Paritarisme : les partenaires sociaux trouvent un accord esquissant un début de méthode pour la négociation interprofessionnelle

Paritarisme : les partenaires sociaux trouvent un accord esquissant un début de méthode pour la négociation interprofessionnelle

14.04.2022

Dans la période politiquement sensible de l'entre deux tours de la présidentielle, organisations syndicales et patronales ont trouvé un accord réaffirmant la place de la démocratie sociale. Avec ce texte, qui évoque la gestion paritaire, les partenaires sociaux s'accordent sur un agenda social autonome et sur une méthode pour leurs négociations et travaux interprofessionnels.

Sous le nom de "paritarisme de gestion et de négociation", les partenaires sociaux mènent depuis janvier 2022 des discussions autour de trois grands thèmes :

  1. la définition de leurs propres règles pour négocier sur le plan national interprofessionnel;
  2. l'affirmation de leur vision des rapports entre démocratie politique et démocratie sociale;
  3. et enfin la révision d’un accord de 2012 sur les principes de gestion paritaire (pour des organismes comme l’Unedic, l’Apec, etc.). 

Après une onzième séance de négociation au siège parisien du Medef jeudi 14 avril, les organisations syndicales et patronales ont abouti à un projet d'accord englobant ces 3 thèmes. Ce texte est soumis à signature jusqu’au 15 juin (lire le document en pièce jointe).

Premières réactions à chaud

S'il définit la démocratie sociale comme "un outil pleinement efficace pour anticiper et accompagner les transformations économiques, sociales et environnementales", le projet d'accord ne révolutionnera pas la donne interprofessionnelle. Ni paritaire : la question des moyens matériels donnés aux administrateurs des organismes paritaires est même renvoyée à un groupe de travail devant rendre ses conclusions fin 2022 ! 

Nous voulons donner une impulsion nouvelle à la démocratie sociale 

 

Mais ce texte, intitulé "Pour un paritarisme ambitieux et adapté aux enjeux d'un monde du travail en profonde mutation", apporte néanmoins quelques changements. « Cette démocratie sociale, nous voulons lui donner une impulsion nouvelle. C’est la première fois qu’on inscrit dans un accord le fonctionnement de notre paritarisme de négociation », souligne Diane Deperrois (Medef), en notant que ce texte vient après d’autres accords récents, comme celui sur le télétravail.

« Se donner des règles collectives de négociation avec des modalités pratiques est important pour la CFDT, nous le demandions en vain depuis 2015 », dit Marylise Léon (CFDT).

 Ce texte nous semble équilibré

 

« Ce texte nous semble équilibré, d’autant que nous avons obtenu le retrait de toute référence à la représentativité comme base de notre légitimité à négocier des ANI », commente Michel Beaugas (FO). « Nous avons fait bouger des lignes et trouvé des convergences pour aboutir à un texte plus équilibré que ce que voulait le patronat », renchérit Angeline Barth (CGT).

De son côté, Gilles Lecuelle (CFE-CGC), qui a jusqu’au bout défendu l’idée de textes séparés, salue d’abord la méthode de travail avec une négociation précédée de longs mois d’échanges sur l'état des lieux, « des discussions qui ont créé un climat de confiance et de transparence ».

Nul doute que les futurs signataires de l’accord, qui se disent dans le préambule « attachés à la démocratie », iront voir le futur gouvernement pour lui exposer ce texte et leurs demandes d’une meilleure articulation entre démocratie sociale et politique. Mais que contient au juste cet accord ?

Une méthode pour organiser le travail interprofessionnel

Examinons tout d'abord le champ de la négociation interprofessionnelle nationale.

Ce champ couvre, nous dit le texte, les relations individuelles et collectives de travail, l'emploi, la formation professionnelle, la santé au travail et la protection sociale, mais aussi les dispositifs d'aide à l'accès au logement ou de sécurisation des parcours professionnels. Ce champ peut être élargi à tout sujet que les partenaires sociaux jugeraient utile, dans le respect des prérogatives des branches professionnelles.

