L’enjeu de la crise énergétique pour les entreprises

04.09.2022

Chez Degest depuis 5 ans, Lambert Lanoë est expert auprès des CSE. Ce docteur en sciences de gestion, qui a fait sa thèse chez Enedis, est un spécialiste des questions de gestion et d’organisation, appliquées aux entreprises de l’énergie. Nous l’avons interrogé sur la situation actuelle du marché du gaz et de l’électricité et de son impact sur les entreprises. Son analyse n’est guère rassurante. Interview.

Une verrerie industrielle a récemment annoncé l'arrêt de son four : poursuivre la production ne serait plus rentable avec la hausse des prix de l'énergie (lire notre encadré en fin d'article). Peut-on s'attendre à d'autres difficultés de ce type dans les entreprises ? 

Malheureusement, oui, je le crains. Les entreprises n’ont plus la possibilité de se protéger de la hausse des prix de l’énergie car l’accès au tarif réglementé leur a été interdit au nom de la libéralisation du marché (1). D’ailleurs, le comité de liaison des entreprises consommatrices d’électricité (CLEEE), qui avait interpellé dès début 2021 le gouvernement sur le risque de hausse des tarifs, réclame aujourd’hui le retour d’un tarif réglementé de vente pour les entreprises, comme il existe encore pour les particuliers (2). Et la France n’a pas choisi de faire marche arrière dans ce contexte de crise énergétique.

Le Portugal et l'Espagne ont choisi une stratégie qui contient mieux la hausse des prix 

 

 

Notre pays a préféré mettre en place un bouclier tarifaire. Ce dispositif vise à protéger les consommateurs particuliers en bout de chaîne mais il n’enraye pas la hausse des prix, notamment pour les professionnels. A l’inverse, le Portugal et l’Espagne ont profité du fait que l’Union européenne acceptait temporairement de mettre entre parenthèses ses règles de libre concurrence pour faire le choix stratégique de décorréler les prix du gaz et de l’électricité et de plafonner les tarifs (3). Cela leur a permis de casser la logique de hausse des prix, si bien que la facture électrique des industriels a été contenue dans ces pays. Cela leur donne un avantage concurrentiel par rapport à nos entreprises.

Décorréler les prix de l’électricité et du gaz, qu’est-ce cela signifie ?

Pour résumer, c’est le prix du MWh (mégawatt-heure) produit par la centrale la plus sale (au charbon ou au gaz) qui sert de référence au marché, parce que c’est la dernière qui sera utilisée pour fournir l’électricité nécessaire à l’équilibre du système.

Le prix de marché de l'électricité dépend des fluctuations du prix du gaz

 

 

Donc, le prix de marché de l’électricité est directement lié aux fluctuations du gaz. Et le prix de ce gaz s’envole depuis septembre 2021 avec la reprise économique suite à la crise sanitaire, l’augmentation du prix des quotas de CO², l’inflation des matières premières, et la stratégie de la rareté mise en place par certains producteurs, et qui s’intensifie avec la guerre en Ukraine. Du fait du fonctionnement de ce marché, qui a vu se créer des fournisseurs qui ne produisent pas d’énergie mais qui l’achètent sur le marché et la revendent aux consommateurs après avoir réalisé une marge importante, la France est en train de perdre l’un des rares avantage compétitif qui lui restait par rapport à ses voisins : le prix de son électricité.

Quels sont les secteurs économiques les plus exposés ?

Au niveau de l’électricité, ce sont les gros consommateurs, à commencer par le plus important : la SNCF, même si cette dernière peut s’appuyer en partie sur des contrats de long terme. Ce sont ce qu’on appelle les entreprises électro-intensives dans lesquelles on trouve les industriels de la métallurgie, de la chimie, du papier, du verre, du plastique, du ciment, etc. Mais les petites entreprises sont aussi menacées car l’augmentation du prix de l’énergie, couplée à l’inflation, mettra en difficulté celles dont la trésorerie sera plus fragile.  

Et l’agroalimentaire ?

