La raison d'être face au mur de la rentabilité maximale

La raison d'être face au mur de la rentabilité maximale

04.03.2021

La raison d'être fait son chemin dans l'esprit des actionnaires, deux ans après son apparition dans la loi Pacte. C'est le résultat d'une étude publié par la fondation Jean Jaurès le 3 mars dernier. Les rédacteurs ont examiné les procès-verbaux d'assemblées générales des 120 plus grandes sociétés cotées. Face aux exigences de rentabilité des actionnaires, la raison d'être va-t-elle transformer la stratégie des entreprises vers des objectifs responsables ? On peut encore en douter comme le montre l'exemple récent de Danone.

En juin 2020, le PDG Emmanuel Faber fait entrer la raison d'être (1) dans les statuts de Danone. Neuf mois plus tard, le cours boursier de l'entreprise a baissé de 25 %. Croissance responsable ou rentabilité maximale ? Les actionnaires de Danone ont fait leur choix, en limitant les fonctions d'Emmanuel Faber aux seules fonctions de Président. Un message clair : les actionnaires remettent le cap sur une exigence de performance financière. Les fonds d'investissement adossés à Danone lorgnent avec envie les marges des concurrents, comme Nestlé ou Unilever, de l'ordre de 18 % alors que Danone plafonne à 14 %, selon le quotidien Libération. Le dirigeant est donc désavoué, alors qu'un plan de départ de 2 000 salariés a été annoncé en novembre 2020, à contre-courant de la notion d'entreprise socialement responsable. Une situation qui ressemble étrangement à celle de Renault qui a également scindé les fonctions de Président et de Directeur général (lire notre brève).

L'exemple de Danone deviendra-t-il un cas d'école montrant les limites des bonnes intentions ? Les sociétés qui ont adopté une raison d'être ou le statut d'entreprise à mission devront-elles à terme se résoudre à rogner sur leurs objectifs sociaux et environnementaux dans une logique de priorisation des bénéfices et des dividendes ? L'étude ne répond pas à cette question mais dresse le bilan de deux ans de raison d'être dans les assemblées générales (AG) de grandes sociétés cotées. La conclusion est positive : les actionnaires ont bien réagi à l'arrivée de cette notion. Mais la raison d'être peut-elle survivre en tant que stratégie de la société dans un environnement concurrentiel ? Peut-elle tenir le choc de la réalité économique et quitter le statut de profession de foi pour devenir opérationnelle et concrète ? C'est tout l'enjeu que dévoile l'étude (en pièce jointe) dirigée par Nathalie Rouvert-Lazare (administratrice de sociétés et spécialiste de la gouvernance) pour la fondation Jean Jaurès. Les auteurs ont réalisé une série d'entretiens et passé en revue les publications, rapports et études éclairant le sujet.

La raison d'être globalement bien accueillie par les actionnaires

Si l'étude ne mentionne pas combien de sociétés sur les 120 plus grandes (l'indice boursier SBF 120 sert de panel à l'étude) ont adopté une raison d'être, on sait cependant que 7 prévoyaient de le faire en 2020, selon le journal Les Echos. Une infime minorité donc. En revanche, l'étude de Nathalie Rouvert-Lazare montre le bon accueil réservé par les actionnaires à la notion : lorsqu'une résolution a été proposée pendant une assemblée générale, les actionnaires l'ont souvent adoptée à plus de 99 % des voix. Ce fut le cas de Danone, dont la raison d'être était libellée "apporter la santé par l'alimentation au plus grand nombre", adoptée le 26 juin 2020 à 99,42 % des voix.

L'étude montre également la diversité d'intégration de la raison d'être dans les statuts : les actionnaires ont tantôt adopté un préambule, tantôt un article préliminaire ou encore un article indépendant dans le corps du texte. Les libellés sont variés mais restent tous très vagues. Par exemple "contribuer à façonner l'espace informationnel (…)" chez Atos, "proposer à nos clients des services, des produits et une alimentation de qualité (…)", chez Carrefour ou encore "accueillir les passagers, exploiter et imaginer des aéroports, de manière responsable et à travers le monde" chez ADP.

On le voit, et l'étude le souligne, la rédaction des clauses de raison d'être fait le plus souvent référence aux clients, beaucoup plus rarement aux salariés ou aux actionnaires eux-mêmes. L'étude en conclut : "Est ainsi décrit un périmètre général dans lequel pourra s'inscrire la stratégie de la société, ainsi qu'un cadre général de ses pratiques".

