"L’attention aux autres est un facteur clé de prévention du harcèlement"
23.10.2022

Le cabinet Secafi publie un guide sur le harcèlement moral et sexuel qui aborde le rôle des IRP (1). Comment évoluent ces problématiques dans les entreprises depuis la crise sanitaire et l’essor du télétravail ? Comment agir face à un soupçon de harcèlement ? Quel rôle pour le référent du CSE ? Les réponses de Pascal Poulain, psychologue du travail et auteur de ce guide.
Je suis psychologue du travail, je travaille depuis un peu plus de 20 ans chez Secafi. Mon métier consiste à réaliser des missions à la demande des représentants du personnel, essentiellement des expertises, notamment pour risque grave, c’est-à-dire lorsqu’un événement grave s'est produit dans une entreprise ou lorsque tout un faisceau d'éléments nous laisse à penser qu'un événement grave pourrait s’y produire. Une seconde partie de mon activité consiste à répondre à des appels d'offres, essentiellement dans la fonction publique. Il peut s’agir de problématiques touchant aux risques psychosociaux, souvent corrélées à des problématiques de violence et de risques d'agressions, comme, par exemple, pour des agents impliqués dans la lutte contre différentes formes de délinquance.

Dans ces situations, la cohésion d’équipe s’avère décisive pour faire face aux menaces : une équipe fragile, car manquant de cohésion interne, est davantage que les autres mise en danger. Enfin, une troisième part de mon activité tient à la réalisation d’enquêtes internes, à la demande de directions d’entreprise comme de représentants du personnel, ou parfois des deux. On me dit : « Voilà, nous avons une problématique de harcèlement sexuel et nous ne savons pas trop comment la traiter. Aidez-nous à avancer ». C’est une activité relativement nouvelle qui prend de l’ampleur. Ce sont des interventions relativement courtes, qui consistent à repérer les faits, à analyser les déterminants, puis à proposer des modalités de traitement et/ou de sortie de crise.
Question délicate ! Je vous livre ma position personnelle : je ne pense pas qu’il y en ait davantage…mais il n’y en a pas moins pour autant ! Je m’explique. D’un côté, avec les exemples donnés dans l’actualité, on voit qu’il y a davantage de dénonciations et l’on peut penser que cela dissuade les auteurs potentiels de passer à l’acte. De l’autre, du fait même de ces dénonciations, il est probable que les agressions et leurs modalités se transforment pour passer sous les radars. Par rapport à un environnement qui est peut-être plus regardant et plus contraignant, les agresseurs s’adaptent. Les agressions se font moins visibles, plus masquées, plus discrètes.
Oui, un peu comme dans le banditisme : les "compétences", le matériel, la technologie évoluent, mais il s’agit toujours de cambriolages et de crimes, et ici d’agressions !
C’est compliqué, en effet ! Un élu n’est a priori pas formé pour identifier une présomption de harcèlement, que ce soit du harcèlement sexuel ou du harcèlement moral. Et le représentant du personnel peut craindre, en investiguant cette question, de porter l’anathème à tort sur quelqu’un. Pour conjurer cela, il faut avoir quelques notions pour recueillir un signalement de façon qualitative.
Face à une présomption de harcèlement, la meilleure approche est de développer la qualité de son écoute, puis sa capacité à interpeller sur le sujet - comment dire ? - avec le plus d'élégance et de tact possible. Dans l’idéal, l’élu de CSE, ou le référent du CSE en matière de harcèlement, doit amener la personne présumée victime à parler de façon la plus factuelle possible, à faire une description factuelle.

