Médecin du travail ayant exercé à Brest jusqu'en 2019, Quentin Durand-Moreau est professeur adjoint de médecine du travail à l'université de l'Alberta, au Canada, et mène une activité de recherche sur la Covid en milieu de travail. Nous l'avons interrogé par mail sur les récentes annonces du gouvernement français relatives au passe sanitaire et à la vaccination. Interview.
Je suis médecin du travail et j'ai exercé comme médecin du travail au centre de pathologies professionnelles, ainsi que pour le personnel du CHRU de Brest entre 2013 et 2019. Depuis 2019, je travaille comme professeur adjoint de médecine du travail dans la division de médecine préventive à l'Université de l'Alberta, à Edmonton, au Canada. J'ai une activité clinique, de recherche (notamment sur les risques psychosociaux, les cancers professionnels, et maintenant, la Covid en milieu de travail), d'enseignement (je suis notamment responsable de la formation post-graduée des médecins du travail pour notre université). Je suis membre du comité scientifique de la Société française de médecine du travail et de son équivalent américain (l'American college of cccupational and environmental medicine), et je suis co-responsable du comité scientifique sur les risques psychosociaux au sein de la Commission internationale de la santé au travail.
Il y a eu un changement majeur dans les connaissances scientifiques sur la Covid 19 ces derniers mois, probablement matérialisé par la publication en mai 2021 d'un court article coordonné par Trish Greenhalgh, professeure de médecine à Oxford, dans le Lancet (Ndlr : lien ici). Il est maintenant bien établi que la transmission du virus se fait principalement par aérosol, et non par les mains. Cela change la donne en termes de mesures de prévention. Si l'hygiène des mains est importante, il est plus que probable que la ventilation des locaux soit, en fait, bien plus importante. La notion même de "geste barrière" était basée sur cette transmission que l'on croyait essentiellement manuportée, et qui a donné lieu à tout un tas de dispositifs, dont l'efficacité a été ensuite évaluée, pour montrer que quand ils n'aggravent pas la transmission, ils ne sont pas efficaces.

Concrètement, on sait que les panneaux de plexiglas ont pu aggraver les choses en ayant une influence néfaste sur la ventilation. Le fait est que pendant des années, on croyait - sans beaucoup de preuves - que les coronavirus se transmettaient par les mains, et en fait, c'est plutôt par l'air. Les entreprises ont certainement pas mal investi au départ de la pandémie dans ces plexiglas et dans des litres de solution hydroalcoolique, en toute bonne foi et véritablement désireuses de faire au mieux pour protéger leurs clients et leur personnel. Mais il y a eu beaucoup de retard à reconnaître cette transmission aérienne prédominante, qui implique d'autres mesures de prévention, avec la ventilation, puis à l'échelle individuelle, des masques. Maintenant, je n'ai pas d'information sur le fait que les variants se transmettraient différemment. L'impact va plus être en termes de gravité de l'infection, de la facilité à se transmettre, et sur l'efficacité du vaccin. Mais je dis cela avec les réserves sur la rapidité avec laquelle les connaissances scientifiques évoluent, et avec le volume d'articles scientifiques qui est considérable. Un infectiologue vous donnerait plus de précisions sur ce sujet.
Le Québec a obligé les travailleurs de la santé à se faire vacciner, ou bien à se faire tester pour la Covid trois fois par semaine. Au 11 juillet, presque 70% des travailleurs de la santé au Québec avaient reçu toutes leurs doses de vaccin. Si ce n'est pas stricto sensu une obligation vaccinale, disons que l'alternative rend le processus très incitatif.

Ne travaillant pas en France, je suis les choses d'un peu plus loin, mais j'ai trouvé les annonces très confuses, avec des obligations qui s'appliquaient dans certains secteurs, mais pas dans d'autres comme l'agroalimentaire (à moins qu'il y ait eu un rectificatif, ce qui est possible). C'est un secteur d'activité sur lequel on s'était penchés avec un groupe de collègues, et sur lequel nous avons publié, car il est à fort risque de dissémination de la Covid. J'ai un peu du mal à suivre la logique française à ce sujet, et j'ai l'impression de beaucoup de précipitation. Ensuite, on ne peut pas voir la question du passe sanitaire uniquement du point de vue médical.

Ce n'est d'ailleurs pas le QR code ou un bout de papier qui protège effectivement les travailleurs. On sait déjà qu'il y a de la fraude pour obtenir un passe médical. L'accent est mis quasi exclusivement sur la vaccination, qui est finalement une responsabilité à prendre individuellement pour protéger le collectif. Se faire vacciner est un acte profondément altruiste : je me vaccine contre une maladie que j'ai peu de chances d'avoir ou qui sera probablement peu grave pour moi, mais je me vaccine pour protéger les gens autour de moi qui sont peut être à plus haut risque et pour contribuer à réduire la diffusion de la pandémie, ou encore réduire le risque de sélectionner des variants supplémentaires etc.

Néanmoins, il existe en France une défiance historique dans le système de santé, du fait de la gestion pas toujours très bonne de scandales sanitaires (le sang contaminé, par exemple), et en particulier sur le plan vaccinal. Après la campagne de vaccination H1N1 qui s'était faite dans des conditions discutables, la proportion de personnels hospitaliers qui s'est fait vacciner contre la grippe saisonnière a drastiquement diminué. Il reste également toujours dans l'esprit de beaucoup l'idée, (totalement fausse !) que le vaccin hépatite B donnerait la sclérose en plaque....
La mise en place confuse et précipitée d'une obligation vaccinale me paraît assez risquée à moyen et long terme. D'un côté, on a réussi à produire dans un temps record des vaccins sûrs et efficaces en utilisant l'ARN messager.

