La cour d'appel donne à nouveau raison aux CSE de Suez contre Veolia, et la tension monte

La cour d'appel donne à nouveau raison aux CSE de Suez contre Veolia, et la tension monte

08.12.2020

La tension est montée d'un cran hier dans le projet de rachat de Suez par Veolia, stoppé par la justice au nom de la nécessaire consultation préalable des CSE de Suez. La cour d'appel a rejeté une nouvelle requête de Veolia. Le groupe, qui se pourvoit en cassation, apprécie de moins en moins les commentaires sur cette affaire.

La cour d'appel de Paris vient à nouveau de donner raison aux CSE de Suez dans le conflit qui oppose les groupes Suez et Veolia (lire la décision en pièce jointe). Veolia, qui entend prendre le contrôle de Suez en rachetant les parts que détient Engie dans le capital de Suez, avait introduit une requête en interprétation auprès de la cour d'appel de Paris afin de lui faire expliciter sa décision du 19 novembre dernier (lire nos articles ici et ici et écouter notre podcast).

Dans cet arrêt, la cour d'appel de Paris avait en effet considéré que la cession des actions détenues par Engie dans Suez s'inscrivait dans un projet global, le rachat de Suez par Veolia. Projet qui, par les modifications qu'il implique, nécessite l'information et la consultation des CSE de Suez, la cession des actions ne pouvant intervenir avant cela. Pour tenter de circonscrire cette décision plutôt inattendue qui suspend son projet, Veolia a introduit une requête : le groupe estime que la cour aurait dû être plus précise afin de limiter dans le temps la durée de consultation du CSE (3 mois) en donnant un point de départ à cette consultation. Pour Veolia, le point de départ doit être celui de la transmission des informations aux CSE de Suez par Veolia et Engie, de façon à ce que tout soit terminé début février 2021.

La question du point de départ de la consultation

Dans sa nouvelle décision, la cour d'appel estime ne pas pouvoir donner un point de départ du délai de consultation des CSE dans la mesure où cela excéderait ses pouvoirs et que cela "ne peut être admis dans le cadre d'une demande en interprétation". La requête de Veolia est donc rejetée, sachant que Veolia a formé un pourvoi en cassation sur l'arrêt du 19 novembre.

Pour la direction de Suez, opposée comme ses CSE à l'opération de rachat de Veolia, le projet de Veolia impactant directement l'ensemble des entités de Suez et au vu de l'inquiétude des organisations syndicales sur un démantèlement de certaines activités et des conséquences sur l'emploi, il faut donc désormais que la consultation se poursuive...dans les 99 CSE de Suez. Ce point a d'ailleurs fait l'objet d'un accord de méthode entre la direction de l'entreprise et les organisations syndicales, l'accord se donnant pour objectif une fin de la consultation au plus tard le 31 mai 2021.

Pour Veolia, qui a réagi à l'arrêt de la cour d'appel et au communiqué de Suez, "cet accord entre Suez et ses salariés apparaît clairement dilatoire" et ne peut pas permettre à l'entreprise d'aller au-delà de 3 mois de consultation, Veolia maintenant que la consultation doit s'arrêter le 5 février 2021, la cession des actions pouvant alors s'opérer.  "Depuis le 30 août 2020, la direction de Suez n'a toujours pas invité Veolia à présenter son projet aux représentants des salariés, alors même que les organisations syndicales de Suez en ont affiché le souhait publiquement, en particulier auprès de la presse", commente, dans un communiqué, la direction de Veolia. 

Une affaire passionnante et paradoxale

Cette affaire est en tout cas très étonnante et paradoxale. Premier paradoxe : au départ, ce sont les CSE de Suez qui réclament de recevoir des éléments d'information sur un projet, éléments que ne peuvent lui donner que les artisans de ce projet, à savoir Engie et Veolia, et non Suez. Second paradoxe : une direction d'entreprise (Suez) fait corps avec ses CSE et ses syndicats afin de résister autant que possible au rachat d'un concurrent en jouant la montre, ce qui est déjà plutôt rare, le cas le plus courant étant un affrontement de ces points de vue. Ignorons, au passage, l'image d'épinal entre un méchant acheteur (Veolia, 179 000 salariés dans le monde) et un gentil racheté (Suez, 89 000 salariés dans le monde) que véhicule cette affaire qui comporte des intérêts de tous côtés, Suez n'ayant pas hésité à domicilier son activité française dans l'eau dans une fondation basée aux Pays Bas pour tenter d'échapper à Veolia, ce dernier obtenant toutefois une décision judiciaire en sa faveur sur ce point (1). N'insistons pas, non plus, sur la dimension politique de ce conflit de pouvoirs personnels et économiques, les secteurs concernés (gestion des déchets et de l'eau) faisant l'objet de marchés publics et de possibles positions dominantes, au point que Veolia a déjà annoncé qu'une partie des activités serait gérée par un fonds d'investissement, une obligation pour éviter les fourches caudines des autorités garantissant la concurrence.

