Première saisine pour manquement à la loi sur le devoir de vigilance : une jurisprudence pour 2020 ?

25.10.2019

Le 24 juin dernier, les ONG Les Amis de la Terre France et Survie, aux côtés de quatre partenaires ougandais, mettaient en demeure Total de réviser son plan de vigilance et de l'appliquer de façon effective dans un délai de 3 mois, sous peine de porter l'action en justice. Dont acte.

Dénommé "Tilenga", le projet ougandais de la société pétrolière Total prévoit de forer 419 puits de pétrole au sein de l’aire naturelle protégée des Murchison Falls, au cœur de la région des Grands Lacs. Pour les ONG, qui ont saisi le juge en référé au vu de "l’urgence sociale et environnementale de la situation",  l'acquisition massive de terres et le déplacement des populations provoqué par ce projet, font courir de nombreux risques d’atteintes graves aux droits humains et environnementaux. Elles déplorent qu'en dépit de ces risques, aucune mesure de vigilance spécifique concernant ce projet ne soit mentionnée dans le plan de vigilance de l’entreprise.
L’absence de mesures de vigilance spécifiques
Des atteintes aux droits humains constatées dans le cadre des activités d’acquisition de terres et de réinstallation de la population
Pour les ONG, le plan de vigilance de Total, bien qu'actualisé en 2019, comporte encore de trop nombreuses "insuffisances manifestes", notamment en termes de cartographie des risques. Toujours selon les associations, cette cartographie aurait dû mieux identifier les risques causés par l'entreprise dans le cadre du projet Tilenga.
Précision : selon l'Agence française anticorruption (AFA), l'élaboration d'une cartographie des risques est un exercice délicat, que les entreprises peinent encore à maîtriser. En l'espèce, les ONG regrettent que la cartographie des risques de la société pétrolière présente les risques de façon trop générale, et non détaillée, et qu'elle ne les hiérarchise pas selon les activités réelles du groupe, par exemple selon :
- le secteur,
- la zone d'activité,
- la société,
- ou encore le sous-traitant ou le fournisseur.

Plus spécifiquement, ce sont les conditions d’indemnisation des populations déplacées qui sont remises en cause.

Le "Land Acquisition and Resettlement Framework" (LARF) est un document élaboré par les entreprises pétrolières et le gouvernement ougandais, qui instaure une procédure pour réinstaller les populations tout en respectant les droits de ces dernières. Or, les ONG estiment que Total ne respecterait pas son engagement à agir en conformité avec ce document : de graves manquements auraient lieu dans le cadre de la mise en œuvre des procédures de réinstallation, et porteraient ainsi atteinte aux droits humains, aux libertés fondamentales et à la santé et la sécurité des personnes.
Les associations reprochent ainsi à l'entreprise, pêle-mêle :
- le non-respect du caractère préalable de l’indemnité de dépossession des terres,
- une compensation des terres et des habitations dont le montant ne permettrait pas "d’acquérir des terres équivalentes à celles expropriées",
- des taux d’indemnisation des cultures "sous-évalués par rapport à leur valeur réelle",
- ou encore une atteinte au droit à l’alimentation des communautés affectées.
Des risques d’atteintes à l’environnement
Enfin, Les Amis de la Terre et Survie s'appuient sur des rapports d'associations ougandaises, pour affirmer que l'étude d'impact social et environnemental menée par l'entreprise ne prend pas en compte tous les risques existants, ou ne les évoque que trop sommairement.
 
Ainsi, alors que le projet se trouve pour grande partie au sein même d’un parc naturel (traversé par le Nil Victoria et sous lequel doit passer un oléoduc) et comprend un système de zones humides, importantes pour la conservation des oiseaux, dont des espèces rares, vulnérables et menacées, il n'existerait pourtant aucune mesure adéquate pour prévenir, minimiser et atténuer ces risques environnementaux, alors même que l'étude menée par Total indique que le parc national est "écologiquement important pour un certain nombre d'espèces menacées aux niveaux mondial et régional".
Il en va de même pour les risques liés au pompage de l’eau du lac Albert, et des conséquences notamment sur la vie aquatique présente au sein du lac.
Remarque : le pompage du lac est en plus susceptible de réduire les activités de pêche des communautés locales dont la pêche représente un moyen de subsistance.
Pour l'ONG, l'étude d'impact ne comporte aucune mesure d’atténuation des effets indirects.
Pour Total, un plan de vigilance conforme à loi
Une approche "générale" et par "typologie des risques" suffisante pour Total
Pour la société, qui a répondu à la mise en demeure le 24 septembre, il n’y a pas lieu de modifier le contenu du plan de vigilance, ni de réévaluer sa mise en œuvre. Elle estime que la loi sur le devoir de vigilance ne retient qu’une approche générale "par typologie des risques", et ne prévoit pas une publication des risques projet par projet.
Son plan de vigilance identifierait les risques résultant de ses activités, tant au niveau des droits humains, des libertés fondamentales, de la santé et la sécurité des personnes et de l’environnement, ainsi que les mesures de prévention destinées à y remédier.
 
D’autre part, la gestion des risques associés à ses opérations ne relèverait pas du compte-rendu du plan de vigilance, mais de la mise en œuvre de plans d’actions.
Enfin, la société assure que les parties prenantes sont informées et consultées à chaque étape de la mise en œuvre du projet.
Des mesures jugées insuffisantes par les ONG, qui utilisent alors l’opportunité offerte par la loi sur le devoir de vigilance pour saisir le juge.
Vers une première jurisprudence en la matière ?
Quatre mois après la mise en demeure, Total est donc assigné en référé devant le tribunal de grande instance de Nanterre pour manquement à la loi sur le devoir de vigilance, puisque pour les ONG, les "insuffisances manifestes" du plan demeurent,  de même que l'absence de "mise en œuvre effective".
Mais des critiques émanent également de l'association Avocats Sans Frontières (ASF), qui estime le mécanisme de plainte mis en place par Total non indépendant : il manquerait des « garanties pour assurer l’impartialité du mécanisme » afin de répondre aux normes internationales d’un recours effectif.
Remarque : il s'agit d'une année noire pour Total, qui s’est retiré de la liste des partenaires du comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (Cojo) de Paris 2024, avant que la ville de Paris décide de ne pas retenir la société comme sponsor des Jeux, qu’elle souhaite voir  « neutres en carbone », et avec « 100% d’énergie renouvelable pour l’organisation », ce qui sous-entendait l’exclusion des énergies fossiles. Le mécénat de l'entreprise en faveur du Louvre a aussi été remis en cause par certaines ONG vertes.
Rendez-vous est désormais pris pour une audience le 8 janvier 2020.
Élise Le Berre, Solution Compliance et éthique des affaires

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