Neurotechnologies: un nouvel appel à légiférer

21.03.2022

L’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) recommande la mise en place d’un encadrement de l’innovation en neurotechnologies et appelle à définir un cadre juridique protecteur.

Modifiera-t-on bientôt notre corpus constitutionnel pour y affirmer un « droit à l'intimité mentale » et au « libre arbitre de la pensée » ? Une telle perspective peut sembler fantasque à ceux qui n’ont pas pris conscience des évolutions techniques et juridiques récentes.

Innovations technologiques et juridiques

Du côté des innovations technologiques, des avancées considérables ont en effet été réalisées pour décrypter et moduler le fonctionnement cérébral. Ce qui semblait relever de la science-fiction hier, paraît désormais plus accessible : non seulement réparer et soigner des fonctions cérébrales endommagées par des accidents et des maladies neurodégénératives, mais aussi accéder à des informations du for intérieur et agir sur les comportements, en modulant l’activité électrique et chimique du cerveau. Une récente note scientifique de l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques du Sénat (OPECST), publiée en janvier 2022, en rappelle les grandes étapes et les traits seyants : depuis l’exploration de l’activité cérébrale notamment par électroencéphalographie, magnétoencéphalographie et imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle, en passant par les techniques de soin par stimulation électrique transcrânienne ou profonde, jusqu’aux techniques de compensation du handicap (implants cochléaires, exosquelette, neuroprothèse) confinant parfois à l’amélioration (à l’image de l’implant cérébral développé par la société Neuralink fondée par Elon Musk visant à piloter à distance des appareils).

Du côté des nouveautés juridiques, les sénateurs et députés chiliens ont adopté le 29 septembre 2021 une loi visant à modifier la constitution chilienne pour y insérer précisément un amendement tel que celui évoqué en introduction. Or, c’est précisément cet exemple que l’OPECST suggère de suivre dans les recommandations figurant à la fin de la note scientifique. Il préconise, en effet, de « définir un cadre législatif protecteur, proche de celui adopté au Chili, en mettant l’accent sur la sécurité des dispositifs, le respect du droit à l’intégrité de son corps et du droit à la vie privée, la protection des données personnelles, y compris les données issues de l’enregistrement de l’activité cérébrale et en écartant la notion trop floue de libre arbitre ».

Unique à ce jour, l’innovation chilienne en cours d’achèvement prend place dans un contexte mondial de prise de conscience des enjeux éthiques et juridiques des neurosciences. En décembre 2019, l’OCDE avait déjà adopté une recommandation sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies appelant à préserver « la centralité du cerveau et des fonctions cognitives dans les principes de dignité, d’autonomie, de liberté de pensée, d’identité humaines et de vie privée », à « protéger les données cérébrales personnelles et autres informations » et à « anticiper et surveiller les éventuels usages non intentionnels et/ou abusifs ». Son comité international de bioéthique (CIB) a rendu en août 2021 un rapport dans la continuité de cette recommandation, sur les « enjeux éthiques des neurotechnologies », recommandant de reconnaître et protéger les « neuro-droits » conçus comme des droits de l’homme incluant notamment un droit à l’intimité mentale, pour contrer les risques d’immixtion non consentie.

Le droit français face aux évolutions techniques

Le droit français n’est pas totalement démuni face à ces évolutions techniques. D’abord, certaines solutions générales relatives à la protection du corps humain et à la protection des données personnelles sont déjà applicables. Ainsi, force est de constater que le principe d’intégrité du corps humain s’applique déjà à l’intégrité cérébrale ou que les données personnelles incluent déjà les données cérébrales. Ensuite, la modification de la loi de bioéthique en août 2021 a apporté de nouvelles dispositions spécifiques, à la fois pour ce qui concerne l’usage des données cérébrales et pour ce qui est du recours aux techniques de neuromodulation. Outre l’exclusion de l’usage de l’imagerie fonctionnelle en justice, les articles 18 et 19 de la nouvelle loi de bioéthique ont en effet modifié le code pénal et le code de la santé publique. L’article 225-3 du code pénal fait désormais mention des « données issues de techniques d’imagerie cérébrale » dans le cadre des infractions en matière de discriminations. Le nouvel article L. 1151-4 du code de la santé publique prévoit quant à lui que « Les actes, procédés, techniques, méthodes et équipements ayant pour effet de modifier l’activité cérébrale et présentant un danger grave ou une suspicion de danger grave pour la santé humaine peuvent être interdits par décret, après avis de la Haute Autorité de santé. Toute décision de levée de l’interdiction est prise en la même forme. »

L’OPECST a-t-il donc raison de considérer que nous devrions « poursuivre le travail de transposition au niveau national de la recommandation de l’OCDE sur l’encadrement de l’innovation en neurotechnologies » et d’appeler à définir un cadre juridique, ce qui laisse entendre qu’il n’existe pas encore ? La réponse semble devoir être nuancée.