Dans une moindre mesure car elles consomment généralement plus d’énergie fossile que d’électricité. Cette industrie cherche par ailleurs à développer des sources d’approvisionnement alternatives, en ayant par exemple recours à des sources comme le biométhane produit par les déchets agricoles.

Comment la France va-t-elle pouvoir s’adapter à cette crise énergétique afin d’éviter des coupures ?

Comme on peut déjà le constater, il va y avoir beaucoup de communication dans les médias pour nous inciter à réduire notre consommation d’énergie. Mais le résultat est généralement assez décevant.  RTE, le gestionnaire du réseau de transport électrique,  peut ensuite s’appuyer sur les réserves des outils de production, qui agissent sur la fréquence du réseau, afin d’assurer l’équilibre entre production et consommation. Mais cette solution sera sans doute insuffisante pour passer l’hiver. Il faudra alors recourir à "l’effacement".

Qu’est-ce que l’ "effacement" ?

Il s’agit pour RTE de demander à de gros consommateurs d’électricité, comme certains industriels, d’accepter de "s’effacer", c’est-à-dire de ne pas consommer sur le réseau, pour une période correspondant à un pic de besoins, de façon que le réseau puisse répondre aux autres demandes.

C'est accepter de ne pas consommer, moyennant contreparties 

 

 

En contrepartie de cet effort de non-consommation, l’industriel reçoit une compensation financière basée sur le coût de non-production correspondant à cette interruption de fourniture d’énergie. Vu la situation actuelle, il est tentant de multiplier ce type de contrats afin de sauvegarder le réseau. Mais certaines entreprises profitent de la situation pour passer ce type de contrats tout en achetant des groupes électrogènes autonomes, ne dépendant pas du réseau, pour produire leur électricité avec du fuel et continuer à produire, afin de gagner sur les deux tableaux. Si ce n’est pas illégal, c’est d’une moralité douteuse et particulièrement polluant !

Si "l’effacement" ne suffit pas pour équilibrer l’offre et la demande d’énergie, que peut-on faire d’autre ?

Il reste possible de procéder à des coupures tournantes, ce qui n’est pas arrivé en France depuis longtemps, et le gouvernement est déjà en train de nous y préparer pour cet hiver. Il s’agit de couper toute fourniture d’électricité pendant un temps (une à deux heures par exemple) sur une zone donnée (région, département, etc.), puis de remettre l’électricité et de couper ailleurs. C’est loin d’être idéal, et il est impossible de planifier de telles coupures car l’adaptation du besoin et de la demande se fait en temps réel, mais au moins cela évit ede perdre la maîtrise totale du réseau. Cette perte de contrôle, c’est le black-out, une coupure non prévue, désorganisée. Il faut alors un à deux jours pour rétablir le réseau.

Ce black-out risque-t-il de se produire cet hiver en France ?

Je ne pense pas, mais on ne devrait pas échapper à des coupures tournantes.

Non, mais des coupures tournantes, oui ! 

 

 

Ce scénario est inquiétant car les coupures ne seront pas prévisibles et sont source de risques. Par exemple, les opérateurs telecoms risquent d’être touchés. Et deux heures sans moyens de communication en plein hiver, cela peut vite devenir compliqué.  

Sur ces questions, êtes-vous saisi par des CSE ?

Je travaille avec le CSE central d’EDF. L’an dernier, nous avons réalisé pour le comité un état des lieux du parc hydroélectrique et cette année nous faisons la même chose pour le parc nucléaire.

Les élus d'EDF avaient alerté l'Etat sur ce qui risquait de se passer  

 

 

J’étais récemment en réunion avec tous les secrétaires des CSE des centrales nucléaires françaises. Ils sont très en colère. Il faut dire que cela fait des années que les syndicats et les CSE alertent les pouvoirs publics sur ce qui risquait de se passer avec la dérégulation du marché de l’énergie (4), sur la mise en péril de notre souveraineté énergétique, mais ils n’ont pas été entendus.