Le représentant du personnel doit se garder de porter un jugement d’interprétation sur ses propos, de façon à laisser sa parole libre. C’est difficile, un élu peut avoir des relations avec tel ou tel salarié, certains peuvent être submergés par l’émotion. Si, en faisant cela, vous commencez à recueillir un certain nombre de faits avec objectivité et précision, vous êtes dans votre rôle. Si votre pensée, voire votre opinion, transparaît dans votre questionnement, vous fragilisez un témoignage.
C’est la deuxième étape. Le représentant du personnel doit l’aborder avec le salarié ou la salariée qui s’est confié(e). Sur la base de cette relation de confiance, l’élu peut dire à cette personne : « Ce que vous m’avez dit, c’est quelque chose de sérieux. Ce signalement, je ne peux pas le garder pour moi, je dois en faire quelque chose, il faut que j’interpelle la direction sur sa responsabilité ». Il faut donc que le représentant du personnel communique sur ce signalement auprès de l’employeur, par mail par exemple, afin que ce soit officialisé, en mentionnant, le cas échéant, l’existence de témoins des faits rapportés. La direction doit alors réagir rapidement.
Des stratégies de minimisation peuvent se produire, c’est vrai. Une direction peut dire : « Bon, on connaît cette personne, c’est un bon professionnel, on va lui parler, on va le recadrer, tout va rentrer dans l’ordre, pas besoin de parler de cela en réunion ». Et puis, il y a parfois des hauts et des bas dans ce type d’affaires, avec des phases d’accalmie au cours desquelles on peut penser qu’il n’y a plus de problème, que la situation s’est résolue d’elle-même, alors que le phénomène se poursuit.
Dans les entreprises d’au moins 300 salariés, la CSSCT doit être aux avant-postes sur ces sujets. C’est sa vocation que de s’impliquer sur les affaires de sécurité et de santé dans l’entreprise. Mais les membres de la commission ne peuvent pas agir seuls dans leur coin. Une relation étroite et des échanges fréquents d’informations entre la CSSCT et le CSE sont indispensables. Il ne s’agit pas de faire des réunions sans arrêt, mais de prévoir, par exemple, que le secrétaire du CSE soit avisé de l’avancement des travaux de la commission.

Je dois rappeler ici que la CSSCT n’est qu’une commission. Si une expertise s’avère nécessaire, par exemple, seul le CSE peut la voter. Je vois d’autres motifs à une collaboration étroite entre CSE et CSSCT. Rapporter un cas de harcèlement en CSE peut aussi permettre de réaliser que c’est le symptôme d’un malaise plus global et plus profond qui touche toute l’organisation, comme lorsqu’on prend conscience qu’une culture d’entreprise a autorisé des comportements qui ne devraient pas être tolérés. Dans ce cas-là, une expertise plus globale peut être nécessaire. Et puis, encore une fois, dans ces affaires, il faut se méfier des approches personnelles, car il peut y avoir des clivages, y compris dans les IRP.
Ce que je veux dire, c’est que chacun peut avoir une relation différente avec tel ou tel manageur ou avec tel ou tel salarié, et que cela peut rendre aveugle. « Comment ? Lui du harcèlement ?! Mais c’est un très bon pro qui fait le tour des bureaux le matin, toujours avec le sourire ». Jusqu’au jour où on regrette de ne pas avoir poussé plus loin l’enquête. D’autant que le collectif au plus près de la situation peut se retrouver fragilisé, disloqué, tiraillé de l’intérieur par des opinions contraires. Un représentant du personnel doit faire la distinction entre son point de vue personnel et son rôle.
Le monde du travail évolue beaucoup en ce moment, c’est sûr. Pour un représentant du personnel, il devient compliqué de sentir les choses. Je vois plusieurs tendances paradoxales. Avec le télétravail et la visio, il se produit des phénomènes positifs assez inattendus, du type : « J’étais en conflit avec telle personne, et finalement grâce au télétravail et à l’éloignement, je suis préservé ». Inversement, le télétravail peut produire de l’isolement et un certain assèchement des individus avec, comme conséquence, d’avoir des collectifs moins soudés.

