Il y a encore du travail pour discuter du travail dans les entreprises !

Il y a encore du travail pour discuter du travail dans les entreprises !

11.10.2023

Qui n'est pas favorable à une meilleure qualité de vie au travail ? Pour autant, directions et représentants du personnel n'ont pas les mêmes représentations de ce qu'est le travail, et le dialogue social et professionnel sur cette QVCT (qualité de vie et conditions de travail) reste encore trop limité. C'est ce que montre une étude de l'association Réalités du dialogue social (RDS) publiée hier, et qui comporte plusieurs recommandations à l'adresse des CSE, syndicats et employeurs.

Sur le thème de la qualité de vie et des conditions de vie au travail (QVCT), Marianne Salvetat-Bernard, de l'association RDS (*), a mené 33 entretiens qualitatifs, 18 côté employeur (RH et relations sociales), 15 côté représentation du personnel (élus CSE, représentants syndicaux), de juin 2022 à mai 2023. Une étude restituée hier lors d'une conférence de presse à distance.

"Au sortir de la crise sanitaire, la question du sens au travail a émergé de façon très forte, et nous avons rapidement vu qu'elle était liée à la qualité de vie au travail. Nous nous sommes demandés quel rôle pouvaient avoir les partenaires sociaux sur ce sujet", explique Maud Stephan, la déléguée générale de l'association. D'où cette enquête paritaire en forme "d'instantané du vécu des employeurs et des représentants du personnel".

Un écart des représentations

Si l'échantillon paraît limité, RDS souligne sa diversité (secteurs et tailles d'entreprises) et la qualité des points qu'il a permis de faire émerger. Il montre tout d'abord l'écart des représentations que se font du travail les partenaires sociaux.

Les employeurs approchent le travail par la..."conformité". Ils soulignent qu'ils doivent contrôler le résultat de façon objective afin d'éviter toute subjectivité.

Les représentants du personnel, eux, mettent en avant le "travail réel" : le travail comprend à leurs yeux aussi les conditions de travail. Ils déplorent que ce travail réel, souvent éloigné du travail prescrit et normé, soit si peu reconnu. "C'est comme si nous parlions de deux choses différentes, a témoigné un manager cité par Marianne Salvetat-Bernard. Nous parlons du résultat alors que le salarié parle du chemin". 

Il ne faut pas seulement parler du travail "livré" 

 

 

Cette pierre d'achoppement explique sans doute bien des difficultés, que ce soit dans l'organisation du travail elle-même que dans la façon dont le dialogue social et la négociation collective, voire même le simple dialogue professionnel entre salariés et managers, abordent la qualité de vie au travail.

Pour la CFDT Cadres, Laurent Tertrais souligne la difficulté de ces échanges sur le travail réel : "Il ne faut pas parler seulement du travail livré, mais des conditions de la réalisation du travail. Or nous faisons souvent un travail immatériel, abstrait, parcellisé (d'où l'attrait pour le travail manuel et l'artisanat qui permet de contrôler jusqu'au bout ce que l'on fait), et il est difficile d'échanger sur ce travail".

Un management en souffrance

Le deuxième enseignement de cette étude est sans surprise : sans cesse "intensifié", le travail est aujourd'hui "accidenté" et le management en souffrance. La fonction d'encadrement paraît dévalorisée aux yeux même de ceux qui l'exercent. Les managers pointent le turn over important, la perte de moyens, la pression des résultats, leurs difficultés à ne pas pouvoir répondre aux salariés et à satisfaire des attentes de plus en plus différenciées.

Certaines entreprises réagissent en imaginant des chartes d'engagement, parfois même une officialisation du droit à l'erreur des managers afin de leur redonner confiance, voire mettent sur pied des formations innovantes. 

 Un modèle de travail "à la hâte"

 

 

Pour Laurent Tertrais (CFDT), tout cela confirme la température sociale mesurée par les baromètres syndicaux : "Les deux-tiers des cadres ont des tâches annexes qui les privent de temps pour vraiment manager, à savoir hiérarchiser, organiser le travail et la répartition du temps. La moitié des cadres sont en surcharge permanente". Et le syndicaliste de voir un signe dans le succès de librairie du livre sur le travail pressé : "Cette critique de notre "modèle de la hâte" nous dit quelque chose. Le manager doit aider ses équipes à se retrouver dans une identité professionnelle, il faut par exemple des entretiens professionnels de grande qualité". 

Un dialogue social trop restrictif

Cette suggestion nous conduit au troisième volet de l'enquête de RDS, qui porte sur le dialogue social autour de la qualité de vie et des conditions de vie au travail (QVTC). Le constat global est critique : les discussions autour de la QVTC ont tendance à se concentrer lors de l'élaboration du DUERP (document unique d'évaluation des risques professionnels), sauf en cas d'enquête de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CCSCT) ou des retours terrain qui remontent en CSE. 

Les représentants du personnel, comme on l'a souvent dit dans ces colonnes, font état de multiples difficultés liées pour partie au comité social et économique, qui a provoqué une nouvelle centralisation du dialogue social en éloignant les salariés de leurs représentants.

Ces difficultés sont nombreuses : "Problème d'accès aux informations sur la QVTC, pertes d'informations entre le national et le local, problème de communication entre les instances ou entre les organisations syndicales avec des clivages sur la "valeur travail", trop peu de consultations sur les enjeux réels de la qualité de vie au travail avec des problèmes non traités comme la sous-traitance", énumère la coordinatrice de l'étude.