Récemment, chez nos confrères du Media social, un directeur d’Ehpad disait craindre que le budget d’électricité-gaz, déjà autour de 100 000€ pour ce type d’établissement, ne soit multiplié par 4 ou 5…

Au même titre que les entreprises, les associations et les collectivités sont désormais dans l’obligation d’abandonner le tarif réglementé d’électricité. Par conséquent, des Ehpad, mais aussi des HLM ou des municipalités, ont souscrit à des offres de marché qui paraissaient séduisantes au début mais qui les exposent aujourd’hui à de très fortes hausses de prix. Aujourd’hui, de nombreux établissements et entreprises préféreraient en revenir à des tarifs réglementés mais elles n’en ont pas le droit.

Pour revenir aux entreprises fragilisées par la crise énergétique, que peuvent donc faire leurs CSE ?

Si la hausse des tarifs de l’énergie menace l’activité voire la survie de l’entreprise, l’employeur n’a pas à être attaqué car il subit une situation imposée par un facteur extérieur.

Le CSE peut déclencher son droit d'alerte écnomique 

 

 

Mais le CSE peut déclencher un droit d’alerte économique pourdisposer d’un maximum d’information sur la situation de son entreprise. Les élus et les délégués syndicaux peuvent aussi se tourner vers l’administration pour voir quelles mesures de soutien peuvent être apportées à l’entreprise pour qu’elle conserve ses emplois. Cette situation de crise n’est pas sans rappeler la crise sanitaire. Les pouvoirs publics réagissent en parant au plus pressé, mais ce n’est plus de pansements dont nous avons besoin, mais de vraies solutions.

 

(1) Les tarifs réglementés de vente d'électricité ont été supprimés en décembre 2015 pour les très gros consommateurs (puissance souscrite de plus de 36 Kva)  et le 1er janvier 2021 pour les professionnels, collectivités ou associations employant 10 personnes ou plus, ou ayant un chiffre d'affaire, des recettes ou un bilan annuel supérieur à 2 millions d'euros (voir ici).

(2) Pour la France, voir ces explications sur le fonctionnement du marché de l’électricité.

(3) L’Espagne a ainsi plafonné le prix du gaz qui entre dans la composition du prix de l’électricité. Les fournisseurs de gaz bénéficient d’une compensation de l’Etat, financée par un prélèvement sur les bénéfices des compagnies électriques.

(4) Votée en décembre 2010, la loi Nome contraint EDF à vendre un quart de sa production d’électricité aux fournisseurs qui n’en produisent pas.

 

Deux verreries placent leurs salariés au chômage partiel

AFP

La verrerie Duralex de La Chapelle-Saint-Mesmin, près d’Orléans (Loiret), a décidé d'arrêter son four de production à partir de novembre prochain et de mettre ses salariés au chômage partiel pour 4 mois.  L'entreprise indique dans un communiqué avoir pris cette décision en raison de la hausse du coût de l'énergie (gaz et électricité). "Produire au tarif de l’énergie au prix du jour générerait des pertes intenables. Limiter notre consommation d’énergie dans la période qui s’amorce nous permet donc de préserver l’activité et l’emploi de Duralex tout en répondant directement aux attentes des pouvoirs publics quant à notre responsabilité de consommateur industriel, en réduisant nos besoins sur une période particulièrement tendue", explique le président de l'entreprise. Celle-ci va donc commercialiser ses stocks pendant cette période. L'usine, qui emploie 250 salariés et qui a réalisé en 2021 un chiffre d’affaires de 23,4 millions d’euros, est spécialisée dans la vaisselle au verre trempé. 

Un des leaders du secteur, l’entreprise Arc, basée à Saint-Omer (Pas-de-Calais) et qui emploie 5 000 personnes en France, a également décidé de placer, du 1er septembre à décembre prochain, 1 600 salariés en chômage partiel deux jours par semaine.

Invité de France Info vendredi 2 septembre, Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, à réclamer à l’Etat de "réactiver les dispositifs d'accompagnement des travailleurs, notamment en termes de chômage partiel pris en charge à 100 %, parce que les salariés ne sont responsables en rien de la situation".

 

 

Bernard Domergue

Nos engagements