La data room, nouvelle façon d'encadrer le travail de l'expert-comptable du CSE ?

La data room, nouvelle façon d'encadrer le travail de l'expert-comptable du CSE ?

16.09.2021

Certains avocats d'entreprises conseillent aux employeurs d'avoir recours à une "data room" (ou salle de données) afin de mettre à disposition de l'expert-comptable du CSE, de façon "sécurisée", les documents indispensables à son travail. Destinée à éviter des fuites d'informations sensibles, cette pratique est jugée trop contraignante par certains experts des IRP et oblige aussi, dans le cas des salles virtuelles, l'expert à des investissements pour garantir l'absence de faille numérique.

La crainte des employeurs de voir diffusées des informations stratégiques ou sensibles, avec des conséquences préjudiciables pour l'entreprise, n'est pas nouvelle. Bien que l'expert du CSE soit soumis à l'obligation de confidentialité et qu'un dialogue social de qualité suppose un partage effectif de l'information avec les élus et leur expert, cette crainte est à l'origine de nombreux contentieux, suite à certains refus de communication de données au CSE comme à l'expert-comptable du comité. Cette crainte explique sans doute aussi que des avocats d'entreprises recommandent aux employeurs de recourir à une "data room" afin d'offrir un "cadre sécurisé" à la mise à disposition de documents à l'expert par l'entreprise.

Ce faisant, ces conseils transfèrent au monde du CSE et des relations sociales une pratique du monde anglo-saxon des affaires. Lors d'une opération de fusion-acquisition, une banque d'affaires ou un cabinet d'avocats peut mettre en place une data room, physique ou virtuelle, pour permettre à des investisseurs potentiels et à leurs conseils d'accéder de façon contrôlée et sécurisée à des informations confidentielles. C'est ce qu'a vécu Jean-Luc Pozzaldo, élu CSE à Carbone Savoie (250 salariés environ à La Léchère en Savoie et 100 à Vénissieux, près de Lyon) et secrétaire général adjoint du syndicat CFDT chimie énergie de la région : "En 4 ans, nous avons connu 3 changements de propriétaires, pour finalement passer de Rio Tinto à un japonais, Tokaï Carbon. A chaque fois, c'est une data room qui a été mise en place pour que les éventuels repreneurs accèdent à des informations sur l'entreprise. Au niveau du CSE, il a fallu que l'expert fasse plusieurs demandes pour avoir accès à ces données. Vous savez ce que c'est, on ne lui dit pas non, mais on fait traîner..." C'est d'autant plus vrai, souligne l'élu, lorsque le bilan économique n'est pas aussi flatteur qu'espéré ou annoncé, même si aujourd'hui, dit Jean-Luc Pozzaldo, "nous allons devenir le premier producteur français et européen de graphite pour les batteries automobiles".

Un usage qui peut être très contrôlé

Les conditions d'accès et d'utilisation de cette data room doivent être fixées par les deux parties, recommandent certains avocats d'entreprises qui conseillent aux employeurs d'accepter des "méthodes de travail habituelles" que sont la prise de notes, manuscrites ou sur ordinateur voire sur dictée, mais d'exclure toute forme d'enregistrement, de capture d'écran ou encore de prise de photo. "Dans certains cas, lorsque des documents examinés sont particulièrement sensibles, il peut être utile de prévoir la présence d'un collaborateur de l'entreprise qui s'assurera que les règles de confidentialité sont bien respectées", écrit un cabinet. Il semble même que certaines entreprises vont jusqu'à demander aux concepteurs de bases de données économiques et sociales (BDES) numériques de faire en sorte que l'écran et ses données ne soient pas photographiables !

Le risque est qu'on nous ferme la porte 

 

Julien Sportès, du cabinet Tandem expertise, a été confronté à ces pratiques lors d'opérations sensibles comme des OPA (offres publiques d'achat) par exemple. "Pour les groupes internationaux à l'affût des moindres risques de fuites et qui méconnaissent le droit français, l'expert du CSE à la française apparaît comme une zone grise un peu dangereuse. Il arrive qu'on nous demande de signer un document dans lequel on s'engage, par exemple, à ne pas photographier les documents", rapporte-t-il. Quelle est alors la réaction de l'expert-comptable du CSE ? "Nous acceptons, afin d'avoir accès aux documents et pour pouvoir travailler. Sinon, le risque est qu'on nous ferme la porte", poursuit Julien Sportès.

