Il peut sembler étonnant de voir des DRH, qui ont souvent réclamé la décentralisation de la négociation collective au niveau de l'entreprise, s'adresser à l'Etat et au législateur pour modifier un code du travail jugé dépassé par les problématiques actuelles de télétravail. Leurs propositions font en tout cas vivement réagir David Verdier (VMA&Associés) et Mikaël Klein (LBBa), deux avocats de CSE et de salariés que nous avons interrogés. Voici leur contre-argumentation.
Lors d'une récente conférence de presse (lire notre article), l'association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDHR) a dressé sur la foi d'une enquête un constat de la situation en matière de télétravail dans les entreprises, constat qui l'a conduit à formuler plusieurs demandes auprès de l'Etat, que ce soit en matière de code du travail, jugée inadapté à la nouvelle situation en matière de télétravail, ou de cotisations, puisque l'ANDRH, voyant ses membres confrontés à la grogne salariale dans les entreprises, demande la suppression du forfait social sur toutes les entreprises, une mesure qui permettrait selon elle de dynamiser l'intéressement et la participation. Pour confronter les points de vue, nous avons soumis ces constats et propositions au jugement de professionnels et avocats qui accompagnent les CSE et les salariés.
Le constat : des salariés réticents à retrouver leur bureau "Il y a des refus de revenir au bureau, pointe Laurence Breton Kueny, vice-présidente de l’ANDRH et DRH du groupe Afnor. Certains salariés souhaitent plus de jours de télétravail que ne prévoit l’accord et inventent n’importe quel motif pour rester chez eux". |
Il ne paraît guère contestable que les entreprises, les managers et les salariés ont été bousculés par la crise sanitaire qui a fait basculer des organisations, qui y étaient souvent jusqu'alors assez rétives, dans une forme massive de télétravail qui questionne également les organisations syndicales et les élus du personnel. La question d'un nouvel équilibre entre télétravail et présentiel se pose donc et tous les acteurs doivent en imaginer les conditions souhaitables.

Mais s'agit-il pour autant uniquement d'un problème posé par l'attitude individuelle voire égoïste de salariés voulant conserver le confort de travail à domicile et s'épargner du temps de transport ? On peut en douter lorsqu'on écoute des psychologues spécialisés dans les collectifs de travail. Dominique Debout-Cosme, maîtresse de conférences en psychopathologie et psychodynamique du travail au sein du Cnam (conservatoire national des arts et métiers), que nous avons interviewée pour l'épisode 21 du podcast Le Micro Social, dit elle-aussi être frappée par des salariés confiant ne plus vouloir retourner au bureau. Mais leurs véritables motivations sont aussi à chercher du côté des conditions de travail, ou plutôt de la qualité du collectif du travail.
Autrement dit, quelle motivation aurait le salarié à reprendre le chemin du bureau s'il n'y trouvait guère davantage qu'en télétravail des formes de reconnaissance, de solidarité, de soutien, de motivation, tous éléments qui donnent du sens au travail et qui ne peuvent être apportés que par un collectif de travail fonctionnant bien ? Or pour Dominique Debout-Cosme, le management de plus en plus "gestionnaire" des entreprises a consisté ces dernières années à toujours plus individualiser les salariés, via notamment les entretiens individuels et la rémunération variable, de nombreux travaux ayant montré que le "travail réel" était moins pris en compte. Or le plaisir que nous tirons du travail est intrinsèquement lié aux autres. Ne faudrait-il donc pas s'interroger, aussi, sur les relations sociales dans l'entreprise et sur la façon de préserver ou construite un collectif de travail efficace et motivant ? Ce pourrait être un beau chantier pour les DRH, mais un chantier redoutable car il suppose la mise en avant d'enjeux dépassant le strict cadre d'objectifs de performance financière à court terme.

La position de l'ANDRH fait aussi vivement réagir l'avocat David Verdier (VMA&Associés), qui assiste les élus CSE et qui s'interroge, au passage, sur la représentativité du panel de 359 RH ayant répondu à l'enquête de l'association. Sur le fond, que répond-il ? "Il est étonnant que les DRH et RH fassent le constat de leur impuissance à faire appliquer un accord, nous dit-il. Il me semble qu'ils n'hésitent pas, lorsqu'ils l'estiment nécessaire, à user, et parfois à abuser, de leur pouvoir de direction ou de leur pouvoir disciplinaire. Il s'agit ici de problématiques d'entreprise qui doivent, comme pour beaucoup d'autres sujets, se régler par la négociation, la pédagogie, le dialogue avec les partenaires sociaux et les salariés. Je ne vois pas d'obstacle dirimant (Ndlr : entraînant la nullité) qui exigerait l'intervention du législateur".

