Que penser du curieux format des discussions autour des retraites : sommes-nous dans une concertation, une négociation nationale interprofessionnelle, ou dans une forme hybride ? Nous avons demandé son analyse au sociologue Chistian Thuderoz, un spécialiste de la négociation collective.
La nature des discussions en cours au sujet des retraites et de la réforme de 2023 paraît peu claire. Le gouvernement a d’abord parlé de "conclave", puis d’une "délégation paritaire permanente". Dans sa lettre de cadrage, il a semblé relativement ouvert tout en mentionnant un objectif d’équilibre pour les régimes à l'horizon 2023. Mais François Bayrou a dit ensuite qu’il n’était pas question de revenir à l’âge de départ de 62 ans, d’où le départ de la CGT qui a suivi l'U2P et FO. Et maintenant, certains des partenaires sociaux (CFDT, CFE-CGC, CFTC, Medef, CPME) entendent poursuivre leurs discussions, mais hors lettre de cadrage, et en élargissant le champ (pénibilité mais aussi financement de la protection sociale) de ces échanges. Nous avons eu l'idée de demander au sociologue Christian Thuderoz, un spécialiste de la négociation collective, ce qu'il pensait des premières réunions de concertation sur les retraites et de cette méthode. Voici, sous la forme d'une interview, son analyse.
Vous avez raison : ceci est tout sauf une négociation loyale et sérieuse ; et ce constat est consternant. Je qualifie cela de pantomime : on y mime les gestes de négociateurs, on y fait semblant. Pourquoi ? Parce que les règles du jeu ne sont pas claires. S’agit-il de négocier un accord interprofessionnel ? Il semble que non. La lettre de cadrage de François Bayrou parle de "discuter les paramètres du système de retraite" et "d’ouvrir le chantier sur des évolutions nécessaires". S’agit-il de faire des propositions précises au gouvernement ? La lettre ne le dit pas. Cela ne concerne-t-il que les seules organisations syndicales et patronales représentatives ? Il semble que non. La lettre de cadrage indique trois formats pour ces discussions : "le format du dialogue social interprofessionnel", "l’association d’autres organisations" (si des thématiques spécifiques sont abordées) et "des réunions d’information et d’échange" (avec diverses organisations de la fonction publique). L’expression utilisée par Bayrou pour qualifier cet ensemble baroque – une "délégation paritaire et permanente" ! – obscurcit les responsabilités des uns et des autres : sont-ils tous habilités à contracter ? On l’ignore !
Cette "lettre de cadrage" dicte l’ordre du jour de ces pseudo-négociations et même… leur résultat ! La phrase complète vaut d’être citée : "L’objectif de la délégation permanente doit alors être, tout en proposant des améliorations réelles pour nos concitoyens, de rétablir l’équilibre financier de notre système de retraites à un horizon proche (…) l’année 2030. Naturellement, les éléments sur lesquels vous vous accorderez ne devront pas, par ailleurs, dégrader la trajectoire du reste de nos dépenses publiques." On discerne mal, sans parler de l’infantilisation sous-jacente, ce qui pourrait être négocié...

Parce que derrière tous ceux assis à la table se tiennent des décideurs invisibles, qui surveillent étroitement ce qui s’y passe. D’où provient ce "conclave" sur les retraites ? D’une négociation entre le Premier ministre et les parlementaires PS à propos de leur vote de non-censure. Pourquoi des interventions tonitruantes du ministre de l’économie et du président du Conseil d’orientation des retraites (COR) en plein processus ? Parce qu’il s’agit de rappeler les lignes rouges fixées par le décideur en chef. Y a-t-il d’autres enjeux, qui viennent percuter cette pseudo-négociation ? Oui : les rapports de force entre formations politiques dites du "bloc central" ou du "socle commun" ; ou entre parlementaires et gouvernement ; ou entre "négociateurs" et administrations centrales, tétanisées par la réduction de la dette publique.
Dans de telles conditions, les acteurs sociaux jouent le seul jeu possible : ne pas jouer le jeu. Car tous savent que le format, flou, de cette "délégation paritaire" et l’objectif d’un équilibre financier du système en 2030 donnent, de fait, un droit de veto à toute organisation qui refuse d’entrer en négociation sur l’âge légal de départ en retraite – donc aux trois délégations patronales, Medef, CPME et U2P. D’où les départs de FO et de la CGT, jugeant chacune qu’elles n’avaient aucun intérêt à jouer le jeu…

S’asseoir à une table de négociation, c’est savoir se doter d’objectifs réalisables. Qui peut croire un instant que le processus déboucherait sur un retour de l’âge légal à 62 ans ? Négocier, c’est savoir se projeter dans l’accord susceptible d’émerger à l’issue du processus. Il faut donc savoir intégrer les préférences de l’autre partie dans l’accord futur, et non se convaincre qu’elle va satisfaire notre vouloir et ignorer le sien…
Pourquoi nommer "conclave" un processus de négociation sociale ? Les élites politiques peinent en France à prononcer ce beau mot de négociation ; elles le remplacent par des ellipses – comme cette étrange "délégation paritaire permanente" – ou se contentent de celui de concertation – ce qui n’est pas équivalent. Concerter, c’est recueillir des avis ; mais le décideur en tient ou non compte dans sa prise décision. Négocier, c’est co-décider ; la différence est de taille (Ndlr : voir notre encadré en fin d'article). La lettre de cadrage, elle, parle simplement de discuter…
Mais veulent-ils l’affirmer, cette place et cette autonomie ? Pour beaucoup d’entre eux, entrer dans un processus réel de négociation – c’est-à-dire : co-élaborer des solutions à différents problèmes socio-économiques concrets et, pour cela, consentir à nouer quelques compromis pragmatiques – n’est pas jugé utile : ils disposent d’un plan B, qui, à leurs yeux, est le plan principal – même s’il est irréalisable. Pour certains, c’est la mobilisation des salariés, dans le cadre de nouvelles journées d’action qui, comme en 2023, montreraient la puissance syndicale (et obligeraient le gouvernement à revoir sa copie – ce qui relève du fantasme).

