Le projet de loi sur le partage de la valeur confie à la négociation collective le soin de définir ce qu'est un résultat exceptionnel

24.05.2023

Le conseil des ministres a adopté hier le projet de loi transposant les dispositions négociées par les partenaires sociaux dans l'accord sur le partage de la valeur. Focus sur l'article prévoyant une redistribution aux salariés en cas de résultats exceptionnels pour les entreprises à partir de 50 salariés, une disposition pas assez encadrée selon le Conseil d'Etat...

Dans l'accord national interprofessionnel (ANI) trouvé le 10 février dernier par les partenaires sociaux sur le partage de la valeur, la question d'un dividende salarié, un temps évoquée par le Président de la République, avait été évacuée au profit d'un paragraphe prudent ouvrant la voie à une redistribution vers les salariés en cas de résultats exceptionnels, pour les seules entreprises de 50 salariés et plus (dont l'effectif est au moins égal à 50 durant 5 ans, Nldr), via une négociation à engager avant le 30 juin 2024 (article 9 de l'ANI).

Mais le mécanisme envisagé laissait au seul employeur le soin de dire si, oui ou non, les résultats de l'entreprise étaient exceptionnels : pas de négociation possible, et donc pas de partage supplémentaire de la valeur, si l'employeur considérait que ses résultats n'avaient rien d'exceptionnel.

Certains experts auprès des IRP s'étaient étonnés de cette formulation, et ce point a également fait l'objet de recommandations de la part du Conseil d'Etat. 

Une négociation dans l'entreprise

Résultat : comme l'avait indiqué Olivier Dussopt mardi 23 mai lors d'une conférence de presse, cette partie de l'ANI a fait l'objet d'une réécriture de la part du gouvernement (voir notre tableau comparatif en fin d'article), et ce point devrait sans doute encore évoluer au cours du débat parlementaire. "Au regard des très forts risques juridiques d’incompétence négative portés par cette disposition, il a été privilégié une option plus sécurisée consistant à renvoyer à la négociation collective la caractérisation du bénéfice exceptionnel", explique ainsi l'étude d'impact du projet de loi. 

Dans l'article 5 du projet de loi portant transposition de l’accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise (*), le texte indique désormais qu'il appartient aux délégués syndicaux et à l'employeur de négocier (toujours avant le 30 juin 2024) tout d'abord pour définir ce qu'est une "augmentation exceptionnelle du bénéfice de l'entreprise" et, ensuite, pour s'accorder sur les modalités de partage de la valeur auprès des salariés.

L'article fait également référence de façon explicite au "bénéfice net fiscal", ce que ne précisait pas l'accord interprofessionnel, et, plus précisément au premier paragraphe de l'article L. 3324-1 du code du travail qui définit les sommes affectées à la réserve spéciale de participation des salariés.

L'exposé des motifs de cet article indique : "L’article 5 impose aux entreprises d’au moins 50 salariés pourvues d’un délégué syndical et soumises à l’obligation de mise en place de la participation de négocier obligatoirement sur les conséquences d’un bénéfice exceptionnel de l’entreprise s’agissant du partage de la valeur. Cette obligation se traduit au moment de la négociation d’un dispositif d’intéressement ou de participation. La négociation devra ainsi porter sur la définition d’une augmentation exceptionnelle du bénéfice et sur les conséquences d’une augmentation exceptionnelle de ce bénéfice s’agissant du partage de la valeur dans l’entreprise. Ces derniers peuvent prendre la forme du versement d’un supplément d’intéressement ou de participation ou bien de l’engagement à négocier pour mettre en place un nouveau dispositif de partage de la valeur".

Nous comprenons que cette négociation sur la définition du bénéfice et du partage supplémentaire de la valeur s'impose à l'employeur lorsqu'est discutée un dispositif d'intéressement ou de participation mais aussi à l'employeur disposant déjà de tels dispositifs : il devra ouvrir de nouvelles négociations sur ces éléments avant juin 2024, sans toutefois avoir l'obligation de conclure un accord. 

