"Nous proposons un droit nouveau de représentation collective pour les travailleurs des plateformes"

"Nous proposons un droit nouveau de représentation collective pour les travailleurs des plateformes"

30.03.2021

Une élection nationale pour donner aux travailleurs plateformes des représentants et permettre une négociation collective sectorielle puis d'entreprise : c'est ce que propose Mathias Dufour, président du club de réflexion #Leplusimportant, et l'un des co-auteurs des propositions qui doivent inspirer le projet d'ordonnance du gouvernement. Interview.

Mathias Dufour, vous êtes l'un des trois auteurs du rapport remis au gouvernement qui va inspirer la future ordonnance organisant le dialogue social au sein des plateformes de chauffeurs (VTC) et de livraison. Pouvez-vous, tout d'abord, nous présenter le club de réflexion dont vous faites partie ?  

Je suis président de #Leplusimportant, un think tank (Ndlr : une cellule de réflexion) créé en 2017 en réaction à l'élection de Donald Trum aux Etats-Unis et du vote britannique en faveur du Brexit. Ces élections traduisent pour nous le décrochage de classes moyennes ne croyant plus à la promesse de progrès des sociétés démocratiques libérales. 

 L'élection de Trump et le Brexit traduisent l'inquiétude des classes moyennes

 

C'est une vague très inquiétante, non seulement pour la cohésion sociale mais aussi pour la démocratie elle-même. Face à ces enjeux, notre idée était donc de relever le défi de l'insécurité économique de nos concitoyens en mobilisant les leviers de l'investissement social, des compétences, du pouvoir d'agir, et de l'employabilité. Nous faisons des propositions aux pouvoirs publics et aux décideurs privés sur trois thèmes : le développement du potentiel des enfants, les défis sociaux de la digitalisation de l'économie, les solutions pour rendre l'économie plus inclusive.

Permettre à chaque citoyen de trouver sa place dans cette société numérique 

 

L'idée globale, face au risque d'accroissement de la fracture sociale que représente le numérique, est de voir comment permettre à chaque citoyen de trouver sa place sur le marché du travail dans notre nouvelle société. Nous sommes environ 300 personnes, de tous âges et horizons, à faire partie de #Leplusimportant. Nous sommes indépendants, nous ne sommes pas rattachés à des entreprises ou à des syndicats, notre financement provient principalement des cotisations des membres, avec de modestes subventions publiques. Les travailleurs des plateformes ont été le premier sujet sur lequel notre think tank a travaillé, parce que, même si quantitativement cela concerne peu de personnes au regard de l'ensemble de la population active, cela nous semblait emblématique des évolutions du travail à l'ère de la transition numérique.

Quels sont les éléments qui, dans votre parcours, vous ont conduit à vous intéresser à ces questions ? 

Je suis haut fonctionnaire, la vie de la cité et la chose publique m'ont toujours passionné. Il se trouve que j'ai grandi dans une cité HLM à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne).

J'ai grandi dans une cité HLM 

 

L'inégalité des chances, je l'ai prise en pleine face. Moi, j'ai eu de la chance, car mes parents disposaient, eux, du "capital culturel" pour que je m'en sorte, mais j'ai vu à quel point les chances de chacun pouvaient être différentes selon le lieu de naissance. J'ai donc une sensibilité à ces sujets qui me vient, en effet, de mon parcours personnel. 

Vous avez donc travaillé dès 2018 sur la question sociale liée aux plateformes numériques...

En effet, dès 2018 nous avons sorti un rapport intitulé "promouvoir le développement professionnel des travailleurs des plateformes". L'idée était de ne pas casser le modèle économique des plateformes, qui reste fragile, mais de rééquilibrer la situation afin que le passage des travailleurs sur ces plateformes leur soit bénéfique sur le plan professionnel. Nous avons été les premiers à proposer publiquement des élections et du dialogue social pour ces travailleurs. Nous faisions le constat que nous ne pouvions pas nous contenter du statu quo mais que le salariat ne nous paraissait pas être la solution.