De son côté, Mikaël Klein dit avoir des remontées des entreprises allant dans le sens d'un retour sur site souhaité par les salariés et inversement d'un retour non souhaité. "Du côté des élus du personnel et des négociateurs syndicaux, souligne l'avocat de LBBa, il y a clairement une demande de retour au présentiel. Mais ça freine du côté des directions, qui ont bien aimé le distanciel appliqué au dialogue social, parce que cela fait gagner du temps, parce que les débats sont plus policés, moins heurtés, et aussi parce que cela rend plus difficile les concertations entre élus".
Le constat : des salariés ont déménagé et réclament davantage de frais La demande : le code du travail doit encadrer cela Selon l'ANDRH, la crise sanitaire et le confinement ont conduit certains salariés à déménager et à revendiquer des frais de transport importants. L'employeur ne pouvant pas imposer dans les contrats de travail une localisation du domicile, l'ANDRH, au nom de la préservation des collectifs de travail, demande au législateur d'encadrer davantage les demandes liées au trajet domicile travail mais aussi de "clarifier" la responsabilité de l'employeur au sujet des conditions de télétravail du salarié. L'association se dit également opposée au dernier accord national interprofessionnel sur le télétravail. |
Si l'on en croit la dernière enquête d'Empreinte humaine, pas moins de 35% des télétravailleurs auraient déménagé à l'occasion de la crise sanitaire. Cette situation inédite bouscule donc les ressources humaines. L'ANDRH n'est d'ailleurs pas la seule à juger le code du travail dépassé au regard de l'extension du télétravail. Jean-Emmanuel Ray, professeur à Paris 1-Sorbonne, estimait récemment que le droit du travail ne doit plus ignorer les spécificités du télétravail à domicile, pour lequel le contrôle du collaborateur par son manager est plus compliqué, par exemple. Le juriste ajoutait qu'à ne rien faire, le risque existait de voir des employeurs basculer vers une formule s'approchant d'un statut de travailleur indépendant.

Là encore, David Verdier ne mâche pas ses mots : "Je comprends ici que la problématique du retour des salariés au travail touche surtout la corde sensible des directions, à savoir la prise en charge qui existe dans de nombreux accords des frais de transports et déplacement des salariés…"
Il est vrai que certains salariés ont déménagé pendant la crise Covid pour rechercher un cadre de vie plus propice à leur l’épanouissement ou à celui de leur famille, admet l'avocat, mais il ajoute : "Ces changements sont une bonne chose qui pourra aussi avoir un retentissement positif sur l’implication des salariés dans leur travail et sur leur santé. Certaines études ont démontré que de nombreux salariés en télétravail sont même plus productifs qu’à leur bureau. Il y a donc des avantages pour les directions d’entreprise dans ce système alternatif entre le travail à domicile et celui au bureau. Cette productivité accrue peut compenser en partie l’accroissement du montant de remboursement des frais de transport et de déplacement qui, encore une fois, ne concernent qu’une petite partie des salariés. L’ANDRH pousse donc des cris d’orfraie sans évoquer les avantages que les entreprises peuvent tirer du télétravail, on pense aussi à la réduction possible de la superficie des locaux professionnels, à la location de bureaux pour du coworking etc. autant d’avantages que tait l’ANDRH".

Sur "l'instabilité juridique" pointée par les DRH en matière de télétravail, un domaine que des professeurs de droit comme Jean-Emmanuel Ray jugent nécessaire de réformer, là encore David Verdier s'inscrit en faux : "L’instabilité juridique est un leurre, et ce ne sont pas les revendications de certains professeurs de droit, qui étaient auparavant pour le tout négociation collective , qui viendront crédibiliser la cette demande". A ce sujet, l'avocat rappelle les propos de Jean-Emmanuel Ray saluant les ordonnances Macron : "Les ordonnances amorcent le retour à la liberté d'entreprendre", disait-il, la négociation collective devant opérer un "nouvel équilibre entre la liberté d'entreprise et la liberté conventionnelle", en se félicitant de l'assouplissement du télétravail, voir l'article d'actuEL-CE du 2 octobre 2017). Et David Verdier de poursuivre : "Il ne faut tout de même pas oublier que lors de la négociation de l’accord national interprofessionnel sur le télétravail signé par les partenaires sociaux le 26 novembre 2020, les syndicats de salariés souhaitaient que des dispositions contraignantes soient adoptées contrairement à la délégation patronale, cette dernière souhaitant proposer plutôt un panel de solutions adaptable à la réalité de chaque entreprise (lire notre article du 07/12/2020). Or aujourd’hui, les mêmes en appellent au législateur pour l’adoption de règles impératives… Allez comprendre ! En réalité, il n’y aura pas d’instabilité juridique puisque les accords sur le télétravail existent. Si les DRH/RH ne sont pas satisfaits des accords qu’ils ont pourtant voulu, qu’ils proposent alors des avenants ou une renégociation". Pour autant, ajoute David Verdier, "si le législateur doit intervenir, je doute que cela profite aux salariés dans le contexte politique actuel. L’ANDRH le sait, d’où la volte-face pour rompre avec le tout « négociation collective »".