Le Conseil d'Etat reste insatisfait

Cela étant, les modifications apportées par le Gouvernement à l'avant-projet de loi et à l'accord des partenaires sociaux sont jugées insuffisantes par le Conseil d'Etat (lire son avis en pièce jointe). Dans son avis, le Conseil estime "qu’en ne fixant pas de critères encadrant la négociation collective pour définir ce qu’est une augmentation exceptionnelle du bénéfice et en s’abstenant de prévoir, par exemple, que cette définition tient compte de critères tels que la taille de l’entreprise, le secteur d’activité ou les résultats des années antérieures, le projet de loi est entaché d’incompétence négative". L'incompétence négative est le fait pour le législateur de renoncer à fixer les règles et les principes fondamentaux en permettant à une autre autorité d'intervenir à sa place. 

Le Conseil d'Etat suggère donc au Gouvernement de ne pas maintenir ces dispositions, mais le Gouvernement a fait le choix contraire. 

Quant aux conséquences possibles d'une telle disposition, l'exécutif demeure prudent dans son étude d'impact. Il estime toutefois qu'environ 20 000 entreprises emploient plus de 50 salariés en équivalent temps plein depuis cinq années consécutives en France en 2020 et, par ailleurs, qu'environ 40% des entreprises de plus de 50 salariés en 2020 sont couvertes par un délégué syndical et "sont donc susceptibles d’être concernées par l’obligation de négociation sur un partage renforcé de la valeur en cas de résultat exceptionnel".

Les voies possibles pour une redistribution négociée

Par ailleurs, notons que la redistribution éventuelle d'un résultat exceptionnel de l'entreprise, qui serait négociée après un accord sur son caractère exceptionnel, reste conforme, dans le projet de loi, à ce qu'indiquaient les partenaires sociaux dans leur texte. Elle peut prendre la forme : 

Dans le cas où ces dispositifs n'existent pas dans l'entreprise, la négociation peut choisir, comme forme de redistribution :

  • un nouveau dispositif d'intéressement (art. L. 3312-1 du code du travail) qui rappelons-le est non obligatoire;
  • un abondement au plan d'épargne (il peut s'agir du plan d'épargne entreprise cf art. L. 3332-1, d'un plan d'épargne interentreprise cf  art. L. 3333-2, d'un plan d'épargne pour la retraite collectif, cf art. L. 3334-2, d'un plan d'épargne interentreprise pour la retraite collectif cf. art. L. 3334-4);
  • une prime de partage de la valeur (PPV). Rappelons qu'il s'agit de l'ancienne prime exceptionnelle de pouvoir d'achat (dite prime Macron) qui a été pérennisée par la loi du 16 août 2022 : elle est exonérée de cotisations sociales dans la limite d’un plafond de 3 000€ par bénéficiaire et par année civile, plafond qui peut être porté à 6 000€ sous certaines conditions (lire notre article). Le projet de loi, conformément à l'ANI, ouvrira la possibilité de distribuer deux PPV dans la même année, mais dans la limite globale des mêmes plafonds. L'Insee a montré que cette prime a pu se substituer à des augmentations de salaires (lire notre article).

Le texte exclut, comme l'ANI, les entreprises ayant déjà négocié une clause spécifique sur les résultats exceptionnels mais aussi celles dont la participation est calculée selon une formule plus favorable que la formule légale, telle que définie à l'art. L. 3324-1 du code du travail.

 

(*) Ce projet de loi contient 15 articles. Nous reviendrons dans une prochaine édition sur toutes ces dispositions, que nous avons déjà abordées pour la version de l'avant-projet (lire notre article). Voir aussi, dans cette même édition, notre article sur l'avis critique du Conseil d'Etat concernant la prolongation de la prime de partage de la valeur ajoutée, la PPV.