Avec ce qui s'est passé en Espagne et au Royaume Uni (lire notre encadré), vous ne pensez toujours pas qu'une requalification de ces travailleurs en salariés soit la solution la plus simple pour leur donner des droits ? 

Notre discours ne consiste pas à écarter le salariat, il peut être la solution dans certains cas. Mais il faut bien reconnaître non seulement que les plateformes ont un mode de fonctionnement à part, que les plateformes ne constituent pas un bloc homogène, mais aussi que les droits et contraintes des salariés ne sont pas les mêmes que ceux et celles des travailleurs des plateformes.

 Les travailleurs ont des profils et des parcours différents

 

Le salariat, c'est un lien très fort de subordination qui n'est pas le lien qui existe entre la plateforme et les travailleurs. Les travailleurs ont des profils et des parcours différents dans les plateformes qui ne représentent pour certains qu'un complément de revenus, pour d'autres une source d'argent pour un temps donné, pour d'autres encore une activité principale qui va durer.

 Notre objectif est de faire émerger des acteurs pouvant eux-mêmes créer du droit et donc du progrès

 

 

Notre souci, c'est de faire émerger du progrès par les acteurs mêmes, grâce au dialogue social qui peut créer du droit. C'était au coeur de la tribune, cosignée par de nombreux acteurs, que nous avons publiée dans le Monde en mai 2019, c'était aussi au coeur du livre dont le titre était "Désubériser, reprendre le contrôle" et qui résultait d'un travail commun avec le réseau Sharers & Workers. Le droit de représentation et de négociation collective est un des piliers du droit du travail et il doit ne souffrir aucune exception. Et c'est aussi un droit créateur de droit : ce dialogue doit pouvoir faire émerger des normes et de la régulation adaptés aux plateformes. 

Ce sont des idées que vous reprenez dans le rapport remis le 12 mars au gouvernement (1)...

Ce que nous a demandé la ministre du Travail, c'est de préparer un texte législatif sur la représentation et le dialogue social au sein des plateformes. Le cadre est celui de l'article 48 de la loi d'orientation des mobilités du 24 décembre 2019, qui autorise le gouvernement à prendre par voie d'ordonnance toute mesure pour déterminer les modalités de représentation des travailleurs indépendants et les conditions d'exercice de cette représentation (2).

Le cadre de nos propositions se limitait aux VTC et aux livreurs 

 

Cela  couvre les seuls travailleurs indépendants des plateformes qui fixent les prix et les modalités de service, ce qui donc ne concerne que les VTC et les livreurs. Dans l'ordonnance que nous proposons, nous prévoyons ces modalités d'élection et de représentation pour les VTC et les livreurs mais en laissant la porte ouverte à d'autres secteurs s'ils se développent. 

Vous proposez une élection nationale pour les travailleurs des plateformes. Comme celle sur les TPE ?

Nous proposons un scrutin national à un seul tour, par mode électronique, organisé par secteur d'activité, c'est-à-dire un secteur regroupant les plateformes se faisant concurrence. La principale différence avec le scrutin TPE, c'est la simplicité. Le scrutin TPE concerne 1 million d'employeurs et 5 millions de salariés, c'est un scrutin complexe à organiser et à mon sens le lien d'attachement de chaque salarié à son représentant est faible, l'éloignement est fort.

Le scrutin sera plus simple à mettre en place 

 

Pour les VTC comme pour les livreurs, la situation sera différente : le scrutin sera plus simple à mettre en place car vous n'aurez que 5 à 10 plateformes par secteur, des plateformes entre lesquelles les travailleurs, beaucoup moins nombreux que les salariés des TPE, naviguent d'ailleurs. Ce qui me fait penser que le lien sera plus fort entre les travailleurs et leurs représentants. Cela favorisera une meilleure participation à l'élection. 

Mais il n'y aura pas d'élection nominative pour autant...