Mais ce dernier témoigne aussi de pratiques jugées inacceptables, tels ces documents caviardés mis à disposition dans la data room, "un comble alors que nous sommes tenus par notre engagement de confidentialité". L'expert met le holà lorsque ses interlocuteurs tentent de lui imposer une relecture de son travail d'expertise avant toute restitution : "Là, je refuse tout net". A l'inverse, le cabinet d'expert auprès du CSE confie trouver parfois un allié imprévu dans certaines directions françaises d'entreprises multinationales. Celles-ci appuient auprès de leur groupe les demandes de communication de documents en tentant de leur faire comprendre qu'un refus serait risqué sur le plan juridique en France...

Une data room physique parfois surveillée

Que pensent les autres experts CSE de cette data room, qui peut être physique ou numérique, avec codes d'accès et dispositifs de sécurité et traçabilité ? "Cela ne me choque pas en soi, du moment que l'expert accède aux documents demandés, et à condition que cela ne rende pas son travail plus difficile", nous répond Claudine Vergnolle, expert comptable et commissaires aux comptes.

Geoffrey Castel, expert comptable chez Sogefi, rencontré hier sur le salon CSE de Lille, est sur la même ligne. Son cabinet a été confronté à cette pratique, à chaque fois pour des dossiers sensibles impliquant des multinationales menant des restructurations et/ou opérations de fusion-acquisition. "Nous sommes allés dans une salle physique de data room installée chez l'avocat de l'acheteur d'une entreprise, afin de consulter des documents, dans des conditions confortables, dans le VIIIe arrondissement parisien. Nous étions "surveillés" par un stagiaire du cabinet, présent dans la salle. Mais tout s'est bien passé, nous avons eu accès à tous les documents que nous demandions. Encore faut-il les demander, bien sûr !" commente l'expert qui ajoute : "Dans les cas que nous avons connus, les entreprises ont joué le jeu. Il faut savoir aussi que nous avons les mêmes prérogatives qu'un commissaire aux comptes". 

 Pour l'échange de données numériques, il nous faut prouver que notre système informatique n'a pas de faille

 

Pour Olivier Gazel, directeur général de Syndex, la pratique de data room pour accéder aux infos sensibles d'opérations comme les fusions-acquisitions n'est pas nouvelle. Ce qui l'est davantage, à ses yeux, c'est le recours aux data room virtuelles et sécurisées mais, dit-il, cela n'influence pas la qualité du travail de l'expert au service des élus. "Dans ce cadre, pour l'échange de données, on nous demande de plus en plus de prouver, via des questionnaires très pointus, que nos propres systèmes informatiques sont sécurisés et dépourvus de failles. Nous utilisons d'ailleurs une solution française (Ndlr : oodrive, voir ici), et nous avons un plan d'investissement en la matière", nous explique Olivier Gazel.

Les ordinateurs portables et les téléphones des collaborateurs de l'expert sont cryptés, pour garantir cette sécurité, sachant que la problématique, en matière d'expertise sociale, touche aussi au respect du RGPD (règlement général de protection des données) dès lors que l'expert est amené à échanger de multiples données sensibles, sur les rémunérations par exemple. Le cabinet accepte de signer un engagement de confidentialité pour avoir accès à une data room virtuelle, mais refuse de transiger sur la finalité de son travail : "Il est arrivé qu'on veuille que notre travail ne soit pas restitué aux élus en raison d'informations sensibles. On peut discuter des modalités de la présentation de notre rapport, mais pas du fond".

