Nicolas Spire, sociologue du travail : "La fragilité des CSE est un facteur aggravant de cette crise"

Nicolas Spire, sociologue du travail : "La fragilité des CSE est un facteur aggravant de cette crise"

22.06.2020

Pour tenter de comprendre les effets de la crise sanitaire sur le monde du travail, nous avons interrogé Nicolas Spire, sociologue au sein du cabinet d'expertise Aptéis. Le travail d'après sera-t-il pire que le travail d'avant ? Que conseiller aux élus qui reprennent leurs missions sur site ? Que penser du télétravail et de la surveillance des salariés ? Voici ses réponses.

Comment êtes-vous devenu sociologue du travail ?

Après 7 années passées comme professeur de philosophie, je craignais de tourner un peu en rond, et je trouvais que je passais trop de temps à corriger des copies. J'ai étudié à Sciences Po et en tant que professeur, j'étais représentant syndical dans mon lycée. Un jour, un ami m'a parlé des expertises en cabinet et cela m'a beaucoup intéressé. J'ai donc demandé  ma disponibilité de la fonction publique et j'ai essayé ma première expertise CHSCT. J'ai trouvé cela passionnant. Je suis alors entré au cabinet Émergences, jusqu'à ce qu'un conflit éclate entre la direction et le pôle expertises. C'est ainsi que j'ai créé il y a 10 ans le cabinet Aptéis avec des anciens d'Émergences. J'anime aussi des sessions de formation et des interventions en faculté.

En tant que sociologue, quel est votre rôle auprès des salariés et des élus du personnel lorsqu'une expertise vous est confiée par un CSE ?

Le premier enjeu consiste à pointer le regard des élus sur ce qu'ils ne voient pas ou plus. Notamment autour du rapport de force, des conflits de personnes, des parties de projets mal ficelés qui enferment les salariés dans des souffrances au travail. Notre rôle est de démonter les mécanismes selon lesquels tous ces éléments sont déterminés par l'organisation du travail.

Porter l'intérêt des salariés avec le même niveau de parole légitime que les patrons 

 

 

Le second enjeu auquel je suis très attaché est de faire en sorte que l'intérêt des salariés soit porté avec un même niveau de parole légitime que les patrons. La direction parle plus facilement et peut donner l'impression d'avoir raison. Il est crucial que la parole des salariés soir prise en compte. Le discours des experts a souvent plus de chances d'être entendu car il est nourri de notre légitimité et de notre culture académique. Le rapport de force dans l'entreprise est indépassable, et le conflit d'intérêt entre employeurs et salariés reste très structurant.

Vous voulez dire que le travail fonctionne encore avec une vision verticale héritée des rapports de force des siècles précédents ?

Tout à fait. Ces dernières décennies, ce phénomène s'est également inscrit dans la fonction publique. On le retrouve à la SNCF, La Poste, l'hôpital et l'école par exemple. Dans tous ces milieux, ces logiques verticales et financières se sont imposées. Les équipes syndicales le savent bien sûr et elles le dénoncent. Notre travail à nous c’est d’en démonter les mécanismes, les logiques et donner à voir comment tout cela finit aussi par se traduire en risques professionnels ou en atteinte à la santé. Prenons un autre exemple : dans le conflit France Telecom, à l’époque de la privatisation, les équipes syndicales étaient habituées à la cogestion dans la fonction publique et elles ont mis un certain temps à se rendre compte de ce qui était en train de se passer, notamment du point de vue de ces nouveaux rapports de force, de cette brutalité managériale inédite que  la direction était en train d’installer. A l’époque, certaines expertises ont contribué à montrer et à démonter ces mécanismes. L'expertise sert à rappeler l'existence et le fonctionnement du conflit.

Quelles sont selon vous les conséquences de la crise sanitaire sur le monde du travail et le salariat ?

La dimension financière et économique n'est pas ma spécialité, mais la crise entraîne une hausse du chômage, et donc une crise sociale dont on ignore encore les effets en termes de mobilisation. En revanche, ma spécialité en sociologie me permet de dire que la crise crée de fortes tensions sur le terrain de l'emploi, ce qui n'est jamais bon pour le travail. En présence d'un rapport de force entre travail et emploi, les salariés sont prêts à accepter tout emploi plutôt que se battre sur les conditions de travail. Le sociologue Michel Pialoux disait que "la peur a changé de camp" entre la fin des années 60 et le début des années 80 : on n'a plus peur de la révolution mais on a peur du chômage côté salarié. Le rapport de force s'est inversé et on a vite pris conscience que ce n'était pas bon pour les conditions de travail.

 L'accidentalité du travail va augmenter

 

 

La grande fragilité des instances CSE constitue un facteur aggravant depuis les ordonnances de 2017. Le travail a perdu ses défenseurs opérationnels. Bien sûr les syndicalistes sont là et font ce qu'ils peuvent. Mais cela se combine avec un accroissement des règles et des formalités administratives, par exemple dans la sécurité industrielle. Elle est donc appréhendée en termes réglementaires et normalisateurs et pas du point de vue de l'organisation du travail ni de la culture de la sécurité. De sorte que le sujet de la sécurité en tant que tel perd du terrain. De fait, l'accidentalité du travail va augmenter, j'en suis à peu près certain. Sur cette base est arrivée la crise du Covid, qui a autorisé des législations d'exceptions délirantes, en particulier pour l'expertise.

Vous voulez parler des délais très courts institués pour les accords de reprise ?

