Christophe Cauchon, vous dressez dans votre guide l'état du cadre légal au sujet de la pénibilité et de l'usure professionnelle (*). Quelle différence faites-vous entre ces deux notions ?
C'est une question essentielle. La pénibilité, c'est, à un moment donné, l'état de tension, de postures, de charges provoqué par une situation de travail (voir le schéma ci-dessous). L'usure professionnelle, c'est la conséquence de l'exposition durable à ces tensions qui va déboucher sur une ou plusieurs pathologies et à des baisses de capacités fonctionnelles sur le long terme. Le travail peut être pénible mais ne pas entraîner de lésions si j'ai, par exemple, 20 ans et que je n'effectue que pendant 15 jours une tâche pénible. Mais lorsque le travailleur fait sa carrière dans un environnement très sollicitant et pénible, alors l'usure s'installe.
Les syndicats réclament d'ailleurs toujours le rétablissement des 4 critères de pénibilité supprimés en 2017...
Ce qui a été retiré, ce sont quand même des facteurs majeurs de pénibilité en France : les vibrations mécaniques, les postures pénibles et le port de charges, cela abîme les corps. Si ces critères ont été sortis du dispositif, c'est bien parce qu'ils auraient eu un impact important sur le coût du travail pour les entreprises, et non, comme cela a été avancé officiellement, parce que ces critères étaient difficilement mesurables.
Les vibrations mécaniques ou le port de charges, c'est mesurable !

Cet argument ne tient pas. Les vibrations mécaniques, par exemple, c'est tangible, on sait que cela concerne, entre autres, les agents de conduite ou les métiers du bâtiment, et mesurer les effets sur le corps de ces vibrations est réalisable. Autre exemple,
la norme Afnor n° X35-109 permet très bien de calculer la pénibilité des activités liées au port de charges, encore faut-il la mettre en œuvre. Mais comme énormément d'emplois sont concernés par les vibrations mécaniques et le port de charges excessives dans des conditions matérielles dégradées, politiquement cela a été jugé injouable...
Vous ne parlez pas des risques chimiques, qui ne font plus partie des facteurs reconnus de pénibilité...
C'est vrai, mais la sortie du dispositif des risques chimiques me paraît moins problématique dans la mesure où la dangerosité liée à la prévention des expositions aux agents chimiques reste largement cadrée par le code du travail. En termes de reconnaissance, il me semble que le principal enjeu sur les risques chimiques est d'assurer la traçabilité, notamment dans le document unique, pour faciliter la reconnaissance en maladie professionnelle. L'essentiel à retenir, c'est que depuis 2017, on se focalise sur quelques facteurs simples au niveau de la mesure de l'exposition à la pénibilité : compter le nombre d'heures de nuit travaillées dans l'année, ce n'est pas très compliqué ; les gestes répétitifs, ce sont des indicateurs également faciles à mettre en œuvre.
643 000 salariés ont "gagné" des points dans leur
C2P (compte professionnel de prévention) en 2021 du fait de leur exposition à un facteur de pénibilité reconnu, alors que 7 millions de salariés seraient exposés à au moins un facteur de pénibilité...
Quand nous disons que sept millions de salariés sont exposés aux facteurs de risques, c'est sans tenir compte des seuils de reconnaissance à l'exposition, car ces seuils sont très élevés et donc très restrictifs pour la reconnaissance de ces risques. Cinq millions de salariés sont exposés au bruit au-delà de 70 décibels, mais pour être reconnu comme étant exposé au bruit, un salarié doit subir 80 décibels, et 80 décibels c'est vraiment un enfer à vivre. Or travailler dans un environnement à 70 décibels, c'est déjà usant, mais pas assez pour que cela soit reconnu.
Travailler 50 nuits par an, ce n'est pas anodin pour la santé, mais ce n'est pas considéré comme un facteur de risque