D'autres experts et conseils de CSE sont plus critiques. L'avocat Roger Koskas, qui travaille en partenariat avec le cabinet d'expertise Sextant, se félicite ainsi du jugement obtenu en juin 2021 auprès du tribunal judiciaire de Nanterre dans une affaire opposant SFR Distribution au CSE et à son expert (lire le document en pièce jointe). Le CSE de SFR avait voté une expertise dans le cadre d'un plan de suppressions d'emplois et d'une consultation sur les informations stratégiques, mais l'entreprise avait donné une fin de non recevoir à l'expert sur certaines demandes de documents tels que le plan stratégique du groupe ou des prévisions de volume d'activité. Dans son jugement qui valide la demande d'informations (1), le tribunal refuse le souhait de SFR de limiter la communication des documents demandés au seul cabinet d'expertise "et dans le cadre d'une data room". Le juge motive son refus par le fait que l'entreprise n'a pas justifié "par des éléments objectifs le caractère intrinsèquement confidentiel" des informations demandées et n'a pas limité sa demande aux seules informations concernées.  

Pour moi, en gros, le message c'est : "ça ne regarde pas les salariés, c'est notre salade"

 

Pour Roger Koskas, les experts du CSE sont de plus en plus confrontés à une volonté délibérée des employeurs de leur "compliquer la tâche" dès lors qu'ils demandent l'accès à des informations non contenues dans la BDES mais qui peuvent être essentielles pour comprendre l'origine et les causes d'une décision, comme des extraits de discussions de direction (PV de "board") où sont citées des études jamais publiées qui éclairent tout, soutient-il. "Interdire à un expert de faire des photocopies de documents, l'amener à se rendre dans une salle peu confortable et peu pratique pour prendre connaissance de documents demandés, c'est vraiment fait pour décourager son travail, lui faire manquer certaines informations. En gros, le message consiste à dire : "Tout ça ne regarde pas les salariés, c'est notre salade"', lance l'avocat. Ce dernier ne croit pas une seule seconde à l'argument de prévention de fuites : "Combien y-a-t-il eu d'affaires dans lesquelles l'expert du CSE a été condamné pour délit d'initié ?" Sur ce point, ce n'est pas Olivier Gazel qui le contredira : "En 50 ans d'expertise chez Syndex, nous avons été attaqués deux fois pour violation de la confidentialité, et nous n'avons jamais été condamnés".

Un jugement approuvant une data room

Pour autant, ce jugement ne semble pas clore le débat. Dans une décision 3 mars 2021, le même tribunal judiciaire de Nanterre a constaté, à propos de la consultation sur les orientations stratégiques, que l'entreprise Technip France avait transmis aux experts "une proposition de consultation par voie sécurisée, data room, des éléments d'information détenus par la société mère", cette consultation pouvant se faire dans les locaux de cette société mère à Paris. L'expert pouvait prendre note de ces documents et demander une copie de certains sous réserve de l'accord de l'entreprise. Or l'expert a refusé ce mode de consultation, jugé trop contraignant. "Dès lors que l'expert a refusé de consulter les dits documents par voie sécurisée, il ne saurait être reproché à l'employeur une quelconque volonté de non-communication des éléments sollicités par l'expert, d'autant que ce dernier aurait été en mesure d'obtenir copie d'un certain nombre de documents. En outre, le fait que l'expert soit soumis à une obligation de confidentialité ne lui confère pas le droit de disposer de toute copie", estime le juge. On le voit, la jurisprudence ne paraît pas encore établie sur ces pratiques. Dans cette affaire, Roger Koskas estime que le juge a pu être agacé par les demandes de l'expert. Mais il n'en démord pas : "La data room n'a pas d'existence légale. Je ne suis pas sûr du tout que la Cour de cassation reconnaîtrait cette pratique".

 

(1) A propos des orientations stratégiques, le tribunal écrit qu'elles ne sont pas définies par le législateur, que cette notion varie donc d'une entreprise à l'autre et que la consultation sur ces orientations "doit permettre un véritable échange entre le CSE et la direction sur la stratégie de l'entreprise dans le dessein d'en anticiper ses conséquences pour les salariés et de lui permettre d'appréhender annuellement les objectifs et axes de développement à court et à moyen terme de l'entreprise ou ses actions défensives ou de consolidation en considération de son environnement concurrentiel". En outre, l'absence d'accord prévoyant que la consultation sur les orientations stratégiques s'effectue au niveau du groupe et non de l'entreprise n'empêche pas, aux yeux du juge, la demande de communication d'informations élaborées et émanant des sociétés de ce groupe.

Bernard Domergue

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