Quand le Conseil d'Etat se penche sur l'histoire des états d'urgence

Quand le Conseil d'Etat se penche sur l'histoire des états d'urgence

13.12.2020

Quelle leçon tirer des états d'urgence qui ont émaillé l'histoire ? C'était l'objet d'un colloque, retransmis en ligne, tenu jeudi 9 octobre 2020 au Conseil d'Etat. Deux historiens ont tracé les liens édifiants entre la situation actuelle et la gestion des pandémies au 19e et 20e siècle.

"Un coup de tonnerre dans un ciel serein". C'est la définition de l'état d'urgence retenue au fil du colloque du Conseil d'Etat, jeudi 9 décembre (voir en pièce jointe le "dossier du participant). Comment comprendre, donc, l'apparition brutale de l'état d'urgence ? Pour répondre à cette question, le Conseil d'Etat a réuni autour du président de section, Bernard Pêcheur, deux historiens : Anne Rasmussen, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et François Saint-Bonnet, professeur d’histoire du droit à l’université Panthéon-Assas (Paris II).

De quel état d'urgence s'agit-il ? Notre droit positif distingue trois situations différentes :

  • L’état de siège, si un péril imminent résulte d’une invasion étrangère ou d’une insurrection armée ;
  • L’état d’urgence issu de la loi du 3 avril 1955, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas de calamité publique ;
  • Les pleins pouvoirs du Président de la République issus de l’article 16 de la Constitution de 1958, si l’Etat menace de s’effondrer.
 Les périls passent, mais les lois de circonstances demeurent

 

Comme le rappelle en introduction Bernard Pêcheur, animateur du colloque, « la France a été envahie cinq fois en deux siècles. L’histoire convainc donc de la nécessité de ces états. La Ve République a aussi été marquée par les émeutes, les journées révolutionnaires, les tentatives de coups d’Etat ». Peut-on pour autant en déduire que sont entrées dans le droit des lois de circonstances ? Ces dernières, on le sait, ont mauvaise réputation : elles sont considérées comme opportunistes, ces lois d’exception bâtissant  peu à peu une sédimentation législative en s’empilant les unes sur les autres au fil de l’histoire, comme l'expose Bernard Pêcheur : «Les uns pourront dire que périls passent, mais les lois de circonstances demeurent. D'autres (dont je fais partie) estimeront qu'une société doit savoir tirer les leçons d'une épreuve traversée dans la crise."

Les ripostes sanitaires font-elles exception à cette sédimentation ? Selon Bertrand Pêcheur, pas du tout, elles la renforcent encore : le domaine de la santé a motivé les mesures les plus coercitives, comme la loi du 3 mars 1922 sur la police sanitaire qui militarise la lutte contre l’épidémie de fièvre jaune. Et le Conseil d’Etat a bien validé l’utilité de l’état d’urgence dans la lutte contre le Covid-19 dans son avis de mars 2020. « L’empilement des couches législatives semble donc inexorable, c’est pourquoi il doit s’accompagner d’un contrôle des juges pour veiller à la sauvegarde des libertés », analyse Bernard Pêcheur. Mais quelles traces les guerres et les épidémies ont-elles précisément laissé dans notre droit ? Voici les réponses des historiens.

Anne Rasmussen : « Fièvre jaune, choléra, grippe espagnole : nous avons hérité de ces urgences sanitaires »

Pour expliquer les liens entre notre état d’urgence sanitaire actuel et ceux de l’histoire, l’historienne Anne Rasmussen distingue trois périodes. Celle du choléra au 19e siècle qui voit la maladie se diffuser grâce à la révolution industrielle et au développement des transports. Le pouvoir donne délégation aux autorités administratives pour appliquer le régime sanitaire à des portions de territoire.

 C'est autour du choléra qu'on met au jour les inégalités sociales face à l'épidémie

 

 

Les scientifiques apparaissent comme de nouveaux acteurs, auxquels le ministre du commerce en 1845 donne le rôle de trancher la question de la quarantaine. Enfin, Anne Rasmussen indique que « c’est autour du choléra que les hygiénistes mettent au point les données de mortalité par quartier, par type de logement, et mettent ainsi au jour les inégalités sociales face à l’épidémie ».

