Refus d'entrée aux frontières intérieures : le Conseil d'État ajuste sa jurisprudence en faveur de l'administration

30.04.2021

Pour le juge des référés du Conseil d'État, les dispositions autorisant l'administration à opposer un refus d'entrée aux frontières intérieures aux étrangers qui s'y présentent ne sont pas manifestement incompatibles avec le droit de l'Union.

Par une ordonnance du 23 avril 2021, le juge de référés du Conseil d’État rejette la requête de plusieurs associations qui demandaient la fermeture immédiate des locaux de la police aux frontières affectés à la mise à l’abri des migrants auxquels un refus d’entrée est opposé. Il juge notamment que :

  • les dispositions législatives autorisant le préfet à refuser l’entrée sur le territoire n’apparaissent pas, de manière manifeste, incompatibles avec le droit de l’Union ;

  • les modalités pratiques de mise à l’abri et de rétention provisoire des migrants ne portent pas atteinte à leurs droits.

Cette ordonnance, qui n’est pas publiée au recueil Lebon, colmate une brèche ouverte par une décision du Conseil d’État du 27 novembre 2020 (CE, 27 nov. 2020, n° 428178). Elle en nuance en effet la portée en opérant une distinction entre les personnes étrangères appréhendées après avoir franchi la frontière et celles qui se présentent à la frontière et qui ne l’ont pas encore franchie. Dans ce second cas, pour le juge des référés, le refus d’entrée est compatible avec le droit de l’Union.

Pas d’application de la directive « retour » aux migrants qui se présentent à la frontière

Pour le juge des référés du Conseil d’État, si la situation des migrants appréhendés lors d’un franchissement illégal de la frontière intérieure relève de la directive « retour », celle des migrants qui se présentent à la frontière sans l’avoir encore franchie y échappe et ce sont les dispositions du code frontières Schengen qui s’appliquent. En opérant cette distinction, le juge des référés du Conseil d’État vient donc limiter la portée de la décision du 27 novembre 2020, rendue en formation collégiale et publiée aux tables du recueil Lebon.

Dans cette décision, la Haute juridiction avait en effet jugé, en s’appuyant sur l’arrêt « Arib » de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 19 mars 2019, aff. C-444/17), que « l'[ancien] article L. 213-3-1 du [Ceseda, désormais L. 332-3], en ce qu'il permet, en cas de réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures prévue par le code frontières Schengen, d'opposer un refus d'entrée à un étranger qui a pénétré sur le territoire métropolitain en franchissant une frontière intérieure terrestre alors que lui sont applicables les dispositions relatives au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier prises pour la transposition de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008, est incompatible avec les objectifs de celle-ci ».

Or, le juge des référés, qui fait sienne l’argumentation du ministre de l’intérieur, oppose le fait que ni cet arrêt de la CJUE, « ni d'ailleurs davantage l'arrêt du 7 juin 2016 Affum » (CJUE, 7 juin 2016, aff. C-47-15), ni enfin la décision du Conseil d’État du 27 novembre 2020, « n'ont pris formellement position sur le droit applicable à un ressortissant d'un pays tiers faisant l'objet d'un refus d'entrée après s'être présenté à une frontière commune terrestre à la suite de la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures ».

A défaut d’une telle prise de position, le dispositif institué par la loi est présumé compatible avec le droit de l’Union.

Remarque : le juge des référés se garde ici d’être péremptoire, car en affirmant que « l'incompatibilité des dispositions des articles L. 213-2 et L. 213-3 du Ceseda (désormais articles L. 141-2, L. 332-2, L. 332-3, L. 333-2, L. 333-1, et L. 352-3) avec les règles du droit de l'Union européenne n'apparaît pas manifeste », il ne l’exclut pas non plus

Mise à l’abri et rétention provisoire ne portent toujours pas atteinte aux droits

Dans un deuxième temps, le juge des référés du Conseil d’État considère que, « les conditions dans lesquelles sont retenus provisoirement dans les locaux de la police aux frontières de Menton-Pont Saint-Louis et de Montgenèvre, des ressortissants des pays tiers à l'Union européenne en provenance d'Italie, faisant l'objet d'un refus d'entrée en France en attente de leur réacheminement vers l'Italie, ne révèlent pas, en l'état de l'instruction, une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées ».