Pareil pour le travail de nuit : travailler 50 nuits par an, ce n'est pas négligeable pour la santé, mais il faut travailler au moins 100 nuits par an (soit un jour sur deux !) pour être reconnu au titre de ce facteur de risque. J'ajoute qu'il y a aussi un problème lié aux déclarations. Si le salarié subit un environnement de 86 décibels mais qu'il "bénéficie" d'une protection individuelle permettant de réduire la perception de cet environnement à 78 décibels, l'entreprise n'est plus tenue de déclarer le risque, alors que l'environnement reste bruyant. En exagérant à peine, on peut dire que seules les conditions de travail relevant du XIXe siècle permettent la déclaration et la reconnaissance des facteurs de risques pour les travailleurs.
Quelles peuvent être les conséquences de cette reconnaissance limitée des risques ?
Ce système incite peu les employeurs à mettre en place des dispositifs visant à supprimer ou réduire ces risques. Pourquoi travailler sur le dossier du bruit, sur une automatisation qui diminuerait les gestes répétitifs ou sur une autre organisation du travail limitant le travail de nuit si les seuils actuels ne posent pas de problème ? Il en irait sûrement autrement avec des seuils abaissés. En outre, le système de contrôle du respect des seuils fonctionne mal. Si les représentants du personnel n'agissent pas lorsque les seuils légaux sont dépassés, s'ils ne saisissent pas l'inspection du travail, la Carsat (Caisse d'assurance retraite et santé au travail) voire le juge, le travail peut très bien se poursuivre dans des conditions très dégradées.
Les salariés gagnent donc peu de points au titre de la pénibilité (**) et ces points sont peu utilisés par les salariés sauf pour anticiper leur départ en retraite...
Les 20 premiers points du C2P, sachant que chaque point vaut 500€, doivent obligatoirement servir à financer une formation. L'idée, c'est que lorsqu'un salarié commence à être usé, ces points sont censés lui apporter une perspective de reconversion professionnelle grâce à la formation. C'est une somme conséquente, en effet, et je suis personnellement très favorable à ce que les travailleurs se forment tout au long de leur carrière, y compris pour pouvoir changer de poste ou de métier.
Se former pour se reconvertir après toute une partie de carrière usante, cela n'a rien d'évident

Mais il faut bien voir ici que les personnes les plus concernées par la pénibilité sont justement celles qui ont le niveau de qualification le plus faible, celles qui sont le moins habituées à la formation. Autrement dit, un ouvrier dans l'industrie, qui, à 20 ans, n'a pas choisi de longues études, peut-il envisager facilement de faire une formation pour se reconvertir lorsqu'il se retrouve à 40 ou 45 ans usé par son métier ? C'est pour lui un effort énorme. Je ne trouve donc guère étonnant qu'il préfère utiliser les points pénibilité de sa carrière pour travailler moins longtemps, 10 points donnant droit à un trimestre (Ndlr : un salarié peut ainsi acquérir 8 trimestres maximum et partir 2 ans avant l'âge légal).
Mais ces changements existent, non ? Lors de la journée d'échanges sur les seniors,
la DRH de Transdev a parlé des reconversions internes de chauffeurs pour la formation ou dans les agences du groupe...
Le repositionnement vers des postes doux, moins sollicitants pour le corps, cela se pratique depuis longtemps dans les entreprises. La difficulté, c'est que ces postes qui permettaient le repositionnement des travailleurs, par exemple au courrier ou à l'accueil, sont de plus en plus rares, car ils ont été transférés à la sous-traitance depuis les années 80. Et pour rebondir sur votre exemple, ce sont des solutions à ne pas négliger, mais sont-elles à la mesure de l'ampleur du problème ? Il paraît quand même difficile de repositionner des centaines et des centaines de conducteurs comme formateurs alors qu'il n'y a sans doute que quelques postes disponibles...
Veolia a également évoqué pour les "ripeurs" (les salariés qui font le ramassage des poubelles) un programme d'échauffement physique pour prévenir les risques professionnels. Qu'en pensez-vous ?
Les travailleurs, tels que les "ripeurs" ou les préparateurs de commande, ont des activités physiques intenses, avec des postures très contraignantes. Pour eux, s'échauffer avant le travail, c'est en effet une condition pour préserver leur santé. Mais comment ce temps d'échauffement est-il pris en compte dans l'entreprise ? Est-ce du temps payé comme du travail ou du temps que le salarié doit prendre avant sa prise de poste et le début de son heure rémunérée ? La façon dont l'employeur va mettre le sujet de l'échauffement sur la table va être déterminante.
Les jeunes travailleurs n'ont souvent pas idée des conséquences de leur travail sur leur santé