Deuxième période : le dernier tiers du 19e siècle. On découvre le micro-organisme comme cause de la maladie. S’abstenir d’agir vaut explosion du nombre de malades. On théorise donc la diffusion géométrique des cas, ancêtre de notre taux de reproduction du virus R0. C’est aussi dans cette période que l’action publique est pensée comme une lutte guerrière, une mobilisation de tous contre le microbe. La bactériologie emprunte le vocabulaire de la lutte armée, de même que celui de la morale attachée à la santé publique, à savoir la prédominance de l’hygiène civilisatrice.

© Conseil d'Etat

Enfin, troisième période : le moment républicain. La loi du 15 février 1902 est censée protéger la santé publique mais elle s’avère inapplicable. On voit les préfets dotés de pouvoirs supérieurs à ceux des maires, et les comités d’hygiène publics disposer de pouvoirs d’exception, pour cause d’urgence : on n’a pas le temps d’attendre.

La même loi rend la vaccination antivariolique obligatoire. «On adopte la notion de « solidarisme » justifiant la coercition légale si elle est nécessaire à la santé du plus grand nombre », rapporte l'historienne. Une notion que l’on retrouve aujourd’hui dans les appels du gouvernement à la responsabilité individuelle. Cette époque consacre elle aussi la convergence entre l’état de siège sanitaire et la grande guerre. Mais le pouvoir en place donne la priorité au conflit et à la circulation des troupes, au maintien de frontières ouvertes et aux permissions accordées aux soldats alors que l’on sait qu’ils constituent des facteurs de dissémination de la grippe espagnole.

François Saint-Bonnet, professeur d’histoire à l’université Panthéon Assas, a développé quant à lui l’évolution de l’environnement normatif de l’urgence.

François Saint-Bonnet : « La différence de nos jours, c’est que les progrès de l’Etat de droit offrent aux citoyens des voies de recours »

Pour le professeur de droit, les politiques d’état d’urgence ont varié en fonction des types de menace rencontrées : « L’état d’exception n’a aucun sens dans une monarchie absolue car le roi n’est limité par personne, aucun droit fondamental ne lui est opposable ». La révolution changera la donne en créant un cadre constitutionnel contraignant. Ne pouvant tolérer une mesure extraordinaire qui ne serait pas conforme à la légalité, on crée une légalité d’exception pouvant habiller des mesures rudes par la force du droit. « Mais la différence par rapport à la 1e guerre mondiale ou à l’Algérie, c’est que les progrès de l’Etat de droit offrent aux citoyens des voies de recours, comme le référé et la question prioritaire de constitutionnalité ». Les autorités sont donc contraintes de davantage motiver les mesures attentatoires aux libertés. Et pour compenser, elles ont tendance à invoquer l’urgence plus souvent et plus longtemps.

La lutte anti-terroriste a peu à voir avec l'urgence, c'est un combat de long terme

 

 

François Saint-Bonnet analyse également l’évolution stratégique de l’urgence. Lors d’une guerre classique, l’enjeu et le périmètre de l’état de siège sont limités. Cela se modifie avec les attentats anarchistes du 19e siècle, l’objectif des terroristes étant beaucoup moins facile à atteindre que l’invasion par la force armée d’un territoire. Les menaces deviennent donc diffuses et s’installent dans la durée. Apparaissent donc de nouvelles politiques dotées de services comme les renseignements. « Mais les frontières entre le normal et l’exceptionnel se brouillent, la situation n’est pas vraiment critique, mais elle n’est pas vraiment calme non plus. C’est dans ce contexte qu’on met en œuvre les états d’urgence de 2015 et de 2017 pour ensuite les faire entrer dans le droit commun. Or, la lutte anti-terroriste a peu à voir avec l’urgence car c’est un combat de long terme ».

© Conseil d'Etat

Pour le professeur de droit, la formule « Je déclare l’état d’urgence » est devenue performative : elle est destinée à donner l’impression qu’on agit alors qu'elle ne donne pas lieu à une action très dense : « De janvier 2016 à octobre 2017, on comptabilise un très faible nombre de perquisitions et d’assignations à résidence, et on agit par le renseignement. » Car la lutte contre le terrorisme ne relève pas de l’urgence mais est devenue une politique publique, et la lutte contre l’épidémie n’est pas davantage exceptionnelle : elle est une lutte extraordinaire, au sens où cette situation appelle une manière particulière de conduire une politique publique. Et François Saint-Bonnet de conclure : « La notion d’exception vient de « ex capere », à savoir « hors de prise ». Ni l’épidémie ni le djihadisme ne le sont, même s’ils ne sont pas encore des victoires ».

Marie-Aude Grimont

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