Le premier maillon de la prévention, pour les risques psychosociaux comme pour le harcèlement, c’est le souci des autres, de ses collègues, car nous nous nourrissons les uns des autres et nous nous protégeons les uns les autres. Un petit regard, une petite question de temps en temps : « Ça va toi ? Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas parlé ! » L’attention aux autres est un facteur essentiel de prévention. Mais si, au contraire, on passe d’une période de télétravail à une période au bureau lors de laquelle on est pris par le temps et la productivité, au point de ne plus se parler entre collègues, ce mode de prévention collectif ne fonctionne plus, et cela peut être dangereux. Les entreprises doivent prendre garde à ce risque et accepter que si l’on vient au bureau, c’est aussi pour se parler, aller prendre un café, bref, accepter ces temps informels. Quel management veut-on promouvoir ? Quelle culture d’entreprise ? La réponse fournit un indicateur du souci que l’on a de prévenir le harcèlement.
L’exigence de productivité est forte dans les entreprises et les risques qui y sont liés me semblent encore plus nombreux qu’auparavant avec le télétravail. Chez soi, on maîtrise peu sa charge de travail et son temps de travail, et on est seul, sans recours collectif.
En matière de harcèlement sexuel et d’agissements sexistes, le référent côté employeur est légalement beaucoup mieux défini que le référent côté CSE. Le premier est chargé « d'orienter, d'informer et d'accompagner les salariés en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes » (2). Le référent employeur tend donc à supplanter le deuxième. C’est dommage : si certains salariés auront plus confiance dans un référent employeur, d’autres se confieront plus volontiers auprès d’un référent CSE, surtout dans les entreprises où les RH sont assimilées à la direction et n’ont pas bonne presse.

Pour les IRP, l’enjeu est d’abord de définir et de formaliser le rôle du référent CSE (recueil de signalements, suggestions de mesures préventives, etc.), de demander ensuite des moyens adaptés à sa mission, par exemple, lors d’une délibération du CSE, en modifiant le règlement intérieur. Je conseillerais aussi au CSE de demander la lettre de mission du référent employeur. Enfin, les élus peuvent demander à l’employeur de mentionner le référent CSE dans le document destiné aux salariés qui recense tous les moyens et coordonnées relatifs à la lutte contre le harcèlement sexuel, comme l’inspecteur du travail et le Défenseur des droits (3).
Je le pense : dans de nombreuses entreprises, on parle du "syndrome France Télécom". Au vu du risque personnel sur le plan pénal, des dirigeants regardent ce qui se passe : quelles sont les questions que cela pose, quelles sont les mesures sanctionnables, les peines, etc. Certaines entreprises se posent ces questions pour les résoudre, pour améliorer la prévention. C’est surtout le cas de celles où existe déjà un dialogue social de qualité.

J’ai en tête le cas d’une direction des ressources humaines d’une grande entreprise qui a très rapidement réagi après une affaire sensible, sans aucune perte de temps. Là, on voit qu’on progresse. Mais dans d’autres entreprises, je crains que la jurisprudence France Télécom suscite un assaut de prudence mais qui n’augure pas forcément une prise de conscience et une action réelle en matière de prévention. Cela tient plutôt du réflexe de type : « Soyons prudents, il faut se couvrir, éviter qu’on puisse tracer les choses, faire en sorte qu’on ne nous reproche rien ».
1. Agir en cas de présomption de harcèlement moral, Secafi, document de 36 pages récemment mis à jour par Pascal Poulain, à télécharger ici
2. Voir l’article L.1153-5 du code du travail pour le référent employeur (obligatoire à partir de 250 salariés), et voir l’article L.2314-1 pour le référent CSE.
3. Voir l’article D1151-1 du code du travail : ce document doit mentionner l’adresse et le numéro de téléphone du médecin du travail, de l’inspection du travail, du Défenseur des droits, du référent employeur et du référent CSE.
Comment le harcèlement moral est-il défini ?
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Le harcèlement moral est défini ainsi par l’article L.1152-1 du code du travail : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à des droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » C’est sur la base de cet article que les juges de la cour d’appel de Paris ont condamné, au nom des effets provoqués par leur politique de départs forcés, les anciens dirigeants de France Télécom pour « harcèlement moral institutionnalisé », une notion sur laquelle la Cour de cassation devra se pencher. En effet, contrairement à la personne morale de France Télécom, qui n'avait pas fait appel de la condamnation en première instance, les dirigeants se sont pourvus en cassation pour contester l'arrêt de la cour d'appel de Paris (lire notre article). |