Avec des moyens limités, le CSE doit "optimiser" son fonctionnement pour réaliser ses missions, soutient Jean-Philippe Rodrigues, ergologue à la tête du cabinet Practis conseil. Mais peut-on parler de "management" quand il s'agit d'une instance représentative du personnel telle que le comité social et économique ? Et quelles pratiques innovantes un CSE peut-il développer ? Interview.
L'ergologie consiste à analyser le travail grâce aux apports de différentes disciplines, la sociologie, la linguistique, l'économie, la sociologie, l'ergonomie, etc. Cette démarche a été impulsée à l'université d'Aix-en-Provence dans les années 80 par le philosophe Yves Schwartz. Pour ma part, je baigne dans le milieu de la prévention des risques professionnels, du dialogue social et des instances représentatives depuis plus de 20 ans. J'ai travaillé notamment à l'Apave et à l'INRS, j'ai réalisé pendant dix ans des expertises chez Secafi et j'ai créé en 2015 le cabinet Practis conseil en 2015 à Gardanne, près d'Aix-en-Provence, mais je me déplace dans toute la France. Enfin, avec la crise sanitaire, tout s'est passé différemment...
Une période assez étrange ! J'ai connu un arrêt brutal de l'activité, mais j'ai néanmoins accompagné les élus d'un CHSCT de la Poste confrontés aux enjeux du travail pendant le confinement. Cela a débouché sur une expertise car la Poste a cherché à profiter de la situation liée au Covid-19 pour faire passer des éléments de réforme de son organisation du travail. Cette expérience m'a montré combien les établissements d'une grande entreprise (La Poste, c'est un groupe de 200 000 salariés) pouvaient être assez peu maîtres du dialogue social et de ce qui pouvait se passer chez eux, avec peu de latitude décisionnelle, peu de marges de manoeuvre.

Il y a un gros décalage entre ce qui doit être fait au plan local pour faire face à une situation de crise et ce qui est décidé au niveau du groupe. Le temps de faire redescendre des décisions prises tout en haut, la donne a déjà changé et ces décisions sont obsolètes, c'est assez frappant à constater. Par exemple, dans la situation de l'établissement que j'ai accompagné, ils se sont retrouvés à appliquer les consignes du premier document de protocole de déconfinement pour les entreprises, daté du 11 mai, au moment où ce document évoluait, avec un allègement net des mesures barrières. En ajoutant à ça le plan canicule, la Poste risquait de ne pas pouvoir faire travailler ses personnels en journée...
Moi qui ai été responsable d'une formation sur le risque infectieux à l'INRS, j'ai trouvé très bien le premier document compte tenu de ce qu'on savait sur le virus mais aussi de la difficulté de se procurer des masques. Ce protocole reprenait les principes généraux de la prévention et les protections collectives essentielles pour éviter les contaminations dans les lieux confinés. Le problème, c'est d'articuler les enjeux de protection avec le travail réel en trouvant des compromis satisfaisants sur l'organisation du travail. Or l'ensemble des dimensions du travail a disparu au profit de la seule problématique liée au Covid-19. Le protocole allégé, maintenant que la pandémie paraît maîtrisée, que nous avons des masques qu'il est recommandé de porter lorsqu'on est à moins d'un mètre d'une personne, me semble cohérent : j'y retrouve les préconisations que j'ai données moi-même dans mon expertise pour le CHSCT de la Poste.
Le virus circule toujours, mais nous sommes aujourd'hui plus outillés qu'au début de la pandémie (tests, masques, etc.) et nous pouvons tirer des enseignements de ce qui s'est passé, notamment pour enrayer les "clusters" (ndlr : foyers de contamination). Cela étant, et même si nous avons tous besoin de retrouver une vie sociale, ce traumatisme collectif que nous avons vécu va laisser des tracer pendant longtemps.
Le CSE doit prendre en charge pleinement ses missions de prévention et d'acteur en matière de santé, sécurité et de conditions de travail. Si on avait pu craindre que le passage au CSE allait tuer à jamais les CHSCT, on se rend compte, avec cette pandémie, que les questions de santé et de sécurité au travail sont tellement importantes qu'on ne peut pas les reléguer.

Ces questions sont centrales dans la vie des entreprises. Le grand enjeu du CSE, c'est de tout faire en même temps. Jusqu'à présent, et cela fait 22 ans que je suis dans le milieu, on n'avait pas développé cette approche. Avant, il y avait les questions DP, les questions CHSCT, les questions CE, comme trois silos indépendants. Aujourd'hui, le CSE redistribue les cartes...
Exactement ! Nous avons assisté à une baisse du nombre des élus et du nombre des heures de délégation. Mais justement, je vais peut être vous choquer mais il faut ici parler de management, et d'optimisation, y compris pour les représentants du personnel d'un CSE.
La question qui se pose pour le management du CSE, c'est que nous sommes en présence d'une instance particulière. Il y a certes un président, un secrétaire et des membres, mais il n'y a pas de dirigeant. Comment donc, sans dirigeant, prendre des décisions collectives et comment agir ? Bien manager les ressources de l'instance me semble essentiel : le CSE a un budget de fonctionnement, un autre pour les activités sociales et culturelles, elle a des consultations à mener, des droits de recours à un expert à utiliser, etc. Cette problématique du travail collectif des élus d'un CSE, je l'aborde dans mes formations.
La pandémie conduit le CSE à s'intéresser en même temps aux mesures de prévention pour la santé des salariés, et aux conséquences économiques et sociales de cette pandémie, avec parfois une augmentation de l'activité (comme dans le e-commerce) et souvent une chute forte de l'activité avec des difficultés financières. On le voit bien avec cette crise sanitaire : tous les sujets sont liés. Le CSE doit donc être l'occasion de développer la capacité des élus à appréhender des situations et des problèmes non plus sous un seul angle (la prévention, la finance, etc.) mais avec tous les angles. Le CSE est l'occasion de parler enfin des questions relatives au travail sans avoir de limitation dans le spectre utilisé, même s'il faut, encore une fois, faire avec une baisse regrettable du nombre d'élus et de leurs heures de délégation.
Bien sûr, mais cela se travaille ! Depuis que j'ai suivi, en 2016 et 2017, une certification en coaching d'organisation à HEC, je mélange les genres dans les formations que je propose aux élus. Dans une même salle, je fais travailler les élus en commission en organisant plusieurs tables : une commission finances, une SSCT (conditions de travail, santé sécurité), une formation, etc.

