"Les élus des CSE ne doivent pas se laisser abuser par le discours alarmiste sur l'inflation et la rentabilité des entreprises"

"Les élus des CSE ne doivent pas se laisser abuser par le discours alarmiste sur l'inflation et la rentabilité des entreprises"

24.05.2022

Le retour de l'inflation inaugure une situation économique nouvelle. Doit-on s'attendre à une hausse du coût de la dette avec des impacts sur les politiques publiques et sur les entreprises ? Qu'en est-il de la rentabilité des sociétés à l'issue de la crise sanitaire ? Y-a-t-il des marges de manoeuvre pour des augmentations salariales ? Les réponses de Yoël Amar, économiste au cabinet d'expertise et de conseil Syndex.

Quel est votre parcours ?

J'ai fait une licence de droit, un Master à Sciences Po Paris et j'ai travaillé ensuite plusieurs années dans le commissariat aux comptes. Depuis 2013, j'interviens pour Syndex auprès des élus des CSE pour les secteurs financier, banque-assurance et services, et je planche également sur les questions macro-économiques. 

Comment analysez-vous la situation économique de la France compte-tenu notamment du retour de l'inflation ? Est-ce une situation nouvelle ? 
Si l'on s'en tient aux chiffres, oui ! Depuis le début 2022, nous connaissons un niveau d'inflation rarement vu depuis des années, sauf lors d'une très courte période, du fait d'une flambée des prix des matières premières, après la crise financière de 2008-2009.
La France a connu une inflation à plus de 10% jusqu'en 1982 

 

 

Nous sommes donc sur des chiffres élevés. Mais ils restent en-deçà des niveaux d'inflation qui avaient touché la France dans les années 70-80. Jusqu'en 1982-1983, nous dépassions les 10% d'inflation ! Aujourd'hui, la France subit un choc moins important que les autres pays européens, comme l'Allemagne et les pays de l'Est, plus exposés à la hausse des prix de l'énergie. Notre pays a un mix énergétique qui l'expose moins à la flambée des prix du gaz et du pétrole. En outre, le chiffre global de l'inflation n'a pas de sens individuellement car chacun le ressent différemment : un ménage modeste sera beaucoup plus affecté par la hausse des prix alimentaires, par exemple.

Cette inflation va-t-elle avoir pour effet une hausse des taux d'intérêt, un alourdissement du prix de la dette et donc des conséquences sur la gestion des finances publiques ?
Il y a quelques mois, je vous aurais répondu que le risque était limité, car la Banque centrale européenne avait alors une interprétation prudente, qu'elle a gardée même après le début de la guerre en Ukraine. La BCE veillait toujours à contenir l'inflation, mais elle tenait aussi compte de la stabilité financière, et donc elle limitait les écarts de taux d'intérêt par exemple entre l'Italie et l'Allemagne. Mais depuis quinze jours, on sent une évolution du discours de la BCE, qui devient plus offensive. Si l'inflation atteint un seuil trop élevé, la Banque centrale européenne laisse entendre qu'elle pourrait relever ses taux d'intérêt pour calmer cette hausse des prix en jouant sur le ralentissement de l'investissement et de la consommation.
Si un tel scénario se réalisait, quelles en seraient les conséquences pour les entreprises et les salariés ? 
Les entreprises ayant contracté beaucoup de dettes, qu'elles soient à taux variable et même à taux fixe, seraient confrontées à un important coût de refinancement de cette dette. Ces charges financières supplémentaires réduiraient leurs marges de manœuvre et entraîneraient une baisse de leurs résultats. Cette remontée des taux, qui viserait à empêcher que les pays européens rentrent dans un cycle incontrôlable de hausse des prix, aurait également un effet indirect sur les entreprises.

 

Une remontée des taux aurait un effet récessif sur l'économie 

 

 

Elle serait de nature à provoquer une récession de l'activité économique. Si cela devait arriver, cela représenterait une certaine défaite en matière de politique économique. Nous serions en effet ramenés aux années 70 et 80, lorsque la seule manière de juguler l'inflation employée par les gouvernements et les banques centrales consistait à comprimer la demande. Augmenter les taux revient à ce que les agents économiques, les particuliers et les entreprises, s'endettent moins, que ce soit pour consommer ou pour investir, ce qui a un effet récessif direct. Ce choc est alors diversement ressenti selon les secteurs de l'économie mais aussi selon les différentes catégories sociales. Il provoque généralement une hausse du taux du chômage ou, à tout le moins dans notre situation, à un ralentissement de la baisse du chômage que nous connaissons depuis 5 ans. 