Remarque : on apprend aux détours de l’ordonnance qu’en 2020, au poste de Menton, 22 616 personnes ont fait l'objet d'une procédure de non-admission, soit une moyenne de 62 personnes non-admises par jour précise le juge, et que cette moyenne est passée au cours des premières semaines de l'année 2021 à environ 87 personnes par jour non-admises, et que pour les mêmes périodes, au poste de Montgenèvre, ce sont 1 576 personnes qui ont été refoulées (soit environ quatre personnes par jour, moyenne qui s'établit à sept personnes par jour en 2021).

A l’appui de leur demande, les associations requérantes soutenaient plusieurs griefs, qui visaient à la fois la légalité des mesures privatives de liberté et les conditions matérielles dans lesquelles les personnes étaient retenues, de nature, selon elles, à caractériser des atteintes graves et manifestement illégales à la liberté d’aller et venir, au droit à la liberté et à la sûreté, au droit au respect de la dignité, au droit d’asile et à la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire.

Pour le juge des référés néanmoins, aucun de ces griefs n’est fondé. En effet, selon ses propres constatations :

  • les services de la police aux frontières veillent, « dans la mesure de leurs moyens, à ne pas dépasser un délai raisonnable de rétention de quatre heures » ;

  • les registres tenus par les deux postes de police rendent compte des entrées et sorties avec indication des heures et des durées ;

  • les relevés effectués en période diurne permettent de vérifier qu'en moyenne, cet objectif de durée est pour l'essentiel atteint et qui, s'il « n'en va pas de même en période nocturne tout particulièrement au poste de police de Menton-Pont Saint-Louis, compte tenu en particulier des heures d'ouverture de 8h à 19 h du poste italien et de l'examen par petits groupes des étrangers réacheminés vers celui-ci [...] des éléments attestent des efforts menés actuellement en lien avec les autorités italiennes pour parvenir, dans les meilleurs délais, à une amélioration significative de cette situation préoccupante ».

Le juge observe en effet que le poste de Menton-Pont Saint-Louis, dans lequel est retenu la nuit un nombre significatif de migrants, dispose de faibles surfaces qui ne comportent pas de couchages, même sommaires. Il en résulte, souligne le juge, « une situation de grand inconfort qui peut se révéler délicate à supporter pour des personnes en situation de particulière vulnérabilité et est susceptible de porter atteinte à leur dignité ». Pour autant, conclut-il, « en l'absence d'une alternative à bref délai, elle ne justifie pas, en tout état de cause, que les locaux soient fermés en période nocturne ou que ces personnes soient laissées sans protection dans la nuit passé un délai de quatre heures de rétention ».

Une situation préoccupante, mais qui n'est pas de nature à caractériser une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la dignité humaine des personnes en bonne santé, et reste supportable même par les personnes en situation de vulnérabilité. Le juge des référés souligne d'ailleurs que l’examen des registres fait apparaître une « prise en compte » des personnes vulnérables, telles que les femmes, les mineurs et les demandeurs d'asile, sans que l’on sache exactement qu’elles sont les mesures spécifiques qui en découlent, si ce n’est que les mesures de refoulement ne seraient pas systématiques.

Remarque : on notera ici que le juge ne s’appuie en définitive que sur les éléments (voire les allégations) apportés par le ministère, pour apprécier la matérialité des faits et juger que les conditions dans lesquelles sont retenues les personnes sont globalement protectrices de leurs droits, en dépit des preuves de violation des droits rapportées sur des cas individuels. Le juge, qui refuse de voir dans ces cas des éléments de nature à contredire les allégations du ministère, renvoie les parties à mieux se pourvoir, devant les juges des référés des tribunaux administratifs.

Christophe Pouly, avocat

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