Haro sur les cabinets de conseil privés ! Les enquêtes à charge sur les pratiques et l'influence dans la sphère publique des cabinets de conseil se multiplient. Dernière pièce en date, le rapport d'une commission d'enquête sénatoriale.
Le récent roman de Nicolas Mathieu, Connemara, se moquait de la morgue et de l'emprise sur les collectivités publiques des cabinets de conseil (lire notre article). Le sujet est désormais passé de la littérature à la politique avec, comme pièces à conviction, un rapport du Sénat, un livre récent et certains articles de presse (1).
Les cabinets privés qui conseillent l'Etat sur sa stratégie et son organisation emploient en France 40 000 consultants. Il s'agit de Boston consulting group, d'Accenture, de Bain, de McKinsey, PwC, Capgemini, etc. A l'initiative du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), le Sénat a mené durant 4 mois des auditions pour mesurer l'influence de ces cabinets sur les politiques publiques.
Les conclusions, publiées le 16 mars dans un volumineux rapport résumé dans une synthèse, sont à charge pour ces cabinets, et instructives pour les représentants du personnel y compris du privé. Ce sont en effet les mêmes cabinets qui conseillent les entreprises pour moderniser leur gestion, leur organisation, leur restructuration, avec une recherche d'efficacité qui ne s'embarrasse pas toujours de considérations sur le long terme ou simplement du facteur humain. D'ailleurs, la part de missions publiques reste faible (autour de 10%) dans le portefeuille des cabinets de conseil.

Premier enseignement du rapport : le montant des prestations de conseil achetées par les ministères a plus que doublé de 2018 à 2021, passant de 379 millions d'euros à 893 millions (mais plus d'un milliard au total pour l'Etat !), la moitié de cette somme relevant de prestations comprenant une composante stratégique. Durant le quinquennat Macron, des missions très diverses ont échu à ces cabinets missionnés par les ministères sociaux (+43 millions d'euros de mission entre 2018 et 2021), de l'Intérieur, de l'Economique, de la Transition écologique et des Armées.
McKinsey s'est vu confier 4 commandes d'un montant total de près de 4 millions d'euros pour la mise en oeuvre de la réforme des allocations logement (APL), le cabinet Semaphores a été chargé d'accompagner les préfectures dans l'organisation de la mise sous pli et de la distribution des professions de foi pour les présidentielles et législatives. Le rapport cite d'autres exemples, comme dans ce tableau :
Ce qui inquiète les Sénateurs, c'est la place prise par ces cabinets privés dans la gestion de crise, notamment lors la dernière crise sanitaire. Conséquence "de l'impréparation de l'Etat", le gouvernement a passé 68 commandes depuis 2020 liées à la crise sanitaire, pour un montant de 41 millions (soit une facturation de 2 168€ par jour de travail d'un consultant). Trois cabinets concentrent les trois quarts de ce montant : McKinsey (pour la campagne vaccinale), Citwell (pour la logistique avec par exemple l'approvisionnement en masques, sujet sur lequel l'Etat s'est montré très défaillant au début de la crise, contrairement à certaines multinationales) et Accenture (pour le système d'information du passe sanitaire).
Parfois, leur action ne semble pas connue des agents eux-mêmes. Ainsi, les fonctionnaires étaient persuadés que le guide sur le télétravail dans la fonction publique avait été rédigé par l'administration, alors qu'il est l'oeuvre d'Alixio, un cabinet agissant comme sous-traitant de McKinsey, une mission facturée 235 000€. Et que dire de la convention des managers de l'Etat ? En décembre 2018, elle devait réunir 1 800 hauts fonctionnaires autour de "masterclass" et "d'interventions inspirantes". La crise des gilets jaune a provoqué son annulation, mais les cabinets BCG et EY ont néanmoins reçu les 560 000€ de cette mission.

Les Sénateurs critiquent aussi les méthodes de ces cabinets pour "transformer l'action publique". Evoquant par exemple des jeux de rôle type "capitaine" dans un "bateau pirate", des jeux de lego pour "donner du sens à un modèle", des réflexions sur paperboard et autres jeux de gommettes et post-it, le rapport n'hésite pas à parler "d'infantilisation" des agents voire de "République du post-it", les personnels jugeant le jargon très "start up nation" plutôt éloigné du monde réel des missions du service public.
Surtout, la place grandissante de ces cabinets dans la conception des politiques publiques elles-mêmes fait tiquer le Sénat. Le rapport cite par exemple un rapport de McKinsey, chargé d'examiner le mode de gestion du nouveau bonus-malus de l'assurance chômage : "McKinsey présente bien 4 scénarios (..) mais sa conclusion est sans appel : le choix de l'Acoss en tant qu'opérateur principal avec support de Pôle emploi semble être la meilleure solution". Et la rapporteure du rapport de commenter : "La marge de manoeuvre des responsables publics ne peut qu'être réduite face à cette "priorisation" des scénarios par les cabinets de conseil qui disposent ainsi d'une réelle influence sur la prise de décision".