Le projet d'accord évoque également la possibilité d'un dialogue social interprofessionnel « territorial ». Ce dernier ne peut pas avoir de portée normative, prévient le texte, mais il peut prendre la forme de débats, d'expérimentations sociales, de positions communes, "pour prendre en compte les besoins des entreprises et peser sur les stratégies régionales en matière d'emploi, de développement des compétences et de formation professionnelle".

A quoi sert cette négociation ? Le texte définit 3 catégories et donc 3 objectifs : 

  1. La production de textes ayant des "effets sur le droit", notamment après transposition législative. Il s'agit par exemple de dispositifs paritaires mutualisés comme l'assurance chômage, les retraites complémentaires, le financement du dialogue social via l'AGFPN (association de gestion du fonds paritaire national);
  2. La production de textes explicitant la position des partenaires sociaux ou "marquant un positionnement commun sur des enjeux socio-économiques d'importance";
  3. Les expérimentions et innovations sociales.

Un début de méthode est acté pour prévoir, conduire et mener les négociations interprofessionnelles nationales.

 Formaliser la négociation interprofessionnelle, c'est une première dans l'histoire sociale française

 

 

« L’organisation de la négociation interprofessionnelle devient formelle, et c’est une innovation importante dans l’histoire sociale française », souligne Eric Chevée, pour la CPME. Cette méthode passe d'abord par la construction d'un "espace de dialogue social". Objectif : faire régulièrement le point sur la situation économique et sociale et aborder les mutations ayant des conséquences sur l'emploi. Il permettra aussi de déterminer "la liste des chantiers à ouvrir", "la liste des accords et dispositions devant faire l'objet d'une évaluation" et l'organisation de cette évaluation (réalisée en externe ou par les partenaires sociaux ou en partenariat.

A la CFTC, nous demandions depuis des années un cadre permanent d'échanges 

 

 

« Nous sommes satisfaits. Cela fait des années qu’à la CFTC nous demandons la création d’un cadre permanent pour structurer la négociation interprofessionnelle. Nous avons enfin un espace de dialogue continu et nous pouvons aussi l’utiliser pour répondre à des demandes d’interprétations sur les accords passés. Il va falloir le rendre effectif », réagit Pierre Jardon (CFTC). « C’est une bonne évolution, à condition de ne pas institutionnaliser cet espace social afin d’éviter toute lourdeur administrative », tempère Gilles Lecuelle (CFE-CGC).

Un agenda économique et social autonome

De pair avec cet espace est prévue l'élaboration, avant le 31 janvier de chaque année, d'un "agenda économique et social autonome". Cet agenda annuel et ses thèmes, qui pourront être adaptés, sont fixés "après un débat réunissant l'ensemble des partenaires sociaux", un relevé de décisions actant la priorité donnée à certains thèmes. « Qui tranche le choix des thèmes retenus dans l’agenda ? Ce n’est pas clair ! » déplore Angeline Barth (CGT).

Comme le souhaitait la CFE-CGC, le projet d'accord prévoit aussi d'élaborer un bilan annuel du travail interprofessionnel national (travaux engagés, négociations conclues), qui sera transmis au gouvernement et au Parlement. Le texte envisage également, auprès "des branches professionnelles, des entreprises et des salariés", un "plan de valorisation des accords signés".

Un début de méthode

Quant aux négociations elles-mêmes, elles doivent respecter « le principe de loyauté » et donc permettre la participation de toutes les organisations syndicales et patronales représentatives.

Le texte pose quelques bases de méthode : la négociation est précédée d'une évaluation et d'un bilan, un recours à des expertises paritaires étant possible, tout comme des auditions ou comparaisons européennes. Des groupes de travail techniques pourront être mise en place.

Le lieu des négociations sera choisi lors de la première séance 

 

Le texte ne définit pas un lieu neutre (certains syndicats proposaient le CESE, d'autres des organismes paritaires) pour la tenue des négociations, qui ont lieu traditionnellement au Medef, mais il est indiqué que le lieu de négociation sera "défini paritairement" lors de la première séance, lors de laquelle la méthode pour cadrer le périmètre et les questions clés des discussions devra être fixée.

