A une semaine de la fin du confinement, le ministère du Travail a publié dimanche 3 mai un protocole de déconfinement. Ce document de 22 pages dresse une liste de préconisations et de conseils pour la reprise du travail dans les entreprises. Nous avons interrogé plusieurs spécialistes de la santé au travail pour savoir ce qu'ils pensent de ce "protocole". Voici leurs réponses.
Intervenant en prévention des risques professionnels auprès d'entreprises mais aussi de CSE, enseignant à l'université de Nice et juge au pôle social du tribunal judiciaire de Digne-les-Bains, Yves Morand dirige Proconsec, un cabinet de conseil et de formation en santé et sécurité au travail basé dans les Alpes-de-Haute-Provence. Quand nous le contactons, la première réaction de cet homme qui a son franc parler est de souligner le profond décalage entre ce qui est édicté par le gouvernement et les réalités de terrain.
A ses yeux, la crise sanitaire que nous traversons fait perdre les repères rationnels voire tout bon sens, à la fois au gouvernement qui édicte des règles qu'il juge "technocratiques", inopérantes et inapplicables, mais aussi à certains employeurs qui mettent en place des mesures qu'il juge "absurdes" (suppression de toilettes et de vestiaires, obligation faite aux salariés de venir directement en tenue de travail) et qui consultent les CSE sur des protocoles très contestables à la fois en termes de sécurité et de droit du travail. "Je pense à un CSE qui m'a interrogé sur le fait de demander à chaque salarié de se passer du gel hydroalcoolique sur les mains chaque quart d'heure. Et les risques de maladie de peau ? Franchement, les gens finissent par être perdus", soupire-t-il.
Justement, le protocole de reprise d'activité conçu par le gouvernement (lire notre article) ne permet-il pas de fixer quelques repères utiles ? L'expert en doute.

"Au lieu d'imaginer des choses très compliquées à mettre en place avec cette règle de 4m2 par personne venue on ne sait d'où, il aurait été plus simple d'imposer le port du masque au travail. Regardez ce qui se fait en Asie", nous répond Yves Morand en critiquant au passage la multiplication des questions-réponses du gouvernement, sorte de droit mou constamment révisé que tout le monde peine à suivre.
Quid de la prise de température déconseillée par le gouvernement mais qui la laisse possible sous certaines conditions ? "J'y suis tout à fait hostile. Cela nécessite de modifier au préalable le règlement intérieur, et pour quel résultat ? Faire prendre la température par des personnes qui ne sont pas des professionnels pose le problème de l'interprétation du résultat. Et que faire si le salarié refuse de s'y soumettre ?" Pour finir, Yves Morand en revient au basique : gel et masque.

Médecin du travail et secrétaire général du syndicat national des professionnels de la santé au travail, Jean-Michel Sterdyniak rappelle que le corps médical s'est prononcé pour le port généralisé du masque. Il note également que le document fait référence à des masques grand public, un point non satisfaisant à ses yeux pour la santé publique. "Ce protocole est un catalogue de mesures dont certaines peuvent être pertinentes, mais tout cela doit être replacé dans notre contexte actuel : incite-t-on au télétravail ou bien, comme le ministère du Travail m'en donne l'impression, à la reprise du travail dans les locaux des entreprises ?" Le médecin se montre également critique à l'égard de la règle de 1 mètre de distanciation : "Faire travailler deux personnes à un mètre de distance ne les protège pas d'une éventuelle contamination".

Anne-Michèle Chartier est médecin du travail et responsable du syndicat CFE-CGC des médecins du travail. Nous l'avions appelée au tout début de l'épidémie du Covid-19. Quand nous reprenons contact avec elle, Anne-Michèle Chartier livre un regard plutôt positif sur le protocole gouvernemental : "Il clarifie certaines choses. Par exemple, il est clairement rappelé que les entreprises ne peuvent pas tester leur personnel au Covid-19. La partie sur la prise de température est plus ambiguë mais tout de même déconseillée. Elle n'est pas très utile de toute façon".
Quant à la surface minimum requise par salarié (4m2), la médecin du travail juge que c'est un minimum : "La distance à respecter entre deux personnes est bien de 1 mètre à 1 mètre 50. Si je suis tout seul dans un bureau ou un espace, pas besoin de porter un masque mais à mon sens, dès que je parle à quelqu'un, je dois en mettre un". Sur la partie des flux de circulation dans l'entreprise, la médecin du travail estime là encore justifiée la préconisation d'un sens unique quand c'est possible, spécialement dans les commerces.