Si l'employeur considère que cela a aussi un intérêt pour l'entreprise, alors ce temps doit être rémunéré. J'ai d'ailleurs souvent observé que les jeunes préparateurs de commandes dans l'alimentaire, des intérimaires entre 18 et 25 ans, n'ont aucune idée des effets à terme sur leurs lombaires et leurs épaules de la manipulation de 1 500 colis de 5 kg par jour. Ils n'ont pas le réflexe de s'échauffer car ce n'est pas intégré dans une démarche d'entreprise puisque ce sont des intérimaires. Résultat : quand ils ont trente ans, ils ont des ennuis de santé.
C'est une situation courante ?
En tout cas, nous avons en France une population très importante, souvent invisibilisée, qui travaille dans des conditions très mauvaises, je pense aux très nombreux entrepôts logistiques dont la main d'œuvre est constituée parfois de 60 % d'intérimaires. Nous sommes dans une situation anormale, il ne peut pas y avoir un surcroît d'activité qui justifie que 60 % d'un effectif soit intérimaire toute l'année ! Tout se passe comme s'il y avait une forme de consensus pour que ces tâches, et avec elles le coût de la pénibilité, soient externalisées ! Certaines grandes entreprises ont certes mécanisé et robotisé ce travail, mais, très souvent, tout se fait à la main pour bouger des milliers de tonnes chaque jour.
Lorsque la pénibilité concerne des travailleurs intérimaires, on ne s'en soucie pas

Et là, la répétition des gestes, des postures pénibles et du port de charges fait très mal aux corps de ces travailleurs. Mais on ne s'en préoccupe pas car cette population n'est pas amenée à rester, ce sont des intérimaires dont la mission n'est juste pas renouvelée en cas de problème. On ne va même pas
jusqu'au stade de l'inaptitude, puisque ce ne sont pas des travailleurs en CDI. A l'inverse, un préparateur de commandes en CDI qui a des problèmes physiques, l'entreprise pourra éventuellement le faire évoluer vers un poste de cariste, ou un poste dédié à la qualité, ou au chargement à quai avec un outil adapté.
De quels leviers dispose le CSE pour pousser l'employeur à améliorer la prévention de la pénibilité dans l'entreprise ?
L'article
L. 2312-9 du code du travail est fondamental sur le rôle du CSE : il donne mandat aux délégués de faire des analyses de risques professionnels. Si le comité n'a pas en tête qu'il a mandat d'analyser les situations de travail et de mettre le focus sur les risques professionnels et donc sur l'exposition aux facteurs de pénibilité, il passe à côté d'un levier majeur.
Le CSE peut aussi analyser les risques professionnels

