la crise, quelles stratégies pour les entreprises ?

Face à la crise, quelles stratégies pour les entreprises ?

17.09.2020

La crise économique provoquée par la Covid-19 bouleverse la situation des acteurs économiques qui cherchent à s'adapter à cette nouvelle donne inédite, différente de la crise de 2008. A quoi doivent s'attendre les élus du personnel ? Avis d'experts.

La crise économique provoquée par la Covid-19 bouleverse la situation des acteurs économiques. Les TPE et les PME paraissent les plus touchées mais, cette fois, les grands groupes cotés en bourse, qui s'en sortent généralement mieux, ont également vu leurs résultats s'effondrer dans la première partie de 2020, même si leurs bilans restent solides, selon Michel Albouy, professeur émerite à l'université Grenoble Alpes.

Si, en 2008, la crise économique et sociale avait entraîné rapidement de très nombreux plans sociaux et un nouvel affaiblissement de l'industrie française, cette fois ci, la situation n'est en effet pas la même. Comme le souligne Olivier Passet, directeur de la recherche chez Xerfi, les entreprises sont aujourd'hui sous "perfusion" du système financier, l'Etat pouvant soutenir les agents privés grâce à l'abondance des liquidités permises par un endettement à taux zéro, ce qui n'était pas le cas en 2008.

De bons résultats obtenus en serrant les dépenses ne garantissent pas l'avenir. Une entreprise doit investir

 

 

 

Cette mise sous perfusion, via notamment le soutien à l'activité partielle et les prêts garantis, tend-elle à différer les défaillances des sociétés et donc les suppressions d'emplois ? Oui, répond Olivier Passet, "car une bonne partie des entreprises, même celles qui n'ont repris qu'une faible activité, ont réussi à sauvegarder leur cash, soit en faisant des réserves, soit en tirant sur les prêts garantis par l'Etat. Cela montre un certain attentisme des entreprises, qui ont des liquidités mais qui ne les dépensent pas, ce qui est toujours mauvais signe".

C'est aussi ce qui inquiète Gérard Mardiné, le secrétaire général de la CFE-CGC : "Publier de bons résultats après avoir serré les dépenses ne garantit pas l'avenir. Une société résiliente est une entreprise qui continue d'investir dans la recherche et développement afin d'occuper de nouveaux créneaux porteurs comme ceux du plan de relance. Nous sensibilisons nos élus de CSE et nos délégués syndicaux sur ces sujets de stratégie économique". Problème aux yeux du syndicaliste : "Le plan de relance va mettre trop longtemps à entrer en application".

L'Etat tente de jouer la montre

Si l'activité ne se redresse pas rapidement (1), les entreprises ne risquent-elles pas d'annoncer bientôt des décisions plus radicales de restructurations ou suppressions d'emploi ? "Nous sommes entre deux eaux. Nous voyons bien que des PSE sont davantage mis en oeuvre que l'an dernier, mais c'est sans commune mesure avec la réduction de l'activité", analyse Olivier Passet. Ce dernier observe qu'un consensus est en train de se former chez les experts pour annoncer une grosse vague de plans sociaux et de restructuration pour le printemps 2021. Prudence, prudence, dit toutefois Olivier Passet, car "quand tout le monde se met à raisonner de la même manière, il y a des chances que cela soit faux". Et l'économiste de rappeler qu'en mars, les experts annonçaient une catastrophe sociale pour mai-juin, et en juin pour la fin d'année...

A ses yeux, tout se passe comme si de nombreux acteurs, à commencer par l'Etat, tentaient de jouer la montre, via le chômage partiel de longue durée, en retardant les décisions douloureuses, et en escomptant la levée (via par exemple un vaccin) de l'hypothèque de la Covid-19 : "Nous risquons de rester de longs mois dans cette étrange entre deux. Après tout, les taux restent à zéro, la banque centrale ne crée aucune tension, les sociétés n'ont utilisé qu'un peu plus d'un tiers des prêts garantis par l'Etat donc elles ont encore une possibilité de tirage sur ces prêts". 