Et je fais travailler les élus ensemble sur un sujet en demandant à chacun d'apporter une contribution, puis de réfléchir au temps que cela nécessite. Mesurer le temps que l'on accorde à une question est essentiel pour définir des priorités en restant efficace. Même si on perd de la ressource, en recourant à ces outils, on peut rester efficaces. On peut certes regretter cette baisse du nombre d'élus et d'heures, mais les textes sont là.
Certes, mais dans les formations que j'ai animées en 2019, j'ai souvent observé que les élus connaissaient très mal l'accord de mise en place de leur CSE. Donc, systématiquement, je les fais travailler sur la base de leur accord. Ces élus prennent conscience de la nécessité de travailler ensemble, de structurer les analyses, d'être précis dans les approches.

Tout commence par la définition des priorités d'un mandat : pourrons-nous tout voir, tout faire, pendant les 4 ans qui viennent au rythme de 6 à 12 réunions par an ? Cela les conduit à faire des choix sur les points où ils doivent agir en priorité, à définir des indicateurs. Je leur apprends à agir sur le point de bascule qui aura l'effet le plus important. Il faut pour cela identifier ce qui va permettre d'avoir le plus grand impact.
Les accidents du travail ! Tant qu'on n'a pas identifié les enjeux financiers des accidents du travail et qu'on ne les partage pas, il est difficile d'engager une dynamique sur la prévention de tel ou tel type d'accident. Le CSE doit aller chercher informations et statistiques pour l'établissement ou l'entreprise, les comparer à celles nationales et à celles du secteur. Il en sortira une vision d'ensemble sur les populations et les établissements les plus exposés qui doit permettre d'identifier collectivement, employeur et représentants du personnel, les enjeux pour les salariés et pour l'entreprise. Tant que les élus de CSE n'arrivent pas à embarquer la direction dans une démarche, rien ne se passera. Mais l'employeur a lui-même intérêt à embarquer les élus du personnel pour faire face à ces enjeux. J'ai des amis coach qui travaillent pour les entreprises et eux-mêmes sont confrontés à cette question de "l'embarquement" des élus et des équipes, et trop peu intègrent le dialogue social dans leur stratégie d'entreprise.
Embarquer tout le monde ne signifie pas que tout le monde doive avoir le même avis. Cela signifie que tout le monde aura été acteur du dialogue social, aura participé à des échanges sur les enjeux voire à l'élaboration d'une décision. Pour participer à la vie d'une organisation, mieux vaut être "embarqué" dans le processus de décision, même si on ne partage pas les décisions finales et même si on rend un avis négatif en phase avec une approche syndicale, par exemple.
J'ai pu expérimenter cela avec la Poste car s'ils sont encore en CHSCT, une ordonnance sur mesure leur a permis d'appliquer les délais réduits de consultation pour le CSE. Je me suis donc retrouvé à retrouver devoir faire une expertise en 8 jours.
Nous sommes de vieux briscards, nous savons faire, d'autant que je connaissais déjà l'organisation.

Mais le risque est que ces délais aberrants deviennent une habitude, et qu'on nous dise : "Puisque vous pouvez faire en 8 jours, continuez !". En revanche, comment peuvent s'en sortir des élus qui ont peu d'expérience, dont l'analyse du travail et des risques n'est pas le métier et qui n'ont eu que très peu de formation sur le mandat ? Et puis surtout, dans notre cas, l'employeur n'a malheureusement pas tenu compte de nos recommandations pratiques (sur l'organisation adaptée à la crise sanitaire et aux fortes chaleurs), car la Poste a d'abord voulu faire passer sa réforme structurelle pour modifier la durée journalière de travail. S'ils l'avaient présentée hors crise sanitaire, cette réforme aurait exigé une consultation plus longue du CHSCT. Le Covid a été un accélérateur des restructurations...
J'ai très souvent entendu en formation des élus me répondre : "C'est bien de nous dire d'aller au contact des salariés, mais ils ont peur de venir nous rencontrer, car ça veut dire qu'ils ont des choses à dire aux syndicats". La pratique de la visioconférence donne de nouvelles perspectives en permettant d'organiser des choses difficiles à mettre en oeuvre en situation "physique". Un CSE peut par exemple mener en visio des entretiens collectifs avec des salariés : une heure de visio avec une dizaine de salariés donne à un élu beaucoup d'informations utiles qu'il aurait eu sans doute plus de difficulté en recueillir directement. Les élus peuvent combiner les deux, les avantages du présentiel et ceux de la visio. Par ailleurs, je pense que la période de confinement et de télétravail va peut-être amener les élus à structurer davantage les inspections sur les conditions de travail des salariés dans les locaux des entreprises, une possibilité de visite pas assez employée à mes yeux.
► En complément de cet entretien écrit, vous pouvez écouter un extrait sonore de Jean-Philippe Rodrigues dans le dernier épisode de notre podcast Le Micro Social.