Autre exemple, la préconisation du cabinet McKinsey, formulée en 2014, de "dynamiser le marché du travail pour créer massivement des emplois". Comment ? En baissant les charges sociales de 30 milliards, "jusqu'à 1,36 million d'emplois aditionnels pourraient être créés à l'horion 2022 à condition de cibler le allègements sur les salaires inférieurs à 1,4 SMIC et d'agir aussi sur la mobilité et les compétences". Voilà qui nous rappelle quelque chose !
On pourrait prendre aussi l'exemple du projet (avorté) de réforme des retraites, avec une mission d'aide à la transformation de la Cnav (caisse nationale d'assurance vieillesse) qui s'élevera à 960 000€ pour 5 mois de prestation.
Enfin, les Sénateurs s'interrogent sur les conflits d'intérêts : les cabinets, qui n'hésitent pas à recruter d'anciens responsables publics (le "pantouflage"), conseillent en même temps plusieurs clients. En conclusion, le rapport suggère plusieurs éléments en faveur d'une plus grande transparence, comme un bilan social unique présentant les prestations de conseil dans l'administration, la publication des prestations de conseil de l'Etat, l'interdiction d'utiliser dans les documents des cabinets des logos de l'administration. En outre, la commission d'enquête aimerait que soit imposée "une déclaration d'intérêts aux consultants afin que l'administration puisse prévenir les conlifts d'intérêts", et que soient exclus des marchés publics les cabinets n'ayant pas respecté leurs obligations déontologiques, les pratiques de "pro bono" (interventions gratuites) devant aussi être remises en cause, car jugées peu claires.

Enfin, alors que les responsables politiques au pouvoir défendent le recours aux compétences externes qui font défaut dans l'administration, a fortiori sur le plan de l'évolution numérique (646 millions dépensés dans le conseil informatique des ministères), les Sénateurs plaident au contraire pour une "réinternalisation" de ces compétences. Un débat qui n'est pas sans rappeler le dossier de l'externalisation dans les entreprises privées. Un souhait qui suppose un engagement très volontariste dans la durée, alors que la force des cabinets de conseil est de pouvoir mobiliser très rapidement des consultants pour répondre à une demande ou à un benchmark (comparaison internationale).
La parution de ce rapport intervient en même temps que la publication d'un livre très critique sur le même sujet, les Infiltrés (1), un livre qui explore aussi la proximité des dirigeants de ces cabinets privés avec les responsables publics, au premier rang desquels figure l'actuel président de la République, qui a travaillé dans les fusions-acquisitions comme banquier d'affaires et qui a aussi cotoyé ces cabinets lors des travaux de la commission Attali.

"Nous racontons en effet dans notre livre que la personne responsable au sein de McKinsey de contracter les marchés avec l’administration française est un proche d’Emmanuel Macron. Karim Tadjeddine, de son nom, est directeur associé de McKinsey au bureau de Paris, co-responsable de « l'activité Secteur public », dans le langage associé. C'est lui qui, devant la commission d'enquête du Sénat, était incapable de détailler le contenu de la note de 500 000€ pour réformer l’éducation, et a dit que McKinsey payait ses impôts en France, ce qui a conduit les sénateurs à saisir le procureur pour savoir si ce dernier s’était rendu coupable d’un faux témoignage", explique, dans une interview à Marianne, l'enquêteur Matthieu Aron (1).
D'autres articles de presse pointent ces relations étroites, comme cette enquête du journal Le Monde parlant d'une forme "d'entre-soi". Ces éléments ont amené l'exécutif à réagir. Tout en justifiant le recours par l'Etat à des cabinets de conseil privés au nom de l'efficacité ("Le critère, pour moi, c’est qu’il ne faut pas que cela vienne remplacer des choses que l’on sait faire nous-mêmes et que ce soit fait de manière transparente et contrôlable", a déclaré le président selon Le Monde), Emmanuel Macron a jugé choquant que le cabinet McKinsey ne paie pas, depuis dix ans grâce à une optimisation fiscale légale, d'impôt sur les sociétés en France.
(1) "Les infiltrés", de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Allary Editions. La thèse du livre, en résumé : "Depuis vingt ans, les consultants se sont installés au cœur de l'État. Gestion de la pandémie, stratégie militaire, numérisation de nos services publics...Les cabinets de conseil, pour la plupart anglo-saxons, sont à la manœuvre dans tous les ministères. On les retrouve même au cœur de nos services de renseignement".