Marqué par des relations tendues avec les corps intermédiaires, le quinquennat d'Emmanuel Macron s'achèvera-t-il par une réaffirmation de leur rôle par les partenaires sociaux dans un accord national interprofessionnel offensif ? C'est ce dont rêvent plusieurs organisations syndicales et patronales. La question de l'articulation entre démocratie sociale et politique est au coeur d'une nouvelle négociation sur le paritarisme, et qui doit aussi aborder le dialogue social interprofessionnel...
Vendredi 14 janvier, les partenaires sociaux ont eu, en visio, leurs premiers véritables échanges dans la négociation sur le paritarisme ouverte le 5 janvier. Sur l'insistance des organisations syndicales, les premières séances de cette négociation, prévue par l'agenda social autonome des partenaires sociaux, portent sur l'articulation entre démocratie sociale et démocratie politique, et sur les objectifs et conditions des négociations interprofessionnelles. Ce thème recouvre la question de la transposition des accords des partenaires sociaux dans la loi mais aussi la concertation des partenaires sociaux (1) sur les projets du gouvernement (articles L1, L2 et L3 du code du travail créés par la loi Larcher, lire notre article). La révision de l'accord de 2012 sur la gestion paritaire de certains organismes (Apec, Agirc-Arcco) devrait donc être abordée dans un second temps.
Un document synthétisant les différentes propositions exprimées devrait être envoyé par le Medef d'ici la séance du 10 février, sachant que la prochaine discussion, le 28 janvier, portera sur les conditions de la négociation interprofessionnelle, un sujet sensible déjà effleuré par certains. On sait que la CPME suggère la tenue des négociations nationales interprofessionnelles, qui ont lieu habituellement au siège du Medef, au Conseil économique, social et environnemental (CESE), plusieurs organisations syndicales souhaitant un lieu neutre.

"Aujourd'hui, on a déjà négocié en terrain neutre puisque nous étions en visio", plaisante Gilles Lecuelle, pour la CFE-CGC. Partisan d'une "politique des petits pas", le négociateur du syndicat des cadres envisage déjà un partage du travail d'écriture des différentes étapes d'un accord professionnel, alors que le Medef tient habituellement le stylo.
Pierre Jardon, pour la CFTC, veut aussi muscler le travail interprofessionnel des organisations syndicales et patronales. "Notre dialogue social interprofessionnel n'est ni organisé ni structuré. Il nous faut mettre en place des règles pour être plus efficace, à la fois dans la fixation de notre propre agenda social, mais aussi dans la conduite des négociations interprofessionnelles, dans le suivi de l'application des accords, avec un travail de promotion à faire dans les branches", dit le négociateur CFTC en charge du dialogue social.
Un volontarisme partagé, mais prudemment, par la CFDT. Sa négociatrice, Marylise Léon, est favorable à un agenda social "ritualisé", avec des échanges réguliers "permettant un dialogue continu pour anticiper les sujets", mais il n'est pas question pour la CFDT "d'institutionnaliser" un tel agenda autonome. A ce propos, Michel Beaugas, pour FO, se montre également très mesuré : "Nous n'avons abordé que 3 thèmes (Ndlr : formation, prud'hommes, paritarisme) dans l'agenda autonome fixé en 2021 (2). Il faut du temps pour évaluer, pour travailler et négocier. Et qui doit définir les thèmes de l'agenda ? Comment ?"
Un agenda social autonome ? Fort bien, dit pour sa part Angeline Barth (CGT), "mais pour quoi faire ? Améliorer les droits sociaux ? Faire du normatif ? Depuis 2017, il y a de moins en moins d'accords interprofessionnels et d'accords de branche parce que l'inversion de la hiérarchie des normes privilégie la négociation d'entreprise".

Pierre Jardon semble être le plus offensif pour changer la donne. La CFTC préconise un "comité paritaire permanent du dialogue social". Ce comité, qui réunirait les partenaires sociaux, serait à la fois l'interlocuteur du gouvernement et du Parlement lors de l'engagement de réformes et de projets de loi, "mais il pourrait aussi être consulté lors de l'extension d'un accord, et lors de la transposition législative des ANI (accords nationaux interprofessionnels), le comité paritaire étant consulté de façon collégiale".
Ce point-là fait l'objet d'un certain consensus, du moins entre organisations syndicales, lesquelles observent que le Medef, très prudent, ne se dévoile guère. "Les signataires d'un ANI doivent pouvoir expliciter l'accord et présenter les raisons de l'équilibre trouvé, auprès du Parlement mais aussi du gouvernement, car c'est lui qui prépare les décrets", dit ainsi Marylise Léon (CFDT). Le système d'auditions, organisation par organisation, par l'Assemblée ou le Sénat est jugé insuffisant.
L'autre point qui fait consensus, c'est bien le rejet des conditions actuelles de consultation des partenaires sociaux par le gouvernement, dans le cadre de la Commission nationale de la négociation collective, de l’emploi et de la formation professionnelle (CNNCEFP). Cette dernière joue un rôle consultatif en matière de droit du travail, d’emploi et de formation professionnelle dès lors que l'exécutif se saisit d'un sujet sur lequel les partenaires sociaux sont parties prenantes.