De bonnes intentions, mais peu de concret

Autre point intéressant, la prédominance des enjeux sociaux formulés dans les raisons d'être, devant les enjeux environnementaux et ceux liés à la gouvernance et à l'économie. Cet aspect est issu du rapport France Stratégie de septembre 2020 rédigé par le Comité Impacte. Les questions sociales y sont entendues comme les actions qui participent à la réduction des inégalités, au développement d'une croissance inclusive et plus généralement les actions avec impact social positif. Il demeure malheureusement selon l'étude que "ne sont en général pas présentés d'objectifs précis ou de modalités d'actions (…). La raison d'être vient indiquer les sujets que la société identifie comme importants (…) et qu'elle affirme prendre en compte de façon constante et durable". Il faut dire aussi que les actionnaires consacrent peu de temps à l'adoption de la raison d'être, 6 minutes sur une durée moyenne d'assemblée d'1h20, et ont sans doute été accaparés par la crise sanitaire qui a resserré les temps d'échange pendant les AG.

On peut y voir également un paradoxe, à l'heure où un an de recul sur la crise sanitaire enseigne que l'apparition du virus de la Covid pourrait être lié à la dégradation environnementale mondiale, et notamment à la déforestation et au mal-être animal qui favorise l'apparition d'épidémies (lire par exemple cet article du site universitaire The Conversation). Les enjeux environnementaux auraient donc toute leur place dans les raisons d'être des sociétés. Celles-ci figurent d'ailleurs en tête des préoccupations des AG en 2019, alors que cette place était dévolue au changement climatique en 2016 et au partage de la valeur en 2012.

Les actionnaires seraient eux aussi demandeurs de plus de concret : selon l'étude, ils attendent des indicateurs et une intégration des objectifs dans les modalités de rémunération des dirigeants. C'est ce que pointe l'un des entretiens réalisé pour l'étude avec Jean-Jacques Barbéris, membre du comité exécutif d'Amundi : "L'année dernière, nous avons voté à peu près contre un tiers des rémunérations du SBF 120 et notamment parce que pour beaucoup d'entre elles, elles n'intégraient pas des KPI ESG (des indicateurs clés sur les critères sociaux et environnementaux de gouvernance, ndlr) dans les plans de rémunération long terme".

La raison d'être encore loin de figurer au menu du dialogue social

Si le processus d'élaboration et de validation d'une raison d'être instaure un dialogue avec les actionnaires, il est encore loin de constituer un objet de dialogue social. Interrogée dans le cadre de l'étude, Frédérique Lellouche, responsable RSE (responsabilité sociale et environnementale) à la CFDT, reconnaît que "c'est un terrain à conquérir, nous essayons de faire de la raison d'être un objet de dialogue social. C'est un de nos axes de travail à l'horizon du 1er trimestre 2021". En effet, l'étude indique que des contributions des salariés, administrateurs et élus du personnel avec les actionnaires autour de la définition de la raison d'être seraient bienvenues. Les élus de CSE sont aujourd'hui totalement exclus de l'adoption de la raison d'être qui est uniquement discutée en assemblée générale avec les actionnaires. Pourtant, elle pourrait être l'occasion de donner du sens au travail et de mobiliser les forces collectives de l'entreprise. C'est l'un des risques adossés à la notion de raison d'être que pointe l'étude : rester une opération de pure communication, déconnectée du travail des salariés et de leurs représentants.

On peut regretter par ailleurs que l'étude ne mentionne pas le risque juridique, car au moment de l'adoption de la raison d'être se posait la question de son utilisation à l'encontre de la société, dans le cas où elle ne serait pas respectée dans les actions concrètes de l'entreprise. Pourrait-elle entrer dans les prétoires à l'occasion de litiges sociaux ou environnementaux mettant en cause la société ? Pourrait-elle un jour constituer une arme judiciaire dans les mains des salariés licenciés et des élus du CSE ? Trop peu de sociétés l'ont adoptée pour le dire aujourd'hui…

(1) La loi Pacte a inséré dans l'article 1835 du Code civil la possibilité de modifier les statuts et d’y insérer une « raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». Autrement dit, une société peut choisir de ne pas seulement poursuivre un but lucratif au profit de ses actionnaires, mais se donner d'autres objectifs (lire notre article).

Marie-Aude Grimont

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