La surface de 4m2 par salarié suscite les vives critiques d'Alexandre Milheiras, expert santé sécurité et conditions de travail au sein du cabinet Arete : "La recommandation de l'INRS, qui est toujours valable, est de 10m2 par personne. Donc, 4m2, cela paraît très peu. Cette mesure autorise par exemple des personnes à travailler sept heures par jour en n'étant qu'à 1 mètre les unes des autres", analyse l'expert. Pour un open space où travaillent habituellement 30 personnes, il faudrait plutôt n'envisager la présence que de 10 personnes, avec des rotations, poursuit l'expert.

Surtout, ce dernier insiste sur le fait qu'il ne peut pas y avoir de norme rigide et commune : "La densité acceptable ne peut pas être la même pour tous et pour toutes les entreprises, cela dépend de l'activité, des métiers, de la disposition des étages, etc.". Pour les entreprises de service, le télétravail va rester de mise, nuance Alexandre Milheiras, et le défi des prochaines semaines va plutôt consister à prévoir que des salariés puissent revenir ponctuellement dans les locaux afin de redonner vie au collectif du travail. Pour le reste du document, l'expert semble plus indulgent : "La structuration n'est pas mal, et le doc est relativement complet. Il réussit à traiter à la fois la question des espaces de travail, du nettoyage des locaux, des équipements individuels".
Après avoir soigneusement épluché le protocole écrit par le gouvernement ce lundi matin, Yoann Rousselle, intervenant en risques professionnels et formateur à Strasbourg au sein de la coopérative Antigone (dont il est lui-même élu du CSE), estime qu'il s'agit d'un document "assez simple, plutôt facile à lire, et qui respecte les principes principaux de la prévention des risques".

La référence aux 4m2, basée sur l'avis récent du Haut conseil de la santé publique, ne le fait pas tiquer : "Au regard du risque de contamination par postillon qui peut dépasser un mètre, c'est cohérent. Mais cela va être difficile à respecter pour les entreprises ayant de nombreux salariés sur un même site". Le rappel des principes de précaution comme le port d'équipements de protection individuels tels que les masques aurait gagné à être plus pédagogique, selon ce préventeur qui prend l'exemple du BTP et du port de gants pour la protection contre les accidents : "Les jeunes n'ont pas de problèmes à mettre des gants, alors que pour les anciens, il fallait s'habituer. C'est pareil pour le masque. Cela change les habitudes". Son bémol le plus sérieux concerne le rôle du CSE et le dialogue social, quasiment absents du document : "Les auteurs auraient pu souligner l'importance d'un dialogue social de qualité dans cette période de reprise de qualité. Le CSE peut suggérer des pistes d'amélioration pour mieux assurer la sécurité des salariés".

Ce point fait aussi bondir Jonathan Cadot, avocat au cabinet Lepany & associés. "En ce moment, on n'arrête pas de dire qu'il faut évaluer les risques, et associer les représentants du personnel du CSE et de la CSSCT à l'élaboration et à la mise à jour du document unique, comme l'a rappelé la cour d'appel de Versailles pour Amazon. Et là, absolument rien sur le rôle des instances représentatives. Quand on lit le document, on a l'impression qu'il n'y a pas de représentants du personnel en France. Cette défiance à l'égard des élus du personnel, nous l'avons déjà sentie dans la justification apportée au raccourcissement des délais dont dispose le CSE pour rendre un avis sur la reprise d'activité", poursuit cet avocat qui intervient souvent pour les salariés, les CSE et les syndicats (il représente la CFDT dans l'affaire Amazon).
Alors que le déconfinement et la reprise d'activité s'annoncent délicats dans de nombreuses entreprises, "ne pas impliquer les élus risque de provoquer en retour l'exercice de droit de retrait voire le déclenchement d'une expertise pour risque grave", met en garde Jonathan Cadot. Certes, admet-il, le protocole du gouvernement peut avoir le mérite de fixer les choses, mais il ne faudrait pas qu'un employeur s'en tienne à ce seul document "et ne prenne pas en compte la particularité de son activité et de ses locaux".
D'autant que ce document n'a, à ses yeux, pas de force obligatoire et ne liera pas un juge. Pour cet avocat, le CSE et son expert éventuel doivent pouvoir suivre la reprise et vérifier les conditions réelles de travail, alors que le décret laisse penser que les élus ont 8 jours pour se prononcer sans pouvoir revenir ensuite sur le sujet....