Si nous voyons le bout du tunnel épidémique en fin d'année, l'économie va repartir fortement

 

 

L'économiste Michel Albouy que nous interrogeons sur la situation économique des prochains mois avoue son incertitude face à une situation inédite : "Si nous voyons d'ici la fin de l'année le bout du tunnel de cette épidémie, s'il n'y a pas de deuxième vague forte, alors l'économie va franchement repartir, et les ajustements des entreprises, notamment en matière d'emploi, seront sans doute limités. Si au contraire nous faisons face à une importante deuxième vague de la Covid-19 dans les prochains mois, alors l'économie sera fortement touchée, la production durablement étouffée, les entreprises seront fragilisées et le soutien public via par exemple l'activité partielle s'avérera insuffisant. Comme l'Etat ne pourra pas reproduire une seconde fois cet effort d'aide aux entreprises, le choc pourrait être très fort", avec des destructions d'emplois importantes. C'est pourquoi l'économiste voudrait voir les pouvoirs publics renforcer les mesures sanitaires afin de tout faire pour conjurer l'hyptohèse d'un reconfinement. En attendant, dit-il en écho à Olivier Passet, "tout le monde fait le dos rond, les actionnaires aussi, les transactions sont en baisse car chacun craint de prendre une mauvaise décision".

 Les élus du personnel doivent se poser pour tenter de comprendre et analyser ce qui se passe pour leur entreprise

 

 

Pour Olivier Laviolette, du cabinet Syndex, si certains secteurs comme l'aérien et l'aéronautique ont déjà connu depuis juin des plans de restructurations, d'autres se retrouvent en effet confrontés à une question redoutable : font-ils face à un changement structurel ou leur faut-il "simplement" passer un creux d'activité ? "Il me semble essentiel pour les élus du personnel de se poser pour essayer de comprendre ce qui est en jeu dans leur entreprise, pour tenter de faire la part des choses au travers d'un diagnostic économique", soutient Olivier Laviolette. Le scénario que voit se profiler l'expert ? "C'est un triptyque, selon les entreprises et les secteurs d'activité, qui dépendra aussi du dialogue social dans l'entreprise, avec trois éléments : des adaptations telles que des plans de départs volontaires (PDV) ou plans de sauvegarde de l'emploi (PSE), une volonté d'accroissement de la productivité via des accords de performance collective (APC) et une utilisation de l'activité partielle de longue durée (APLD) possible jusque pour une durée de deux ans et demi pour passer le cap difficile", souligne Olivier Laviolette. 

Comment faire face à cette situation incertaine en tant qu'élu du personnel ? "Les membres des CSE doivent faire preuve d'une grande vigilance. Tenter de s'informer auprès de leur direction mais aussi à l'extérieur pour évaluer l'impact réel de cette crise sur l'activité de leur entreprise", répond Michel Albouy.

L'attitude des banques et des actionnaires

Autre inconnue : les banques prêteuses et les actionnaires, qui attendent une rétribution de leur investissement, vont-ils patienter longtemps avant d'exiger le retour à un meilleur taux de marge des entreprises ? "En 2008-2009, les comptes consolidés des grands groupes ont assez bien résisté à la crise car ils disposaient des marchés extra-européens pour compenser la situation européenne. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Sur cette crise, je ne vois pas les grands groupes jouer un rôle d'amortisseur ou de paratonnerre. Des ajustements assez violents peuvent se produire, lance Olivier Passet. Selon nos enquêtes, deux tiers des entreprises prévoient de réduire leurs budgets de sous-traitance".

Certains groupes profitent de la crise pour accélérer les changements

 

Si l'on entre dans cette phase de coupes dans les coûts, les conséquences tomberont en cascade sur la chaîne économique et donc sociale. D'autant que la crise sanitaire offre aussi l'occasion pour certains groupes d'accélérer la mise en oeuvre de changements déjà prévus dans le modèle de l'organisation, comme on le voit chez Auchan. "De nombreuses grandes entreprises ont en réserve des plans d'ajustement et peuvent prendre le prétexte d'une crise générale pour les mettre en oeuvre en espérant légitimer ce passage en force. C'est le cas de Sanofi qui a sorti son plan d'ajustement, alors même que l'entreprise a bénéficié de la crise", observe le directeur des études de Xerfi, que nous avons interrogé avant l'annonce de la fermeture de l'usine de Bridgestone (lire notre brève dans cette édition). Un diagnostic partagé par Olivier Laviolette : "Crise sanitaire ou pas, un secteur comme l'automobile est confronté au défi de la transition énergétique qui entraîne des changements".