Soulignons, en revanche, que l'irruption du droit du travail dans le droit des sociétés semble très mal vécue par ceux des protagonistes...qui y perdent. En l'occurrence, Veolia, visiblement impatient de réaliser son opération rapidement. Le groupe semble peu goûter les commentaires de l'arrêt du 19 novembre 2020 y compris lorsqu'ils émanent de professionnels du droit. Veolia a ainsi adressé au juriste Julien Icard, professeur de droit à l'université Panthéon Assas, une "sommation interpellative" à la suite d'un article que ce dernier a publié dans le bulletin Joly Travail (2) et à la suite d'une interview accordée à l'Usine nouvelle. Autrement dit, le juriste se voit sommé de révéler s'il a des liens avec Suez. Son université devait hier soir publier un communiqué protestant contre ce procédé. Un économiste, Elie Cohen, aurait également reçu la même sommation, selon l'Obs, qui rappelle qu'Elie Cohen s'est montré critique sur des chaînes de télévision à l'égard de ce projet. 

Veolia explique ces actions par le fait que le projet concerne des sociétés cotées, qu'il présente "des enjeux considérables de tout ordre" et qu'il faut, "pour assurer la clarté des débats et préserver l'ensemble des droits et actions de Veolia en cas d'informations trompeuses", connaître "la nature des liens éventuels" unissant le juriste et l'expert au groupe Suez, comme si ces positions étaient celles de partisans et non celles d'analystes (lire notre encadré). Pour l'avocat des CSE de Suez, Zoran Ilic, il s'agit là tout bonnement de pressions : "Cette pression mise par la société Veolia pour faire taire toutes les voies "dissidentes" me paraît insupportable". L'avocat y voit la volonté de Veolia, en amont de la décision que doit prendre la Cour de cassation sur cette affaire, de tenter d'éviter que les juges ne soient influencés par des articles de doctrine qui contredisent son argumentation. A suivre...

 

(1) Une ordonnance du tribunal de commerce de Nanterre en date du 19 novembre interdit à Suez de prendre toute mesure qui rendrait irrévocable le dispositif étranger d'inaliénabilité de l'Eau France Suez.

(2) Ce bulletin se conclut ainsi : "Quoique sans doute discutable sur certains points, l’arrêt de la cour d’appel de Paris rendu dans l’affaire Suez est bien motivé et trouve un équilibre intéressant entre droit du travail et droit des sociétés. Ce faisant, il s’inscrit parfaitement dans « l’orientation majeure du droit français contemporain [qui] est d’imposer une information complète du personnel sur toutes les mesures dans le remodelage du capital".

 

La position de Veolia

Dans un communiqué diffusé sur twitter, Veolia justifie ainsi sa position consistant à sommer un juriste et un économiste à dire s'ils ont ou pas des liens avec Suez : 

"Il y a près de 3 mois, Veolia s'est portée acquéreur de l'essentiel de la participation que possède Engie dans Suez, avec la volonté de bâtir le super champion français de la transformation écologique. Or, dès le lendemain de cette annonce, nous avons eu la surprise de voir littéralement fleurir dans les médias des prises de position sans nuances et particulièrement hostile à notre projet, notamment sous forme de tribunes signées par des "experts" ou de passages parfois quotidiens à la télévision et à la radio (...) Nous assumons de lancer un débat sur la nécessité pour les experts qui peuplent les plateaux de télévision et les colonnes de journaux de déclarer au préalable d'où et pour qui ils parlent, lorsque c'est pertinent (..) Nous assumons au final de proposer pour l'avenir que soit exigée de chaque signataire d'une prise de position une déclaration préalable sur l'honneur de l'existence (ou pas) de liens d'intérêts de toute nature, y compris commerciale, avec l'un ou l'autre des protagonistes du débat". 

 

Bernard Domergue

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