Nous proposons un scrutin sur sigle : vous votez pour une organisation syndicale ou pour un collectif de travailleurs qui donnera ensuite mandat à des personnes. Pourquoi un scrutin par sigle ? Parce qu'il permet d'assurer de la continuité, dans un secteur où les changements sont nombreux et où le turn over des travailleurs est important.

Une personne mandatée ne pourra pas être déconnectée d'une plateforme sans l'accord d'une autorité des relations sociales

 

 

Ensuite, il faut assurer la protection des travailleurs vis à vis des risques de discrimination des plateformes : le fait de voter pour une organisation expose moins l'individu d'une part, et, d'autre part, nous proposons des modalités spécifiques de protection des représentants. Une personne mandatée par une OS pour représenter les travailleurs ne pourra pas être du jour au lendemain déconnectée d'une plateforme. Cette déconnection devra être autorisée par une autorité des relations sociales des plateformes d'emploi, une autorité à créer qui serait un garant de la qualité des relations sociales. De la même façon, si un représentant des travailleurs constate une baisse de son chiffre d'affaires, il pourra se tourner vers cette autorité pour faire valoir ses droits. 

Et en matière de formation ?

Une formation de ces représentants est prévue, financée par les plateformes via un mécanisme collectif. Mais nous ne prévoyons pas un mécanisme spécifique car il n'est question ici que de quelques dizaines de représentants. Les modalités seront définies dans des textes d'application mais aussi par les représentants eux-mêmes : ça pourrait faire l'objet des premières discussions avec les plateformes. 

Quels sont les seuils de représentativité que vous proposez ? 

Si l'on veut faire émerger des représentants légitimes des travailleurs des plateformes, il faut privilégier la voie électorale, en ouvrant ce scrutin aux organisations syndicales comme aux collectifs de travailleurs qui existent dans ce secteur, et en permettant qu'y participent de nombreux travailleurs. C'est pourquoi nous suggérons comme condition pour voter d'avoir travaillé 3 mois pendant les 6 derniers mois.

5% côté représentants des travailleurs, et 10% côté plateformes  

 

En matière de représentativité, toujours dans le souci de favoriser la construction de la légitimité des acteurs, nous avons opté pour deux seuils, l'un de 5% pour les travailleurs, plus bas que celui des autres entreprises privées (Ndlr : 8% pour les branches et 10% pour les entreprises), et l'autre de 10% pour les plateformes. La représentation côté employeurs des plateformes se fera aussi de façon collective, chaque association devant représenter au moins 10% du total des travailleurs du secteur.

Donc vous pensez que ces élections entraîneront ensuite des négociations d'accords collectifs ? 

Les représentants désignés auront la possibilité de négocier et de signer des accords sectoriels, dès 2022. Nous proposons une procédure d'homologation de ces accords afin qu'ils puissent s'appliquer à toutes les plateformes d'un secteur (VTC d'un côté, livreurs de l'autre). Un accord devra être signé par des organisations représentant au moins 30% des suffrages, avec un droit de veto des organisations représentant plus de la moitié des suffrages, et, côté plateforme, l'accord devra être signé par au moins une organisation représentative sans qu'une ou plusieurs autres représentant la majorité ne s'y opposent. Enfin, l'autorité des relations sociales devrait homologuer l'accord, pour vérifier que tout est conforme. 

Fixez-vous un nombre de thèmes à traiter par cette négociation sectorielle ? 

Nous imposons une obligation de négociation mais nous laissons les acteurs libres des thèmes à discuter, nous proposons juste un menu de négociation repris du rapport Frouin (lire notre article).

Un seul thème de négociation est imposé : celui portant sur le système de représentation pour chaque plateforme 

 

 

Enfin si, il y a quand même un thème de négociation obligatoire au niveau du secteur : celui qui a trait au système de représentation et de dialogue au niveau de chaque plateforme elle-même. Une fois ce mode de représentation défini, il donnera lieu ensuite à des élections et donc à une négociation collective au niveau de chaque plateforme.  

Comment voyez-vous le paysage syndical dans le milieu des plateformes ?