Pour d’autres, c’est le maintien du statu quo : la loi étant votée, il importe de ne pas rouvrir le dossier – y compris pour ne pas aborder les points aveugles de la réforme… Il y a donc peu d’organisations à penser que la voie contractuelle reste la meilleure, pour régler des problèmes concrets que la loi de 2023 n’a pu solutionner. Les autres organisations ont appris à sensibiliser les parlementaires pour qu’ils déposent des amendements reprenant leurs arguments, ou à fréquenter les cabinets ministériels pour influencer la rédaction des textes au moment de leur préparation. Profiter des incertitudes politiques pour affirmer l’autonomie des partenaires sociaux ne vaut donc que si l’on se considère soi-même comme un partenaire social, et que l’on est convaincu que la négociation collective est le moyen le plus efficient pour résoudre des problèmes socio-économiques. Ce dont souffre le jeu social français, c’est cela : la non-croyance dans les vertus de la négociation collective et de la norme négociée. Cela ne date pas d’hier, certes ; mais cela fragilise, chaque jour un peu plus, la démocratie sociale puisqu’impuissante à jouer son rôle, alors que la démocratie politique est elle-même en panne…
Le principe d’une négociation collective est de réunir des personnes dont les positions sont, en apparence, opposées. La possibilité qu’elles s’accordent dépend de quelques conditions. D’abord leur volonté de parvenir à un accord ; ce qui suppose qu’elles ont d’abord expérimenté une autre voie – un recours judiciaire, une tentative d’imposer leur point de vue, etc. – et qu’elles estiment que, désormais, seul un accord avec l’adversaire leur permettra d’atteindre leurs objectifs propres.
Deuxième condition : l’acceptation, par les deux camps, de l’idée de devoir renoncer à tout ou partie de leurs préférences d’origine. Celui ou celle qui se présente à une table de négociation sans avoir déjà envisagé les concessions à opérer et qui ne peut estimer, en gros, celles que lui proposera son adversaire, est déjà en mauvaise posture…

Troisième condition : se doter, ensemble, d’une méthode, pour procéder à l’état des lieux, s’accorder sur le diagnostic, élaborer des solutions aux problèmes identifiés, en choisir quelques unes, selon des critères eux-mêmes négociés.
Quatrième condition : une certaine créativité – l’intelligence collective y pourvoit ! – permettant aux négociateurs d’explorer des scénarios alternatifs ou d’innover dans le traitement d’un problème. Rapporté à notre système de retraites, ce raisonnement permet d’entrevoir de nombreux "deals" possibles entre organisations syndicales et patronales. Il n’est que de lire la multitude des tribunes publiées depuis 2018 dans les journaux d’information, rédigées par des universitaires, mais pas seulement, pour s’apercevoir que de multiples scénarios sont envisageables.
Nouer des compromis suppose de mobiliser des techniques de mise en accord : l’échange de préférences (chacun obtient ce qu’il désire en accordant à l’autre ce que ce dernier désire) ; la combinaison de préférences dans une liste réordonnée ; le versement d’une compensation à la partie la moins dotée ; l’abandon des préférences initiales et l’adoption d’une préférence commune ; le désistement ou la réduction de certaines préférence) ; l’égalisation des dotations, par un jeu d’équilibration. Pour chacun des scénarios mis sur la table, des intérêts resteront non-pris en compte mais d’autres seront satisfaits, et ils seront peut-être de plus grande valeur. À chacun, en bout de processus, de faire le compte exact des acquis et des renoncements et décider, en e conscience, de signer l’accord. Ce jeu-là, sincère, loyal, efficient, est généralisé en Allemagne et dans les pays scandinaves. Je m’étonne toujours qu’il soit jugé impossible en France…
En effet, et cela est rassurant. Ce qu’elle propose me semble être la seule réponse valide : engager désormais une véritable négociation, avec les organisations qui le souhaitent, et reprendre la main sur le système de retraites en identifiant les compromis possibles, à partir d’une lecture lucide du possible et du nécessaire. J’espère que les patronats, via leurs organisations respectives, saisiront l’occasion. Ils ont tous à y gagner.
Les éléments constitutifs d'un dialogue et d'une négociation selon Christian Thuderoz
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Espace de discussion | Un lieu d'échanges sur des décisions non partagées |
Échange d'informations | Les parties se communiquent des informations |
Consultation | Le décideur consulte un tiers sans être tenu par l'avis de celui-ci |
Concertation | Le décideur doit tenir compte au moins en partie des avis donnés lors de la concertation |
Négociation | Le décideur négocie en vue d'une co-décision signée par les différentes parties |
Paritarisme | Gestion en commun d'un organisme |
Co-détermination | En Allemagne, participation conjointe de la direction et des représentants des salariés au processus de gestion de l'entreprise. |
► Voir notre article sur la différence entre négociation collective et dialogue social