Un nombre de personnes maximum par délégation sera aussi déterminé, de même qu'un calendrier des séances, avec des horaires respectant l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle. A ce propos, notons qu'il n'a pas été rare de voir des négociations s'achever en pleine nuit voire au petit matin et que celle-là même s'est achevée hier soir !

La confidentialité contre la transparence ?  

 

Le projet d'accord ne dit pas qui tiendra la plume (c’est le Medef actuellement) pour rédiger les projets d'accord mais il indique que ces textes seront adressés à toutes les délégations au minimum 72 heures avant chaque séance, sachant que ces textes et les contributions de toutes les parties seront versés dans un espace partagé, "afin d'assurer une égalité d'information entre toutes les organisations". Quant aux échanges durant les séances, ils seront réputés "confidentiels", de même qu'est évoqué "un principe de non-diffusion aux médias et réseaux sociaux des textes en cours de discussion". 

Des points qui posent problème à la CGT, qui réclamait au contraire « de la transparence en direction du monde du travail ».

Démocratie sociale et politique : la réaffirmation prudente d'une autonomie des partenaires sociaux

Rédigé de façon plus prudente que les précédentes versions, le préambule du projet d'accord réaffirme la place des partenaires sociaux comme "acteurs" des "modes de régulation adaptés à la complexité du monde", mais sans empiéter sur les prérogatives politiques.

"Nous avons adouci,  grâce à un bon travail intersyndical, la partie sur les relations avec le gouvernement et le parlement, car nous ne sommes pas des colégislateurs », réagit Michel Beaugas (FO).

L'intervention de l'Etat ne doit pas préempter celle des partenaires sociaux 

 

 

Syndicats et patronat rappellent néanmoins aux pouvoirs publics et aux politiques la loi Larcher du 30 janvier 2007, dont l'application doit "laisser toute sa place à la négociation". L'intervention de l'Etat ne doit pas "préempter celle des partenaires sociaux". Le projet d'accord déplore ainsi que le document d'orientation invitant les partenaires sociaux à négocier sur tel ou tel thème de leur compétence -une procédure prévue par l'article L.1 du code du travail- a été progressivement transformé "en document de cadrage".

Syndicats et patronat demandent "que le document d'orientation du gouvernement laisse toute sa place à la négociation" , « sans présumer des options qui seront retenues dans la négociation, ni des délais nécessaires fixés par les partenaires sociaux pour les mener à bien ». Syndicats et patronat souhaitent que l'envoi de ce document soit précédé d'un échange avec le gouvernement afin que l'exécutif "explicite ses objectifs et motivations".

La transposition des accords : quelques innovations

A propos de la transposition législative d'un accord national interprofessionnel (ANI), les formulations retenues in fine sont en deçà des intentions patronales initiales. « On nous disait au début : « la transposition d’un accord, ça doit être l’accord, rien que l’accord ». Ce n’est pas notre vision de la démocratie sociale, la démocratie politique doit jouer son rôle », commente Marylise Léon (CFDT).

Les signataires d'un accord pourraient le défendre auprès de l'exécutif et des parlementaires 

 

 

Le texte demande donc que les conditions d'une transposition "fidèle" d'un ANI soient réunies, ce qui signifie d'abord que les signataires de l'accord présentent et commentent ensemble leur document "tant auprès des services de l'Etat que des parlementaires". En cas d'écart de transposition entre l'accord et le projet de loi, "un dialogue argumenté" entre signataires et pouvoir législatif et exécutif doit s'organiser. Est évoquée la possibilité de projets communs d'amendements portés devant les parlementaires.

L'extension des accords : implicite !

Quant à la procédure d'extension des accords, qui permet de les rendre applicable à toutes les entreprises, les partenaires sociaux souhaitent que l’extension d’un accord soit réputée acquise à l'issue d'un délai de 6 mois après un accord, dès lors que les signataires le demandent dans leur texte.