 Oui, ces délais courts de 8 à 12 jours, laissent entendre que la consultation du CSE est un frein à la bonne marche de l'entreprise. Le CSE devient un obstacle, un empêcheur d'exploiter en rond. L'exemple de La Poste est criant. On fait passer sous couvert de Covid des réorganisations que la direction attendait depuis longtemps, et ce, avec une consultation des IRP au lance-pierre. Sans parler de l'effet d'aubaine du chômage partiel masqué.

Le travail est une oeuvre collective où on se parle et on se voit 

 

 

Certains employeurs en profitent pour se débarrasser de contraintes comme les pauses au travail, ou déployer le télétravail à temps plein. Mais les salariés se sont aperçus que le télétravail total présente aussi des inconvénients, que c'est compliqué de confondre lieu de vie et lieu de travail. Je suis convaincu que le travail est d'abord une œuvre collective où on se parle et on se voit, une communication incessante et informelle qui ne peut se réduire à une réunion sur Zoom. Je pense aussi que beaucoup d'employeurs vont succomber à la tentation d'en profiter pour réduire le coût des locaux et adopter du "flex-office".

Quel peut être le rôle des CSE et des élus du personnel face à ces mutations ?

Leur rôle est toujours de défendre l'intérêt des salariés. Leur fil rouge est de trouver des outils pour ne pas perdre le lien avec le terrain. Ensuite, négocier aussi souvent que possible des accords pour obtenir des droits supplémentaires par rapport aux dispositions supplétives du code du travail : des représentants de proximité, des droits à expertise, des heures de délégation. Et attention aux conditions de travail car elles restent une dimension cruciale dans leurs missions. La baisse du poids des représentants du personnel était déjà à l'œuvre du temps du comité d'entreprise et du CHSCT. Il faut donc continuer d'investir ce terrain.

Que pensez-vous des logiciels de suivi du télétravail qui permettent par exemple à l'employeur d'avoir accès aux webcams des salariés ou de détecter l'inactivité ?

J'ai quelques souvenirs d'expertises sur des plateformes de conseillers à distance. Les salariés n'avaient pas de webcams à cette époque mais il existait quand même des outils de contrôle très intrusifs. Juridiquement, les moyens de contrôle doivent être proportionnés au but recherché. Mon opinion en tant que sociologue est que ces modes de contrôle ont un effet délétère sur les salariés. Se savoir constamment contrôlé est pénible et épuisant. Cela instaure un rapport de contrôle pernicieux, à l'inverse de la confiance et de la collaboration. Le salarié perd en autonomie et en liberté au profit de la soumission.

N'était-ce pas déjà la tendance lorsque l'on a transformé les bureaux en openspace où le salarié se trouve en permanence sous le regard des autres ?

Oui, je suis tout à fait d'accord.  Mais le travail en openspace se double désormais de ces nouveaux outils de surveillance pour ceux qui télétravaillent. Dans le monde du travail, le salarié est vu comme un potentiel tricheur et fraudeur, sans aucune prise en compte de l'épaisseur du temps de travail. Oui on peut "bayer aux corneilles" pendant une heure mais dans les dix minutes qui suivent, on ne produit pas le même travail qu'en 1h10 de tâcheronnage. On perd cette dimension si l'on est constamment surveillé.

Avez-vous aussi constaté dans votre pratique un risque d'individualisation du travail au travers de l'affaiblissement du collectif ?

Absolument, c'est très juste. Nous disposions déjà de littérature sur cette question après les mesures de réduction et d'aménagement du temps de travail. Certains salariés sont en weekend le lundi, d'autres le vendredi, les femmes souvent absentes le mercredi, de sorte que les équipes ne peuvent se retrouver que les mardis et les jeudis. Ces effets sont nocifs et poursuivent une logique d'individualisation du temps de travail. On fait plaisir au salarié mais on poursuit une logique individualiste au détriment du collectif.

Quel peut être le rôle des élus du personnel dans la reconstruction du collectif de travail ? Quel conseil leur donnez-vous lorsqu'ils retournent dans les locaux de l'entreprise ?

C'est une très bonne question, mais la réponse est difficile. Le problème que les élus doivent affronter est que la défense de l'intérêt collectif tourne en partie le dos à l'intérêt individuel des salariés. Prenons par exemple le travail de nuit, payé 30 % plus cher. Il représente un avantage financier pour le salarié mais il est aussi cancérogène à terme, un élu pourrait donc le déconseiller. Il lui faut ainsi convaincre les gens que les enjeux d'un collectif de travail soudé peuvent primer sur l'intérêt individuel de chacun.

Comment limiter la hiérarchisation dans les entreprises entre ceux qui sont protégés et ont pu télétravailler et ceux qui ont continué de réaliser des tâches peu valorisées pendant la crise ?

Les segmentations ne sont pas si lourdes, et les jalousies n'atteignent pas à ce point le collectif de travail. Les catégories sociologiques restent assez homogènes, les salariés ont sans doute connu des conditions de confinement similaires. Ces fractures se feront plutôt sentir entre un salarié et son  N+3.

Dans votre pratique, avez-vous constaté d'autres effets de la crise sanitaire ?

D'un point de vue plus politique, les règles de distanciation physique ont eu un effet délétère et je crois que nous devons rapidement revenir à une vie sociale normale, se serrer la main, se faire la bise, prendre des cafés, sinon la situation n'est plus tenable. Il y a peu, un syndicaliste nous a demandé de reporter notre rendez-vous à septembre, nous étions vus comme les parisiens qui apportent le virus ! Les Français ont pris l'habitude d'un discours officiel infantilisant et moralisateur. Il est grand temps d'en sortir…

Marie-Aude Grimont

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