Des relocalisations en perspective ?

Quant aux relocalisations d'activités que le gouvernement espère provoquer via son plan de relance, qui comprend notamment la baisse d'impôts de production, l'économiste Olivier Passet se dit sceptique.

Pas de mouvement de fond de relocalisation mais...

 

"On nous cite toujours certains exemples de relocalisation, comme les skis Rossignol, mais c'est anecdotique, cela ne relève pas d'un mouvement de fond". Pour Olivier Passet, l'arme fiscale de la baisse des impôts de production ne peut à elle-seule modifier l'ensemble des paramètres des choix de localisation. "Ce qui est vrai, en revanche, nuance-t-il, c'est que de nombreuses entreprises essaient de diversifier et de raccourcir leurs chaînes d'approvisionnement pour éviter des situations de rupture. Donc certains sont prêts à payer un sous-traitant présent en France un tout petit peu plus cher. Mais c'est encore un signal faible, sans conséquence forte sur l'emploi". Une forme de scepticisme formulée autrement par Olivier Laviolette : "Si déjà l'Etat jouait de son influence quand il peut le faire, soit en tant qu'actionnaire soit en tant qu'acheteur, ce serait déjà ça !"

 

(1) L'Insee s'attend à un recul de 9% du produit intérieur brut français en 2020, et la Banque de France l'estime à 8,7%, avec 800 000 emplois perdus cette année. Mais la Banque de France pronostique un rétablissement rapide de l'économie avec +7,4% en 2021 et 3% en 2022, le niveau d'activité d'avant la crise sanitaire pouvant être retrouvé début 2022. Selon cette hypothèse, l'emploi toucherait son point le plus bas au 1er semestre 2021 et se redresserait ensuite avec 700 000 emplois créés sur 2021 et 2022. Ce scénario optimiste "ne doit pas occulter que le virus continue de circuler" et risque "d'entraver l'activité économique", nuance la note de la Banque de France.

 

Le développement du télétravail peut-il modifier la structure des coûts des entreprises ?

En France, l'investissement des entreprises dans l'immobilier a atteint "un niveau record de 39,2 milliards d'euros" en 2019, cette croissance étant concentrée dans les bureaux urbains, observe une étude de la Banque de France. L'immobilier constituant donc "un obstacle majeur à la croissance des entreprises", un télétravail important ne serait-il pas un facteur positif du point de vue des économistes ? La réponse de la Banque de France est nuancée. Une réduction du poids immobilier peut favoriser le dynamisme des sociétés, certes. Mais "en réduisant la part d'actifs immobiliers dans les entreprises", le télétravail peut aussi "altérer la capacité d'emprunt de celles-ci (...) et exacerber les contraintes de financement", alerte l'étude. Quant aux effets du télétravail sur la productivité, ils restent méconnus. Néanmoins, l'étude estime que le télétravail peut être vu comme un moyen d'externaliser en partie la tâche de trouver et d'organiser leur espace de travail, mais que la part d'économies ainsi réalisée par l'entreprise dépendra "du pouvoir de négociation des salariés". Au passage, la Banque de France cite cette étude étonnante (Mas & Pallais 2017) selon laquelle, au moment de leur embauche, les salariés seraient prêts en moyenne à sacrifier 8% de leur salaire pour pouvoir travailler à domicile... 

Olivier Laviolette, de Syndex, s'interroge lui-aussi sur les effets sur la productivité du télétravail, qui , rappelle-t-il, ne concerne pas de très nombreux emplois, notamment ceux peu ou pas qualifiés : "Les métiers où il faut s'isoler pour une production intellectuelle peuvent gagner en productivité grâce au télétravail, mais bien d'autres missions intellectuelles nécessitent des échanges et des interactions, et il n'est pas du tout sûr que le télétravail facilite les choses". Et l'expert, favorable à un encadrement collectif du télétravail avec une réflexion sur la communauté de travail, de noter que se pose la question des conditions de travail à domicile, tous les salariés, notamment ceux des grandes villes, ne disposant pas d'un bureau isolé.

Bernard Domergue

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