L'attente d'une véritable écoute sur le travail 

 

 

Les représentants du personnel souhaiteraient d'abord une direction véritablement à l'écoute au sujet du travail. Certaines entreprises tentent des initiatives avec des espaces de discussions sur l'organisation et le contenu du travail, des entretiens annuels innovants intégrant l'organisation du travail et la pénibilité du poste, la valorisation des métiers, etc. Mais cela suppose bien sûr de sortir du court-termisme pour envisager le temps long, afin de poser des indicateurs mesurables et d'établir régulièrement des bilans.

Là encore, l'un des pré-requis est la formation selon Laurent Tertrais : "Pour analyser le travail, les représentants du personnel doivent être formés". Le syndicaliste CFDT, qui prône un entretien annuel obligatoire sur la charge de travail pour les salariés (Ndlr : il existe une telle obligation pour les salariés en forfait-jours), juge par ailleurs "trop restrictifs" les items de QVTC privilégiés dans les négociations d'accords "alors qu'une discussion sur le télétravail, par exemple, peut permettre d'analyser et d'aborder toute l'activité". 

Discuter du travail avec les salariés permet de mieux appréhender les changements 

 

 

A cet égard, Claire Villemin, qui a piloté le groupe de travail du RDS sur la QVTC et qui a été employeur (elle a dirigé un service de santé au travail de 100 personnes pour les professionnels de la culture), a souligné combien il était à ses yeux importants "de parler du travail" avec les salariés : "J'ai eu des discussions avec tous les salariés en leur posant les mêmes questions : pouvez-vous me parler de votre travail ? En quoi est-il utile à l'entreprise ? Comment puis-je vous aider ?" Et Claire Villemin d'assurer que ces échanges l'ont aidée "à comprendre les métiers, la culture de l'entreprise" et lui ont permis de mieux appréhender les discussions avec les représentants du personnel pour aborder les changements d'organisation. 

Articuler dialogue professionnel et dialogue social 

En conclusion de son étude, l'association avance plusieurs recommandations (lire notre encadré ci-dessous). L'une d'elles porte sur l'accès du CSE au terrain et sur l'articulation entre comité social et économique et commission CSSCT (lire notre article).

Une autre approche à relever suggère de "sanctuariser", dans un accord sur la qualité de vie au travail (QPC), des formes de dialogue professionnel, via des groupes de travail, des échanges de pratiques, "en proposant une plus forte concertation des parties prenantes, avec par exemple une conduite participative du changement, le partage de diagnostic, des formations communes ou la validation collective des indicateurs".

RDS soutient qu'une bonne articulation "entre dialogue professionnel et dialogue social" peut s’appuyer sur des "expérimentations et le suivi des accords".

Les relations entre managers et représentants du personnel sont souvent délicates 

 

 

Mais ce dialogue professionnel ne doit pas être, pour Franck Daoud, de la fédération métallurgie de la CFDT, une façon d'escamoter les représentants du personnel : "Le dialogue entre salariés et managers doit exister, bien sûr, mais pourquoi est-il si difficile de discuter avec les managers en tant que représentant du personnel ? Ces relations sont souvent délicates, et ça ne devrait pas être le cas". 

Sur ce point, l'avocate Marie Delautre, de Solucial, a souligné le succès des formations organisées par son cabinet en matière de droit du travail et de dialogue social pour des cadres expérimentés. Il faut dire que de nombreux managers sont démunis sur ces questions, constate Claire Villemin, qui a piloté le groupe de travail de RDS : "J'ai vu des cadres en difficulté parce qu'ils ont peur des syndicats, ils ne savent pas trop ce qu'est un CSE ou une organisation syndicale. Et individuellement, parce qu'ils sont managers, ils ne vont pas aller voir le CSE ou un syndicat même en cas de difficultés personnelles". 

 

(*) RDS, Réalités du dialogue social, est un club de réflexion comptant 400 membres (professionnels des ressources humaines et représentants du monde syndical du secteur public et privé ) visant la promotion du dialogue social en France.

 

Les 8 suggestions de RDS
  1. Négocier un accord, à partir d’un diagnostic partagé, en intégrant un volet "qualité du travail" et des indicateurs QVCT
  2. Prévoir les modalités d’accès des IRP au terrain (dialogue social de proximité) et des canaux pour faire coïncider CSE, CCSCT et négociation collective
  3. Déterminer les modalités d’articulation avec le dialogue professionnel
  4. Embarquer les membres du CSE sur la qualité du travail notamment avec le DUERP en dépassant sa composante sécuritaire
  5. Au-delà du rôle consultatif, impliquer les instances dans la co-construction des outils d’expression sur le travail (questionnaire, guide d’entretien annuel…)
  6. Sensibiliser les représentants, employeurs comme salariés, à la prévention des risques professionnels, notamment par des formations communes
  7. Intégrer l’organisation du travail au champ de la santé/sécurité et en faire un objet de dialogue social
  8. S’informer avec le regard croisé de plusieurs disciplines (ergonomie, psychologie, sociologie…)
  9. Identifier les acteurs de la qualité du travail en interne comme en externe
  10. Agir sur le travail et améliorer sa qualité par l’expérimentation et le suivi des accords 

 

 

 

Bernard Domergue

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