D’un côté, les changements opérés par la nouvelle loi de bioéthique ont permis de préciser et de compléter le droit existant, mais les nouvelles dispositions ne sont pas exemptes de critiques (voir Bulletin n° 329-1 : « Loi de bioéthique du 2 août 2021 : Nouvelle ère, nouveaux repères, oct. 2021). Le nouvel article L. 1151-4 du code de la santé publique est particulièrement peu satisfaisant tant son champ d’application semble réduit. De plus, les débats parlementaires n’ont pas permis d’éclairer suffisamment des enjeux actuellement trop négligés. A titre d’exemple, il paraît nécessaire de vérifier que le régime des données de santé, plus exigeant que d’autres régimes applicables aux données personnelles moins sensibles, pourra effectivement s’appliquer à toutes les données cérébrales. La question se pose particulièrement pour les données collectées à l'occasion de l'usage de dispositifs ludiques ou de bien-être, tels que les casques connectés de mesure et de stimulation non invasive accessibles simplement par le biais du commerce en ligne. Les données collectées par ces casques relèvent-elles de l’article 4, -15 du règlement sur la protection des données personnelles (règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, dit RGPD) ? La définition européenne des données de santé est très large (« données à caractère personnel relatives à la santé physique ou mentale d’une personne physique, y compris la prestation de soins de santé, qui révèlent des informations sur l’état de santé de cette personne »), ce qui permet à la CNIL française de considérer que « cette définition permet d’englober certaines données de mesure à partir desquelles il est possible de déduire une information sur l’état de santé de la personne » y compris son état de santé psychique. Une telle interprétation a le mérite de rassurer, sans toutefois permettre de lever toutes les inquiétudes tant la dynamique commerciale à l’œuvre est intense.

Censés aider la personne à se détendre, à se calmer ou à se concentrer pour être plus productive, ces dispositifs sont-ils intégrés en droit de l’UE dans la catégorie des dispositifs médicaux malgré leur usage en dehors du contexte médical ? La réglementation européenne s’applique aux équipements « destinés à la stimulation cérébrale transcrânienne au moyen de courants électriques ou de champs magnétiques ou électromagnétiques afin de modifier l'activité neuronale du cerveau » (règlement 2017/745/UE, annexe XVI, point 6, qui précise que le texte est applicable même s’ils n’ont pas de destination médicale). Ceci permet également de se rassurer partiellement sur la sécurité offerte par de tels casques. Toutefois, les doutes ne sont pas non plus tous levés, faute d’avoir une réponse claire sur les caques qui ne font que mesurer l’activité cérébrale, sans la stimuler. Au regard des incertitudes sur les conditions de mise en œuvre des nouveaux textes français et européens, l’OPECST paraît donc fondé à inciter le gouvernement à prêter attention aux risques neurotechnologiques.

Un appel à légiférer qui pose question

D’un autre côté, on pourra toutefois ressentir un certain trouble à la lecture de la note de l’OPECST. Comme pour d’autres rapports de cette institution, on peut en effet se demander si l’appel à légiférer et l’alerte sur des innovations de rupture, particulièrement spectaculaires mais encore à l’état d’expérimentation (comme la puce développée par Neuralink par exemple), ne vise pas paradoxalement surtout à légitimer des développements technoscientifiques et à détourner l’attention vers ce qui est éventuellement « à venir » pour mieux faire accepter ce qui est « déjà là » et n’est guère questionné. Ainsi, les premières recommandations de l’OPECST consistent à « renforcer la coordination et le regroupement de la recherche française en neurosciences et en neurotechnologies » et à « favoriser le développement de l’écosystème de la recherche ». Ce sont donc les outils du développement pour faire des neurotechnologies un secteur « à la pointe de la recherche mondiale » qui sont véritablement mis en avant. Or, il n’est jamais satisfaisant que des appels à légiférer soient lancés de manière vague pour mieux accompagner et légitimer des incitations concrètes à aller de l’avant. L’imaginaire de la prise de contrôle sur les cerveaux par le biais de puces implantées et la tentation transhumaniste de dépassement des limites de l’espèce humaine ne doivent pas fasciner au point d’oublier que le contrôle du comportement se fait aujourd’hui à grande échelle par le biais d’un usage immodéré des molécules pharmaceutiques (voir les statistiques alarmantes sur la consommation de neuroleptiques en France) et d’un usage gouvernemental des techniques cognitives (technique du nudge). De même, l’appel à reconnaître des « neuro-droits » ne devrait pas faire oublier que des questions juridiques concrètes se posent aujourd’hui dans le domaine médical (car le soin modulateur de l’activité cérébrale pose aussi des questions) et dans le domaine judiciaire (car la rédaction actuelle de l’article 16-14 du code civil est loin d’être satisfaisante).

Sonia Desmoulin, chargée de recherche CNRS, université de Nantes, Droit et Changement Social, associée à l'UMR Institut des Sciences Juridique et Philosophique de la Sorbonne

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