"Nous sommes là dans du pur formalisme. L'exécutif ne réunit la commission que parce qu'il est obligé d'avoir un avis pour la poursuite de son projet. Nous rédigeons des avis motivés mais nos questions et suggestions n'ont jamais de réponse ou d'effet. Il faut faire de la CNNCEFP un vrai lieu de débat", soutient Marylise Léon (CFDT). "Même s'il n'y a plus de vote dans cette commission, nous nous obstinons à rédiger des avis motivés. Mais le gouvernement s'en moque", renchérit Michel Beaugas (FO).
Le champ de la concertation avant un projet de loi sur les domaines sociaux et du travail n'est d'ailleurs pas assez large, estime le négociateur FO : à ses yeux, il devrait inclure la Sécurité sociale et les travailleurs indépendants, par exemple. Pierre Jardon (CFTC) souhaiterait pour sa part que la concertation des partenaires sociaux soit aussi imposée aux propositions de loi émanant des parlementaires.
Les partenaires sociaux critiquent tout aussi fortement la pratique, usitée plusieurs fois lors de ce quinquennat, de lettres de cadrages invitant syndicats et patronal à négocier sur un sujet, mais avec de telles contraintes que l'échec paraît garanti ou du moins le champ de négociation très limité.

"Nous voulons des lettres qui restent des documents d'orientation, pas des documents nous enjoignant ce qu'il faut faire comme économies sur l'assurance chômage et comment les faire !" s'exclame Michel Beaugas. "Nous avons tous mal vécu les lettres de cadrage du gouvernement qui ont limité la liberté de négociation. D'autant que les options fixées nous paraissaient dès le départ défavorables aux droits des salariés", souligne Angeline Barth, pour la CGT.
"Il faut rééquilibrer les relations entre les partenaires sociaux, le gouvernement et le Parlement, pour que chacun soit respecté dans ses prérogatives. Nous ne voulons pas prendre la place du législateur, mais nous souhaitons que notre capacité à créer du droit (emploi, travail, formation professionnelle, etc.) soit reconnue", synthétise Pierre Jardon (CFTC).
C'est bien là, dans cette délicate articulation entre démocratie sociale et démocratie politique, que réside le noeud du problème. Pas question pour la CGT de se poser en législateur bis : "Le Parlement est le représentant de l'intérêt général, il doit bien sûr mettre sa patte, y compris après des accords interprofessionnels, mais il devrait y avoir un meilleure dialogue avec les organisations syndicales, qu'elles soient ou non signataires", souhaite Angeline Barth (CGT). "Nous ne voulons pas devenir des co-législateurs. L'intérêt général est défendu par les parlementaires, l'intérêt des salariés par les organisations syndicales", insiste Michel Beaugas (FO).

Approuvée par d'autres OS, la négociatrice CGT estime à propos de l'extension des accords que la décision ne devrait pas se faire en fonction de l'avis émis par des comités d'experts avançant des motivations économiques, "mais selon la violation ou non de règles légales", et cela vaut aussi pour l'évolution du Smic selon elle.
Mais pour Gilles Lecuelle (CFE-CGC), il ne faut pas seulement se montrer exigeant à l'égard des pouvoirs publics, il convient aussi de balayer devant sa porte.

Nous n'avons pas utilisé ce que la loi Larcher prévoit, souligne le négociateur du syndicat des cadres : "La loi Larcher a été vidée de son sens avec des lettres de cadrage irréalisables, c'est vrai, mais les articles L.2 et L.3 du code du travail nous donnent déjà la possibilité d'interpeller le gouvernement et de lui rendre compte des négociations en cours ou des sujets que nous aimerions traiter. Cela, nous ne l'avons pas fait". Et Gilles Lecuelle d'ajouter : "Réunissons-nous régulièrement, organisations patronales et syndicales, et allons au devant des préconisations du gouvernement pour suggérer des sujets à traiter".
Une telle négociation a-t-elle des chances d'aboutir, au vu d'un calendrier serré et d'un contexte politique pour le moins sensible ? "Nous n'avons pas intérêt à échouer, répond Pierre Jardon (CFTC), il nous faut faire preuve d'ambition. On sera d'autant plus crédibles face aux détracteurs du paritarisme".
(1) L'article L.1 du code du travail prévoit que tout projet de réforme envisagé par le gouvernement et qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l'emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle fait l'objet d'une concertation préalable avec les organisations syndicales et patronales représentatives. Selon le même article, le gouvernement doit afficher ses intentions dans un document d'orientation communiqué aux partenaires sociaux, lesquels peuvent alors décider d'ouvrir eux-mêmes une négociation sur le sujet. Ce n'est qu'en l'absence d'une telle négociation, ou pour un cas d'urgence, que le gouvernement peut prendre la main seul.
(2) Cette question des sujets à traiter prochainement dans l'agenda social devrait faire l'objet prochainement d'une rencontre entre les numéros 1 des organisations syndicales et patronales. Le Medef propose de négocier rapidement sur deux thèmes, la gouvernance des groupes de protection sociale et les personnes éloignées de l'emploi. Outre ces thèmes et ceux de la formation professionnelle (discussions en cours), des prud'hommes (lire le document établi par les partenaires sociaux) et du paritarisme (négociation en cours), l'agenda social autonome proposé par le Medef début 2021 prévoit d'aborder la mobilité sociale au travail, la transition climatique, l'intelligence artificielle et le paritarisme AT-MP.