Invitées à s’exprimer par la délégation des entreprises du Sénat, quatre des cinq organisations syndicales représentatives (FO n’a pas pu participer à la table ronde) ont livré leur vision sur l’organisation du travail et du management au regard de la crise sanitaire et de ses conséquences sur la santé des salariés, le jeudi 11 mars.
Le sujet était large, trop large sans doute : les nouveaux modes de travail et de management. Sous entendu : quels sont les enjeux pour le monde du travail de la crise sanitaire ? En pratique, les interventions des syndicalistes ont tourné autour des questions de l’organisation du travail et de ses conséquences sur la santé des salariés, alors que le Sénat doit entamer en avril la proposition de loi sur la santé au travail adoptée en première lecture par les députés suite à l’accord national interprofessionnel de fin 2020.
Sur fond de crise sanitaire et sociale, c’est une angoissante montée des périls qu’ont décrit les représentants syndicaux. Ceux-ci constatent la recherche continue de la performance productive et financière, avec « l’illusion que grâce à un outil ERP (progiciel de gestion intégrée), 10 dirigeants peuvent prendre des décisions pour toute une entreprise », fustige Gérard Mardiné (secrétaire général de la CFE-CGC).
Ils voient aussi non sans inquiétude la croissance du digital inciter certains grands groupes à cantonner les salariés chez eux avec « des effets délétères », pointe Pascale Coton (vice présidente CFTC). Les dégâts opérés par le lean management continuent, alors que les réorganisations d’entreprise se multiplient, comme le souligne Bénédicte Moutin (CFDT), sans oublier un travail « de plus en plus normé et affadi » pour Fabrice Angéi (CGT).

Face à ces tendances lourdes, les responsables syndicaux plaident au contraire pour une revalorisation du collectif et du management opérationnel. « De nombreuses voix dénoncent aujourd’hui les dangers d’un management agile supprimant l’encadrement intermédiaire. C’est un mode de gestion très équilibriste. Bien sûr, la capacité à réagir est une force pour s’adapter à l’imprévu, mais c’est une faiblesse dès qu’il s’agit de pallier un manque d’organisation » analyse Gérard Mardiné (CFE-CGC). Il est rejoint par Fabrice Angéi (CGT) : «Il ne faut pas laisser les outils numériques piloter l’activité. Les salariés sont en demande d’un management opérationnel qui sait organiser, encadrer, fixer des priorités ». Bénédicte Moutin (CFDT) est sur la même ligne : « Il faut repositionner l’activité des managers sur la conduite du travail des salariés et sur l’organisation du travail ».

La crise actuelle devrait inciter les entreprises à opter pour une autre approche que la seule recherche d’économie de coûts ou de marge financière, plaide le secrétaire général de la CFE-CGC : « Le management par la confiance devrait être la règle, car il permet un travail de qualité, de mobilier le corps social et d’éviter les risques psychosociaux » et donc le coût des maladies professionnelles et de l’absentéisme. Cette mue serait largement favorisée, souligne-t-il, par un changement du mode de gouvernance, si le législateur se décidait enfin à faire entrer en grand nombre des représentants des salariés dans les conseils d’administration…
Le recours actuel massif au télétravail est aussi porteur de dangers s’il s’agit de rendre la présence physique des salariés non indispensable dans l’entreprise, met en garde Pascale Coton (CFTC) en soulignant que ce n’était pas du tout la philosophie de l’accord de fin 2020 sur le télétravail. Les risques psychosociaux demeurent mal appréhendés par les employeurs, renchérit Bénédicte Moutin (CFDT).
Mais si le constat des périls est partagé par les organisations syndicales, il n’en va pas de même sur l’analyse de la réponse apportée à ces problématiques par le dernier accord sur la santé au travail, accord national interprofessionnel (ANI) dont la transposition législative est en cours de discussion au parlement. Pour Fabrice Angéi (CGT), ce texte tend à déresponsabiliser les employeurs en transférant au salarié la responsabilité de veiller à sa santé au travail.

Pour Bénédicte Moutin (CFDT), c’est au contraire un accord porteur de sens qui vise à faire basculer la tradition française de priorité donnée à la réparation pour lui substituer une prévention. « La transposition de l’accord dans la proposition de loi est conforme, mais il reste difficile de transcrire dans la loi des notions comme la culture de la prévention des risques », nuance la syndicaliste. Gérard Mardiné (CFE-CGC) n'est pas de cet avis. Pour lui, la PPL santé au travail est une transposition incomplète de l’accord de fin 2020 : « La prévention primaire ne ressort pas suffisamment (…) Et il est dommage qu’elle prévoit des ordonnances sur un point comme l’avenir du réseau de l’Anact, qui mérite une discussion ».
Au passage, Bénédicte Moutin déplore que les entreprises n’accordent pas au document unique d’évaluation des risques (DUER) la place qui lui revient : « Ce document est trop peu actualisé, car on le considère comme un catalogue, un document administratif à produire en cas de contrôle. Mais le DUER ne doit pas juste répondre à une obligation juridique, ce doit être une évaluation des risques en lien avec la vie réelle de l’entreprise ».

La CGT propose d’ailleurs de verser tous ces documents uniques dans une base commune, qui pourrait être les Carsat (caisses d’assurance retraite et de santé au travail), « afin que soit assurée la traçabilité des risques subis par les salariés et que puisse être élaborée une politique de prévention globale pour le monde du travail » (1). Pour Pascale Coton (CFTC), cette traçabilité passe par un « carnet de santé au travail » que le salarié conserverait d’une entreprise à l’autre et qui consignerait ses expositions à la pénibilité (voir notre article sur le "passeport santé" prévu par la PPL).

Les syndicats se rejoignent en revanche pour déplorer l’occasion manquée de l’accord sur la qualité de vie au travail (QVT) de 2013. « C’était un accord limité à 3 ans. Cela n’a pas incité les entreprises à s’engager à négocier », déplore Bénédicte Moulin (CFDT). « Les négos QVT tournent trop souvent à l’accompagnement des transformations des entreprises », critique Fabrice Angéi (CGT).
« Cet accord n’a bénéficié d’aucun suivi. Trop peu d’entreprises ont négocié sur le sujet, et quand elles l’ont fait, cela a donné lieu à des négos à tiroir sur le télétravail, les RPS, c’est dommage. La QVT est un enjeu fort pour la modernisation des entreprises, il faut relancer une négociation sur le sujet », insiste Pascale Coton (CFTC) qui recommande aussi une approche par branche de la santé au travail mais aussi une reconnaissance des maladies psychiques (RPS, burn out) liées au travail.
(1) En l'état actuel, la proposition de loi sur la santé au travail prévoit l'archivage des versions successives qui devront être rendues disponibles pendant 40 ans minimum pour les salariés et l'inspection du travail. Les entreprises devront les transmettre au service de santé au travail mais elles n'auront pas d'obligation de transmettre à un organisme national. Une proposition d'amendement en ce sens a été rejetée à l'assemblée.