L'argumentation des DRH fait "sourire" Mikaël Klein : "Aujourd'hui, il y a des outils pour négocier sur le télétravail, pour autant beaucoup d'entreprises ne négocient pas. J'ai donc dû mal à croire que vouloir réformer le code du travail sur le télétravail se fasse au bénéfice des salariés". Et l'avocat des CSE de juger les propositions de l'ANDRH imprécises, une imprécison dont on peut comprendre la raison : "Ces propositions sont imprécises parce qu'il n'y a pas de consensus au sein du patronat. Il y a des entreprises dans lesquelles les accords sont respectés et où les syndicats sont satisfaits, il y en a d'autres où c'est beaucoup plus compliqué. D'où ce recours à des termes vagues ("il faut adapter le code du travail") pour créer du consensus".
Le constat : "En tant que RH, nous ne pouvons pas gérer une sommes de situations individuelles (...) Nous appliquons donc les accords de télétravail en vigueur" |
Réaction de David Verdier : "Cette réflexion sur l'impossibilité de "gérer une somme de situations individuelles" est assez cocasse puisque le travail des DRH/RH consiste précisément, en lien avec les échelons hiérarchiques, à gérer les plannings, les arrêts de travail, l’organisation du travail.

Qu’est-ce qui pose problème alors ? Un surcroît de travail au service des ressources humaines ? D’ailleurs, la RH interrogée ici en revient aux fondamentaux : « Nous nous sommes donc fixés des règles claires : l’application des accords de télétravail en vigueur » ! Mais c’est très exactement ce que les salariés réclament ! Où est encore une fois le problème ? Il faut tout de même être un peu sérieux, nous sortons à peine d’une crise sanitaire mondiale, il est donc normal que des difficultés apparaissent ici et là et que certains salariés soient inquiets. Il faut laisser un peu de temps pour que chacun puisse s’adapter aux nouvelles contraintes d’organisation du travail et modes d’exercice du télétravail. Si l’on veut bien prendre un peu de recul, cette adaptation à devoir vivre en situation de crise sanitaire, touche tous les français salariés ou pas, au travail ou dans le cadre de leur vie quotidienne".

"Le travail des RH est devenu plus difficile avec la crise sanitaire", reconnaît sans mal Mikaël Klein qui cite l'exemple de son propre cabinet : "Les juniors ne comprennent pas qu'on leur demande d'être présents au cabinet. Ils me disent : "Mais pourquoi venir, du moment qu'on te rend les conclusions que tu m'as demandé de faire". Je leur explique que le métier d'avocat ne se limite pas à la rédaction solitaire de ces conclusions. Il faut échanger sur les dossiers, partager des avis, s'organiser, etc."
Plus généralement, estime l'avocat, les directions des ressources humaines devraient voir cette situation "comme une source de richesses et d'opportunités pour faire des propositions". Et l'avocat de citer le témoignage d'une RRH : "Dans son entreprise, le DRH a valorisé les jours de présence en organisant des événements collectifs ces jours-là : réunions d'équipes, points avec le manager -pour éviter que cela ne se passe à distance".
Le constat : pour l'ANDRH, il faut faire attention au tout télétravail ("full remote"), qui peut "ouvrir la porte à la délocalisation des emplois dans le cadre de la mondialisation des compétences" |
David Verdier partage ce constat : "De mon point de vue aussi, le télétravail à 100% est une mauvaise chose, il faut maintenir le collectif de travail. L’échange entre les salariés, et entre les salariés et leurs représentants du personnel, est indispensable pour ne pas balkaniser le travail.