Il s'agira peut-être de l'une des plus belles découvertes dans l'histoire de la médecine, notamment par le délai incroyablement court entre l'identification du virus et la distribution de vaccins effices. Néanmoins, la "technologie ARN" peut faire peur si on ne comprend pas bien ce qu'est l'ARN), si on mélanges les choses avec l'ADN. Mais une partie de la population a des craintes, des craintes qu'une obligation vaccinale ne va pas intrinsèquement lever. Pire, cela peut renforcer la fraude au passe sanitaire et le sentiment de défiance d'une partie de la population. Enfin, globalement, si on n'informe pas correctement, on risque d'avoir aussi, comme on l'a vu après H1N1, une baisse de l'adhésion à la vaccination.

Du coup, c'est une question qui devrait aussi être discutée du niveau du droit, et qui devrait faire participer les citoyens. Le Canada n'a pas misé sur l'obligation vaccinale pour le moment car l'incitation et l'éducation fonctionnent relativement bien. Il faut dire que le Canada a comporté beaucoup moins de voix très controversées comme celles du type Pr Raoult, du Pr Perronne, du Dr Fouché etc. Les journalistes qui ont considéré que le leur travail se limitait à ouvrir leur micro aux voix discordantes sans réellement documenter les aspects scientifiques ont très certainement contribué à semer le doute dans la population, qui se traduit par une hésitation vaccinale relativement forte.
Il faut déjà voir si le texte est adopté. Je doute que l'on puisse dire que ce serait proportionné du point de vue du droit, si c'était un principe indiscutable et valable en tout lieu et toute circonstance, mais c'est davantage à un juriste de se prononcer sur ce point précis. Il y a des situations dans lesquelles les salariés ne produisent pas d'anticorps pour une vaccination obligatoire en milieu professionnel, comme l'Hépatite B, et on ne les licencie pas pour autant. Les médecins du travail évaluent le risque et mettent en place une surveillance, ou bien peuvent recommander un changement de poste.

Dans l'absolu, on peut imaginer qu'un soignant pas vacciné puisse faire un changement de poste et aller sur un poste non exposant. Maintenant, pour connaître un peu la réalité des réaffectations en milieu hospitalier, il y a un monde entre cette théorie et la pratique. Je veux être clair, je pense fermement qu'il faut que les soignants soient tous vaccinés. Maintenant, on ne peut pas appliquer cette volonté sur une population qui se questionne, dans un contexte historique de défiance, sans réel plan d'éducation à la santé ou d'éducation scientifique. On ne peut pas être dans un pays qui facilite aussi bien les "médecines alternatives" et l'homéopathie (y compris au niveau universitaire, ce qui est parfaitement incompréhensible), avec des instances nationales très complaisantes avec ces exercices "alternatifs" non basés sur des preuves, et ensuite se plaindre que les soignants n'adhèrent pas 100% à la vaccination.

Le risque est que ce soit le droit qui s'applique, autrement dit que des décisions soient annulées, des licenciements jugés disproportionnés, et qu'in fine, les personnes rétives à la vaccination disent : "Voyez, on a eu raison de pas se faire vacciner", ce qui serait probablement bien plus problématique. Il faut penser à l'effet au long terme, au fait qu'on pourrait avoir besoin de revacciner, à une hypothétique prochaine pandémie... Le "vite fait mal fait" risque de poser des problèmes.
La vaccination n'est qu'une des mesures de prévention. Il ne faut pas perdre de vue l'ensemble de la hiérarchie de contrôle, dans laquelle il faut aussi tenir compte des moyens de contrôle collectifs.

Il est bien plus commode de faire peser la responsabilité sur chacun d'aller se faire vacciner, que de mettre en place un plan d'évaluation de la ventilation dans les bâtiments publics. Combien cela risque de coûter ? Quelles dépenses de maintenance préventive (la ventilation, c'est comme votre aspirateur qui se bouche, ou duquel il faut changer le sac régulièrement...) ? Je fais l'hypothèse qu'il est plus commode pour un gouvernement de jeter un voile pudique sur ces questions et de s'en remettre uniquement à la vaccination. Le risque est qu'en faisant cela, et en retirant les autres moyens de prévention, on ne ralentit pas aussi bien la progression de la pandémie, et on ne réduit pas aussi bien les chances d'avoir de mauvais variants. Il y a aussi l'idée que la prévention en entreprise reposerait effectivement sur la responsabilité du travailleur à se faire vacciner, tandis que l'employeur n'aurait pas les mêmes obligations et contraintes en termes de prévention collective.
Comme je l'ai dit plus haut, ce n'est pas aux médecins de décider seuls. Cela doit se faire au regard du droit, et avec un débat démocratique. Je ne suis personnellement pas super fan de l'engouement à retirer le masque, alors qu'aux États-Unis, bien des juridictions sont en train de réinstaurer l'obligation du port du masque en ce moment.

Je serais d'avis qu'il vaut mieux se dire que le masque avec le vaccin protègent mieux, et qu'il faudra probablement garder l'habitude du masque dans les lieux mal ventilés, en intérieur, encore pour un certain temps. En extérieur, bien ventilé, comme sur la tribune présidentielle du 14 juillet, porter un masque n'a pas grand intérêt.