Je ne crois pas qu'il y ait un chemin unique pour les organisations syndicales (3), différentes stratégies existent, on va voir ! Notre rôle est juste de permettre aux organisations syndicales de se présenter (à condition d'avoir précisé dans leurs statuts qu'elles ont vocation à représenter des travailleurs indépendants des plateformes), d'être élues, et d'agir...

Côté plateformes, qu'est-ce qui vous laisse penser qu'elles vont jouer le jeu du dialogue que vous proposez ? 

Il me semble que les plateformes soutiennent l'idée d'avoir des représentants en face d'elles et d'avoir des discussions avec eux. Ces dernières semaines, plusieurs décisions politiques ou judiciaires à l'étranger (lire notre encadré) montrent par ailleurs la nécessité d'une évolution vers un véritable dialogue social, vers un rééquilibre des rapports entre les plateformes et les travailleurs. Après, nous ne sommes pas naïfs, nous n'ignorons pas les tensions entre certaines plateformes et certains représentants des travailleurs, d'où l'idée du gouvernement de confier à des médiateurs des propositions, d'où encore notre proposition d'une autorité pour ce secteur.

Créer un droit nouveau de représentation collective n'est qu'une étape ! 

 

J'insisterai sur l'avancée importante qui consiste à apporter un droit nouveau de représentation collective, d'autant que c'est un droit pour créer du droit pour les travailleurs. Mais ce n'est qu'une étape. Ordinairement, la loi fixe des choses. Là, nous disons au gouvernement que nos propositions sont évolutives. Il faudra faire évoluer ce cadre dès le prochain cycle électoral, dans deux ans, afin de tenir compte de ce qui se sera passé mais aussi de ce qui aura pu se produire dans ce secteur. 

 

(1) Commandé en janvier 2021, ce rapport a été remis début mars au gouvernement. Il a été rédigé par une "task force" composée de Bruno Mettling (ex-DRH d'Orange et fondateur du cabinet de conseil Topics), Pauline Trequesser (travailleuse indépendante qui anime un collectif de free lance) et Mathias Dufour (président de #Leplusimportant).

(2) La loi autorise le gouvernement à prendre cette ordonnance jusqu'au 24 avril 2021 au plus tard. 

(3) Sur le rapport au syndicalisme des travailleurs des plateformes, lire notre article du 10 octobre 2019

 

En Europe, les plateformes sont sous la pression des juges

Ces dernières semaines, de nombreuses décisions ont bousculé le secteur des plateformes numériques, souvent sous la pression des juges :

  • Just Eat a annoncé son intention de recruter non des autoentrepreneurs mais des salariés, la plateforme annonçant un chiffre de 4 500 embauches pour la France (lire l'article de l'Usine Nouvelle);
  • Uber, sous la pression des juges, a annoncé le 16 mars au Royaume Uni que l'entreprise allait donner à ses 70 000 chauffeurs britanniques un statut leur permettant d'accéder au salaire minimum. Ce statut est à mi-chemin entre celui d'indépendant et de salarié (lire l'article de Libération);
  • En Italie, la justice a donné 3 mois aux plateformes pour requalifier les contrats des livreurs (lire l'article de Novetic), etc. 
  • En Espagne, après que la Cour suprême a requalifié en septembre dernier les livreurs à vélo comme des salariés, le gouvernement a annoncé, au terme d'un accord entre les syndicats et le patronat, qu'un décret sera publié visant à reconnaitre le statut de salarié aux livreurs (lire l'article des Echos).

En France, le gouvernement dispose des propositions du rapport Frouin qui suggère de salarier les travailleurs des plateformes, mais via le portage salarial ou une coopérative d'activité et d'emploi, et d'organiser une élection nationale pour permettre aux travailleurs d''être représentés (lire notre article).

► Lire également notre article du 4 mars 2020 sur la décision de la Cour de cassation de requalifier le statut d'un chauffeur Uber indépendant en salarié. 

 

 

Bernard Domergue

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