"Je refuse de rester les bras croisés face à des technocrates qui veulent assassiner mon avenir"

"Je refuse de rester les bras croisés face à des technocrates qui veulent assassiner mon avenir"

09.04.2018

Gestion d'entreprise

L'Anecs et le CJEC ont organisé samedi un rassemblement pour protester contre l'éventuel relèvement des seuils d'audit légal au niveau européen, préconisé par le fameux rapport de l'IGF. Des jeunes professionnels inquiets pour leur avenir mais combattifs.

C’est une scène insolite - et inédite - à laquelle on a assisté samedi devant le palais Brongniart à Paris. Des professionnels du chiffre allongés sur le parvis et sur les marches pour protester contre la possible remontée des seuils d’audit légal, laquelle détruirait entre 6 000 et 7 000 emplois au sein de la filière. Le rassemblement était organisé par l’association nationale des experts-comptables et commissaires aux comptes stagiaires (Anecs) et le club des jeunes experts-comptables et commissaires aux comptes (CJEC) pour porter la voix de la jeune génération auprès des pouvoirs publics mais également auprès des instances professionnelles. Près de 450 jeunes, et moins jeunes, ont répondu à l'appel.

Diplôme menacé

Plus de trois semaines après la publication du rapport choc de l’inspection générale des finances, le ressentiment est toujours fort. Une profession "humiliée" pour les uns, une "insulte" pour les autres. "J’ai eu l’impression que l’on raturait dix ans de ma vie professionnelle d’un trait de plume, sans concertation", déclare Vincent Molinié, président du CJEC Île-de-France, dans le grand auditorium de l'ancienne Bourse. Julien Le Puil, président de l’Anecs Île-de-France, est quant à lui resté "ébahi" face à cet "uppercut". Mais "je refuse de rester les bras croisés face à des technocrates qui salissent notre profession et qui veulent assassiner mon avenir", lance ce futur diplômé en brandissant le rapport de l’IGF. Même s’il ne cache pas son inquiétude : "Est-ce que j’ai choisi la bonne filière ?".

Car, selon l’Anecs et le CJEC, les diplômes sont directement menacés. Notamment le Dec (diplôme d'expertise comptable). "Les stagiaires auront-ils la double casquette expertise et commissariat ?" se demande Yannick Le Noan, président de l'Anecs. Si les conclusions de l'IGF se concrétisent, il serait plus difficile d’accomplir l’obligation de 200 heures de commissariat aux comptes durant le stage. "8 000 étudiants se posent des questions sur leurs débouchés", indique Jean Bouquot, président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC), également présent samedi. Et "3 500 professionnels libéraux n’auraient plus du tout de métier parce (…) qu’un certain nombre d’entre nous ne sont pas alternativement commissaire aux comptes et expert-comptable".

Les Cac multiplient les images fortes tout au long de l'après-midi :

 

"Il ne faut pas croire que le numérique va résoudre tous les problèmes"

Mais la mobilisation de samedi se veut surtout constructive. "Nous devons nous réinventer afin de sortir de la crise d’utilité dans laquelle nous sommes plongés aujourd’hui, insiste Vincent Molinié. En effet, la responsabilité pénale de la fonction de commissaire aux comptes nous a naturellement, et de fait, mis sur la défensive, ce qui a empêché notre ouverture au monde numérique". Pour Pierrick Chauvin, membre du bureau du CJEC Île-de-France, c’est même toute "la philosophie du métier", son "rôle au service de l���économie", qui est à repenser. "Il ne faut pas rester uniquement sur le dédommagement des pertes de chiffre d’affaires, sur les délais de mise en œuvre (…). Il ne faut pas croire que le seul problème ce sont les normes, le H3C ou les méthodes de travail. Il ne faut pas croire que le numérique va résoudre tous les problèmes", argue-t-il.

Pour autant, la profession est-elle prête au changement ? Il semble que les acquis ont la vie dure. 60 % des commissaires aux comptes présents samedi déclarent vouloir conserver la durée des mandats de six ans. De même, sur les agrégats pour l’obligation de nomination des Cac. 70 % de l'auditoire reste favorable à des seuils déterminés en fonction du nombre de salariés et 68 % en fonction du chiffre d'affaires par activité (qui serait une nouveauté relative). Seuls 46 % des professionnels se prononcent en faveur d'un agrégat type nombre d'associés.  

 

Cyril Degrilart, Thomas Boaglio, Julien Le Puil, Sylvain Falcou, Alexandre Hini, Anthony Boucard et Déborah Knaus débattent ce samedi de l'avenir de la profession (© Céline Chapuis / actuel-EC)
 
Manif prévue le 17 mai

Ce rassemblement n'est qu'une première étape pour la profession. Une manifestation - cette fois dans la rue - est d'ores et déjà programmée le 17 mai dans plusieurs grandes villes. Le bon timing puisque le projet de loi Pacte (plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises), qui pourrait reprendre les conclusions de l'IGF, ne serait finalement présenté que la seconde quinzaine de mai, d’après Le Monde. Sans compter les débats parlementaires qui devraient se poursuivre jusqu’à l’été voire l’automne. Un "temps long", souligne Jean Bouquot. Avant cela, une commission est mise en place sur le sujet cette semaine et comptera parmi ses membres Patrick de Cambourg, l’actuel président de l'Autorité des normes comptables, et Monique Millot-Pernin. "Avec eux, c’est un espoir", assure le président de la CNCC. Mais cela sera-t-il suffisant ? En tout cas, s'ils soutiennent leurs confrères, les experts-comptables n'iront pas jusqu'à bloquer les déclarations de TVA. "Je ne soutiens pas l’arme de la fiscalité", déclare Charles-René Tandé, président du Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables, venu également samedi. Si on l’utilise, "nous serons immédiatement déréglementés", justifie-t-il.

Des représentants de l'ancienne génération qui font aussi leur mea culpa. "Nous pouvons avoir une part de responsabilité vis-à-vis de vous, plus jeunes", concède Jean Bouquot à l’auditoire. "Nous avons eu tendance depuis pas mal d’années à vouloir camper sur nos acquis. Nos seuils datent (…) pour certains de 1984 et pour d’autres n’ont jamais été inflatés (…). Nous n’avons pas suffisamment anticipé le fait que le relèvement des seuils serait à ce point si cristallisé dans l’esprit des gouvernants qu’il deviendrait un dogme". Mais "l’histoire n’est pas écrite", s’empresse-t-il d’ajouter. Quoi qu’il en soit, plusieurs professionnels plus anciens, présents au palais Brongniart, saluent l’initiative de la jeune génération : un "bain de jouvence".

Céline Chapuis

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