Quelle est la situation au sujet des prêts garantis par l'Etat (PGE) aux entreprises pendant la crise sanitaire ? Elles doivent maintenant les rembourser...
Beaucoup d'entreprises ont utilisé le PGE comme un outil de prudence, pour accumuler une réserve de trésorerie. C'est un phénomène massif, pas loin même d'être majoritaire. Ces entreprises-là n'auront pas de problème pour rembourser : le PGE leur aura coûté un peu de frais financiers, mais cela ne représente pas grand chose. En revanche, d'autres entreprises ayant souscrit des PGE importants ont utilisé cet outil non par prudence mais pour faire face à leurs charges et éviter la faillite. Si elles venaient à être affectées par un ralentissement important de l'activité économique, leur situation pourrait être difficile. Mais tout ne serait pas à la merci d'une hausse des taux, il y aurait sans doute une intervention politique pour que le secteur bancaire centre son soutien sur les entreprises en difficulté. C'est positif pour éviter des faillites d'entreprises causées par la rigueur monétaire, mais cela peut être aussi négatif à long terme si cela revient à maintenir en vie des entreprises qui finiront par disparaître du fait qu'elles sont, par exemple, mal positionnées sur le marché...
Le taux d'activité des 24-65 ans est le plus élevé depuis 1975, selon l'Insee. Au regard de la conjoncture, ce chiffre va-t-il encore s'améliorer ou au contraire se dégrader ? 
Historiquement, ce que nous observons est simple : s'il y a de la croissance, le chômage baisse. Donc la perspective d'atteindre un niveau de chômage "naturel", estimé en France autour de 5%, est envisageable si la croissance se maintient, d'autant que nous avons toujours des départs à la retraite des baby boomers, même si nous arrivons en fin de cycle. Si la croissance dévisse du fait d'une hausse des taux, par contre, j'imagine mal la poursuite d'une amélioration, sauf à ce que l'État lance des programmes massifs d'emplois aidés ou de formation, ce qui est souvent pratiqué en temps de crise, mais tout dépend ici de décisions politiques. Je reste pour ma part très incertain quant aux taux de croissance des prochaines années.
Il faut analyser la situation secteur par secteur 

 

Quoi qu'il en soit, il me semble nécessaire d'avoir une lecture fine, par type de secteur, du taux d'activité et du taux de chômage. On connaît par exemple les secteurs connaissant des tensions de main d'œuvre : ce sont ceux où l'innovation est très forte, comme les métiers de l'informatique et de l'intelligence artificielle, avec une révolution digitale qui n'est pas prête de s'arrêter. D'autres secteurs, comme les biens d'équipement, peuvent être violemment touchés en cas de récession, avec la chute des achats d'automobiles, d'électroménager, etc. Cette situation très diverse en cas de choc économique n'est pas nouvelle, ce qui l'est, c'est que nous partirons d'un niveau de chômage moins élevé...
Concernant la conjoncture économique, qu'observez-vous dans les entreprises dont vous accompagnez les CSE ?
Ce qui me frappe, encore une fois, c'est la grande diversité des résultats économiques selon les secteurs. Si vous travaillez dans des entreprises de service peu consommatrices de matières premières dont les prix flambent (énergies mais aussi semi-conducteurs et maintenant les produits agricoles, par exemple), vous payez essentiellement des personnes pour réaliser votre activité et donc vous êtes assez insensible à la conjoncture.
Des entreprises voient leurs marges réduites, d'autres s'en sortent très bien ! 

 