Cette analyse peut se faire dans le cadre des inspections et des enquêtes accidents du travail et elle peut conduire le CSE, s'il estime que l'employeur n'a pas suffisamment agi pour prévenir ou réduire les risques, à démontrer que l'employeur expose ses salariés à des facteurs de pénibilité. Les délégués qui veulent s'emparer de ces prérogatives ont donc un outil pour tenter d'améliorer les conditions de travail et réduire la pénibilité des postes. Si, malgré ces remontées, l'employeur n'améliore pas la situation, le comité peut aussi saisir l'inspection du travail ou même aller voir le juge pour lui démontrer que l'employeur est défaillant par rapport à ses obligations, notamment lorsque les niveaux d'exposition sont supérieurs aux seuils légaux, et donc lui demander d'imposer à l'employeur de prendre des mesures. Pourquoi voit-on très peu ce type d'actions ? Sans doute parce que cela percute de front la préservation de l'activité économique et de l'emploi. Mais avant d'en arriver à saisir le juge, il y a d'autres actions à mener...
Lesquelles ?
Le CSE peut faire preuve de conviction pour porter ce sujet auprès de la direction et tirer les fils du dialogue social. Les solutions d'amélioration des conditions de travail peuvent être trouvées par l'employeur en impliquant les salariés et leurs représentants : meilleure organisation, alternatives techniques, plus grande polyvalence des tâches, ce qui nécessite aussi plus de compétences et, donc, une reconnaissance de la part de l'employeur. Mais c'est difficile. Pourtant, la nouvelle instance du CSE, qui met dans un faible nombre de mains différents sujets et problématiques à traiter, aurait pu conduire élus et direction à s'emparer des sujets en créant des ponts et des liens, entre les problèmes de pénibilité, d'emploi, d'environnement, d'économie. Mais mon constat, c'est que le trop grand nombre de sujets ne favorise pas cette approche. Le prisme économique (activité, salaires, emploi) prend le pas sur le reste.
Justement, que conseillez-vous aux CSE pour s'emparer de ce sujet de la pénibilité et des risques professionnels ?
Déjà, prendre conscience de l'importance de la traçabilité en matière de santé au travail, laisser des écrits de qualité est primordial. Le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) doit être conservé par les entreprises pendant 40 ans : on doit donc pouvoir remonter dans les documents pour identifier la gravité des expositions aux risques professionnels, leur fréquence et les moyens de maîtrise mis en œuvre tout au long de la carrière d'un individu (voir le schéma ci-dessous sur le DUERP et le Papripact). Donc le CSE doit être particulièrement vigilant quant à l'inscription de ces données dans le document unique. C'est un gage pour l'avenir : le CSE fait en sorte de laisser une trace, dans le document unique, sur certaines expositions aux risques. Et lorsque cela est impossible, car c'est l'employeur qui a la main sur le document unique, le comité peut toujours consigner son analyse dans l'avis qu'il rend sur la qualité de l'évaluation des risques et la qualité des moyens prévus pour maîtriser ces risques.
Que peut dire cet avis ?
Le CSE peut notamment rapporter la réalité vécue par les salariés dans l'entreprise et la comparer avec ce qui est théoriquement prévu dans le document unique. Par exemple, le DUERP peut très bien prévoir l'utilisation de bouchons d'oreille pour réduire l'exposition au bruit mais, dans les faits, ces bouchons sont-ils disponibles et efficaces ? Ces bouchons ne risquent-ils pas de gêner le travail au point que le salarié, dans une chaîne, doit les enlever pour communiquer avec ses collègues ? Les représentants du personnel sont à même de faire ce travail d'analyse car ils connaissent les métiers et leurs conditions d'exercice. C'est une mission essentielle, à la fois pour tenter d'infléchir les risques subis et pour laisser une trace. Mais c'est un travail de fourmi, ingrat à mener sur le long terme. Et c'est un travail difficile : restituer avec précision des risques professionnels, cela suppose de maîtriser suffisamment l'écrit. Or ce sont les salariés les plus exposés, je pense au BTP, à la logistique ou au transport, qui ont, du fait de leur faible formation initiale, le plus de mal à mettre noir sur blanc les situations professionnels que, pourtant, ils vivent.
Que préconisez-vous s'agissant de la commission santé, sécurité et conditions de travail, la CSSCT ?
Au CSE d'en décider, c'est un choix politique et syndical. A mon avis, le comité peut être exigeant à l'égard de la CSSCT, mais à condition de lui donner les moyens de fonctionner. Par exemple, des élus CSE peuvent donner des heures de délégation aux membres permanents de la commission afin que ceux-ci aient le temps de réaliser des enquêtes, des inspections, d'imaginer et de formaliser des propositions de prévention, etc. Là encore, il est très important d'écrire des rapports, de consigner par écrit les situations, analyses, problèmes et propositions.
Le CSE peut lui confier des travaux exigeants, à condition de lui accorder des moyens

Toutes ces choses devront être remontées et débattues ensuite en réunion CSE, pour que cela donne lieu à des avis. L'employeur doit répondre de façon motivée à des propositions formulées par le CSE, mais encore faut-il lui adresser ces signalements, ces propositions et ces analyses ! Le nombre de fois où j'ai entendu des élus dire à l'employeur : "Mais ça, on vous l'a déjà dit plusieurs fois et rien n'a changé..." Mais il ne suffit pas de dire. Le fait de laisser une trace écrite, dans le procès-verbal du CSE, peut créer comme une corde de rappel lorsqu'un accident ou une maladie professionnelle se déclarera : un salarié atteint de surdité pourra prouver, en produisant les documents du CSE, qu'il a été exposé sans équipement de protection ou avec un matériel inadapté, afin d'obtenir une reconnaissance de son préjudice. La situation de l'employeur qui n'a pas mis en œuvre d'action de prévention, alors qu'il savait ou aurait dû savoir qu'il exposait un travailleur à un risque qui s'est concrétisé, peut caractériser une faute inexcusable. Les employeurs le savent. Donc, lorsqu'un CSE met en lumière et consigne des risques, il incite à renforcer la prévention.
(*) Cliquez ici pour télécharger le Guide Agir pour la prévention de la pénibilité, de Secafi.
(**) Alors que plus d’un million et demi de salariés disposent de points mobilisables sur un compte C2P, en 2021, seuls 18 933 ont consommé des points, soit un peu moins de 1,5% des détenteurs. Sur ces 18 933 salariés, 61% ont choisi d’obtenir des trimestres de cotisation supplémentaires pour permettre un départ anticipé ou améliorer le montant de leur retraite, alors que les demandes de formations et d’aménagements du temps de travail sont très peu nombreuses.