Il permet de conserver et de tisser un lien social indispensable. L’isolement chez soi n’est pas une bonne chose et plusieurs études ont révélé les risques psychologiques à travailler de manière isolée, coupé du lien social que génère le travail en collectivité. Du point de vue des représentants du personnel, la communication des représentants du personnel, des syndicats, l’aide qu’ils peuvent fournir aux salariés, le contrôle du respect des règles de santé, sécurité et hygiène ne peuvent être efficaces que si le collectif de travail est préservé".
Ce danger de délocalisation lié au tout télétravail existe aux yeux de Mikael Klein, mais il y en a d'autres : "Le travail n'est pas que de la production, c'est aussi de l'échange, du lien social. De ce point de vue, c'est catastrophique d'avoir un télétravail permanent et généralisé, car une collectivité de travail se construit parce que les gens ont de vrais contacts, parce qu'ils ont des idées en parlant ensemble". En outre, pour les organisations syndicales, souligne l'avocat, le "télétravail plein pot", qui rend les échanges directs entre salariés très difficiles, est "catastrophique".
Le constat : le télétravail complique pour les RH le calcul de la durée du travail. La demande : étendre le forfait jours. Selon l'ANDRH, le calcul de la durée du travail pose problème quand le salarié n’est pas dans les murs dans l’entreprise. "Nous demandons l’extension du forfait jours pour permettre aux salariés d’organiser le travail à distance comme ils le souhaitent", dit Benoît Serre, vice-président de l'ANDRH. |
"Depuis des années, répond David Verdier, les entreprises et DRH/RH n’ont cessé de réclamer de la place pour la négociation collective. Elles disaient que c’était le seul moyen d’adapter les modes d’organisation du travail à la réalité des entreprises. Maintenant, elles implorent le législateur afin qu’il adopte des lois pour définir des règles contraignantes sur l’organisation du télétravail !

D’un côté, lorsque la négociation collective est favorable, les directions demandent au législateur de ne surtout pas intervenir et, de l’autre, lorsqu’il existe une situation nouvelle qui peut ne pas leur être favorable, elles implorent le législateur de les aider… N’oublions pas que jusqu’alors, les ordonnances Macron qui ont généralisé la prééminence des accords collectifs sur les autres normes ont permis aux employeurs de réaliser des économies substantielles en adaptant le travail comme ils le souhaitaient et en divisant par deux le nombres de représentants du personnel ou des heures de délégation… Car disposer du pouvoir économique et de tous les sachants (avocats, expert-comptable etc.) pour peser dans le cadre des négociations est un avantage indéniable face aux IRP souvent démunies et bien moins entourées. Cela ne suffit manifestement pas, les directions d’entreprise réclament aussi un coup de pouce du législateur. Je croyais que la négociation était l’alfa et l’omega pour l’élaboration des règles les plus adéquates aux entreprises ? L’ANDRH est donc en pleine contradiction".

Pour sa part, Mikaël Klein ne voit pas de lien évident entre télétravail et forfait jours et dit ne pas comprendre la proposition de l'ANDRH. Ne s'agirait-il pas, tout simplement, d'éviter tout contrôle du temps journalier du salarié en télétravail, lui demande-t-on alors. "Si c'était cela, alors ce serait utiliser le prétexte du télétravail pour faire passer cette vieille lune patronale selon laquelle il faudrait cesser tout contrôle du temps de travail journalier des salariés. Le télétravail complique un peu les choses en matière de décompte du temps de travail, c'est vrai, pour autant, il existe de nombreux outils permettant de contrôler la durée du travail à distance".
Le constat : la reprise de l'inflation et la croissance économique suscite un regain de revendications salariales. La demande : pour faciliter l'intéressement et la participation, le gouvernement devrait supprimer le forfait social L'association des DRH juge que les augmentations individuelles et collectives n'offrent qu'un cadre limité pour répondre aux revendications salariales, et que la situation économique des entreprises est par ailleurs très différente. Le versement d'intéressement ou de participation pourrait être facilité par la suppression du forfait social. Rappel : le forfait social, déjà supprimé pour les sociétés de moins de 250 salariés, est une contribution à la charge de l’employeur prélevée sur les rémunérations ou gains exonérés de cotisations de sécurité sociale mais assujettis à la contribution sociale généralisée (CSG). |
L'intéressement peut être un bon outil, commente Mikaël Klein, à condition qu'il ne s'agisse pas d'une substitution à une augmentation des salaires. Par ailleurs, ajoute-t-il, "le forfait social sert bien à quelque chose, il participe au financement des prestations sociales". Si on le supprime, enchaîne-t-il, d'où viendront les recettes perdues ?" Et l'avocat au service des CSE et des syndicats de se dire "choqué" par cette demande de nouvelles baisses de cotisations sociales qui arrive "bien tôt" par rapport au bénéfice du quoi qu'il en coûte : "L'activité partielle a maintenu à flot les entreprises pendant un an et demi, il ne faudrait pas l'oublier trop vite. C'est grâce au système social français que les entreprises ont tenu".