Mais vous pouvez aussi être dans des entreprises qui bénéficient de ce contexte, comme les compagnies pétrolières, par exemple, mais aussi celles qui produisent les matières dont le prix s'envole : leurs coûts restent fixes et leurs marges augmentent. Et on voit aussi des entreprises plus exposées du fait de leur besoin de ces produits de plus en plus chers. Là encore, l'analyse doit être plus fine, y compris à l'intérieur d'un même secteur. Certaines entreprises qui paraissent exposées vont bien s'en sortir si elles arrivent à faire passer à leurs clients des hausses de tarifs : c'est le cas des entreprises ayant des avantages compétitifs, des réseaux de distribution performants, etc.   
Justement, comment les élus des CSE mais aussi les délégués syndicaux peuvent-ils apprécier la situation économique réelle de leur entreprise, ne serait-ce que pour "caler" des revendications salariales ?
Mon premier conseil, c'est de s'intéresser au passé récent de son entreprise pour voir comment elle a traversé la crise sanitaire. Par exemple, une entreprise qui paraît aujourd'hui fragilisée par la hausse du coût des matières premières peut très bien avoir profité, pendant la crise sanitaire, de la baisse qui s'est produite du coût de ces mêmes matières, et a donc pu constituer des marges et des réserves. Si votre entreprise appartenait à un secteur dont la demande s'est maintenue pendant la crise sanitaire, elle a pu également dégager des marges de manœuvre en 2020. Les élus peuvent aussi se demander à quoi a servi un éventuel prêt garanti par l'Etat : était-ce un PGE de prudence, pour constituer une trésorerie, ou un PGE visant à échapper au pire ? 
Comment trouver ces informations ?
Ce sont des chiffres que l'entreprise doit fournir au CSE, notamment lors de la consultation annuelle sur la situation économique et financière de l'entreprise. Les élus peuvent se concentrer sur l'évolution de l'excédent brut d'exploitation (EBE) : il s'agit des revenus moins les charges, les plus directes. Pendant la crise, comment a évolué l'excédent brut d'exploitation de votre entreprise, en 2020 mais aussi en 2021, une année de rebond de l'économie française ? L'évolution de cet indicateur peut par exemple indiquer une hausse des revenus de l'entreprise couplée à une stabilisation des charges du fait d'une politique d'économies : on l'a constaté en 2021 dans de nombreuses entreprises, ce qui met en évidence l'existence d'une certaine marge de manœuvre pour les salaires et pour l'investissement.
Donc il peut exister des marges pour des augmentations salariales ? 
Sur cette question, j'invite tous les représentants du personnel, quel que soit leur secteur, à imiter, en quelque sorte, les Ukrainiens ! C'est-à-dire à ne pas accepter immédiatement "la défaite", autrement dit à ne pas prendre pour argent comptant un discours alarmiste sur le contexte inflationniste général.
 Oui, pour les salaires mais aussi pour les investissements

 

Car ce contexte peut cacher de très fortes disparités sectorielles et des situations d'entreprises très différentes. Il faut regarder la situation de chaque entreprise. En outre, dans le cas où il existe des marges préservées, les élus ont intérêt à poser la question des investissements pour préparer l'avenir, l'avenir de l'entreprise, de ses salariés et de ses actionnaires.
Que pensez-vous de l'idée de "dividende salarié" lancé par Emmanuel Macron, c'est-à-dire le projet de rendre obligatoire un partage de la valeur ajoutée des entreprises ?
S'il s'agit de rendre les revenus des salariés encore plus variables et dépendants des résultats de l'entreprise, c'est un concept ambigu. Il s'agirait de partager le succès mais aussi le risque inhérent à une entreprise. Le risque ne serait plus porté seulement par les actionnaires mais aussi par les salariés. Historiquement, c'est d'ailleurs la stratégie adoptée par le Japon pour faire face à la crise pétrolière de 1973.

 

 Ce peut être perçu comme un outil pour faire varier les revenus des salariés en partageant le risque pris par l'actionnaire

 

La question que posait la hausse du coût du pétrole à ce grand importateur qu'est le Japon ressemble aux questions que nous nous posons aujourd'hui : qui prend en charge ce coût ? Faut-il comprimer les marges, la masse salariale, faut-il compenser en exportant davantage ? Le Japon a choisi de mettre en oeuvre une politique de variabilisation des frais de personnel via un système de primes. On peut l'interpréter comme un outil de stabilisation du niveau de marges des entreprises, dans la mesure où la distribution de primes est fonction du résultat. Mais on peut le voir aussi comme un outil d'évitement des hausses de salaires fixes et comme un outil du partage du risque. 
Quel regard portez-vous sur le chantier de la transition climatique de nos entreprises ? Les élus CSE doivent-ils s'en préoccuper ? 

Je ne suis pas un spécialiste de ce sujet, mais il est clair que des ressources considérables doivent être allouées dans les décennies à venir pour permettre la transition de notre économie avec, là encore, des chocs et des enjeux socio-économiques différents selon les secteurs d'activité. Vu l'ampleur des changements que cela nécessite, les élus CSE doivent s'y intéresser.

Ce ne sont pas de petits sujets pour le CSE 

 

Les échéances réglementaires se rapprochent et obligent les entreprises et leurs filières à entrer dans des sentiers de réduction des émissions de carbone, je pense par exemple à la fin programmée du véhicule thermique dans le secteur de l'automobile. Ce ne sont pas de petits sujets au regard des prérogatives du CSE sur la marche générale de l'entreprise et les choix d'investissement stratégiques. Même si, pour des élus déjà très largement sollicités, j'ai bien conscience que cela fait un peu non pas "cerise" mais plutôt "pain dur" sur le gâteau...

► Yoël Amar sera l'un des animateurs du webinaire proposé par le cabinet Syndex le 21 juin à 11h sur le thème : "Inflation : mieux la comprendre pour agir en conséquence". Informations et inscriptions en ligne ici.
Bernard Domergue

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