 

Les deux versions sur les résultats exceptionnels
Le texte de l'ANI du 10 février (art. 9)  Le texte du projet de loi (art. 5)

Article 9. Mieux prendre en compte les résultats exceptionnels 

Dans les entreprises de 50 salariés et plus pourvues d’au moins un délégué syndical et soumises à l’obligation de mettre en place la participation, les négociations engagées avec cette délégation syndicale conformément aux dispositions du code du travail relatives à la participation et/ou à l’intéressement portent également sur l’insertion d’une clause spécifique dont l’objet est de fixer les modalités de prise en compte des résultats, au sens des dispositions relatives à la participation, réalisés en France et présentant un caractère exceptionnel tel que défini par l’employeur.

Ces modalités peuvent prendre deux formes :

- soit le versement automatique d’un supplément de participation ou d’intéressement dont les modalités (formule de calcul, temporalité, bénéficiaires, etc.) sont définies par accord ;

- soit le renvoi à une nouvelle discussion sur le versement d’un dispositif de partage de la valeur (participation, intéressement, PPV (ndlr : prime de partage de la valeur), abondement au PEE ou au PER, etc.).

L’obligation visée au premier alinéa est réputée satisfaite dès lors que l’entreprise a mis en place un dispositif de participation prévoyant une formule dérogatoire conduisant à un résultat plus favorable que celui de la formule légale et/ou un accord de participation ou 15 d’intéressement intégrant déjà une clause spécifique de prise en compte des résultats exceptionnels.

Dans les entreprises visées au premier alinéa et déjà couvertes par un accord de participation et/ou d’intéressement au moment de l’entrée en vigueur du présent accord, une négociation s’ouvre avant le 30 juin 2024 pour se conformer aux dispositions du présent article. 

Après le chapitre V du titre IV du livre III de la troisième partie du code du travail, il est rétabli un chapitre VI ainsi rédigé : « Chapitre VI « Partage de la valeur en cas d'augmentation exceptionnelle du bénéfice net fiscal »

« Art. L. 3346-1. – I. – Lorsque qu’une entreprise qui est tenue de mettre en place un régime de participation en vertu des articles L. 3322-1 à L. 3322-5 et disposant d’un ou plusieurs délégués syndicaux a ouvert une négociation pour mettre en œuvre un dispositif d’intéressement ou de participation, cette négociation porte également sur la définition d’une augmentation exceptionnelle de son bénéfice tel que défini au 1° de l’article L. 3324-1 et les modalités de partage de la valeur avec les salariés qui en découle. Ce partage peut être mis en œuvre :

« 1° Soit par le versement du supplément de participation à l’article L. 3324-9 ;

« 2° Soit par le versement du supplément d’intéressement défini à l’article L. 3314-10, lorsqu’un dispositif d’intéressement s’applique dans l’entreprise ;

« 3° Soit par l’ouverture d’une nouvelle négociation ayant pour objet de mettre en place un dispositif d’intéressement défini à l’article L. 3312-1 lorsqu’il n’existe pas dans l’entreprise, abonder un plan d’épargne mentionné aux articles L. 3332-1, L. 3333-2, L. 3334-2, ou L. 3334-4 du code du travail, ou à l’article L. 224-13 du code monétaire et financier, ou verser la prime de partage de la valeur définie à l’article 1 er de la loi n° 2022-1158 du 16 août 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat.

« II. – Les dispositions du présent article ne s’appliquent pas aux entreprises qui ont mis en place un accord de participation ou d’intéressement comprenant déjà une clause spécifique prenant en compte les bénéfices exceptionnels ou un régime de participation comportant une base de calcul conduisant à un résultat plus favorable que la formule prévue à l’article L. 3324-1. »

II. – Les entreprises entrant dans le champ de l’obligation prévue à l’article L. 3346-1 du code du travail dans sa rédaction issue de la présente loi dans lesquelles un accord d’intéressement ou de participation est applicable au moment de l’entrée en vigueur de la présente loi engagent une négociation sur ce thème avant le 30 juin 2024.

 

 

 

Bernard Domergue

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