En cas de difficulté juridique, "les organisations signataires proposent une nouvelle rédaction, à la fois conforme à l'esprit de l'accord national interprofessionnel et aux dispositions légales et réglementaires". 

 Pour des échanges réels au sein de la commission de la négociation collective 

 

 

Enfin, toujours au chapitre des relations entre exécutif et partenaires sociaux, le projet d'accord demande aux pouvoirs publics de retrouver de véritables échanges au sein de la commission permettant la consultation des organisations syndicales et patronales sur des projets législatifs ou réglementaires, la CNNCEFP (Commission nationale de la négociation collective, de l'emploi et de la formation professionnelle). L'avis des partenaires sociaux doit réellement être pris en compte, soutient le texte. Pendant la négociation, les syndicats ont souvent regretté une consultation purement formelle au sein de la CNNCEFP.

Des précisions sur la gestion paritaire elle-même

Le projet d'accord national interprofessionnel n'annule pas le précédent sur la gestion paritaire de certaines organismes (type Unedic, Agirc-Arrco, Apec, etc.) qui datait de 2012, mais il procède à des ajouts. Citons ici quelques points :

  • formaliser dans une "raison d'être" le sens et les missions des organismes paritaires; 
  • assurer, via le paritarisme, un service (pour les entreprises et les salariés), et évaluer ce service rendu;
  • assurer, via l'information, l'accès aux droits des bénéficiaires potentiels;
  • se doter d’une règle de bonne gestion avec notamment un dispositif d'alerte des partenaires sociaux lorsque l'organisme paritaire connaît un risque de déséquilibre financier. Ce n'est pas la règle d'or souhaitée par la CPME mais celle-ci estime qu'il s'agit d'une innovation positive;
  • préciser les conditions de recours à la garantie de l'Etat;
  • généraliser un audit à la fin de mandat d'un organisme paritaire;
  • confier, d'ici 2026, à l'AGFPN (association de gestion paritaire pour financer le dialogue social) la gestion des ressources pour la gestion paritaire des organismes paritaires (les négociateurs des accords créant chaque organisme devront dire s’ils souhaitent passer par l’AGFPN et préciser certaines modalités). Pour Eric Chevée (CPME), ces changements parachèveront la transparence dans la gestion des fonds paritaires ;
  • généraliser la lettre de mission clarifiant les fonctions de directeur général d'un organisme paritaire (« neutralité », « reporting », etc.);
  • poser le principe d’une charte de déontologie dont devra se doter tout organisme paritaire;
  • assurer la parité femmes-hommes des administrateurs de chaque organisation syndicale et patronale, à respecter au prochain renouvellement ("avec un écart maximal de 1 personne entre chaque genre en cas de désignation d'un nombre impair de représentants");
  • renforcer la formation technique des administrateurs "tout au long du mandat" et permettre une valorisation des compétences acquises par les mandataires.

Sur ce dernier sujet, un groupe de travail paritaire planchera sur les conditions de cette valorisation des acquis. Notons enfin que la question d'une adaptation des moyens matériels donnés aux partenaires sociaux au titre du paritarisme (maintien du revenu des administrateurs, remboursement des frais, etc.) est renvoyée à un groupe de travail paritaire qui doit rendre ses conclusions avant fin 2022. Ce groupe pourrait aussi plancher sur les conditions de la participation des salariés d’entreprises aux négociations interprofessionnelle.

Réponse d'ici le 15 juin 

Les organisations patronales et syndicales ont donc jusqu’au 15 juin pour ratifier ou non ce projet d’accord. Les organisations patronales devraient signer, et il devrait en être de même pour la CFDT, qui se prononce la semaine prochaine, et la CFTC.  FO se donne du temps pour se prononcer, tout comme la CFE-CGC et la CGT, pour qui certains points semblent toujours poser problème, comme la vision de l’histoire sociale française contenue dans le préambule.

Mais quid de cet accord relativement à la présidentielle ? «  Si c’est une candidate qui est élue, nous avons un accord réaffirmant notre indépendance. Si c’est un candidat, la balle est dans son camp », répond Marylise Léon (CFDT).

Bernard Domergue

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