Algorithmes et ententes anticoncurrentielles

Algorithmes et ententes anticoncurrentielles

18.04.2024

Gestion d'entreprise

Au cours des dernières années, les progrès technologiques en matière d'algorithmes ont poussé les autorités de concurrence à s'intéresser aux pratiques de « collusion algorithmique » et à envisager des solutions pour l'application d'une réglementation adaptée à ces nouveaux enjeux. Frédéric Puel, avocat associé, Nicolas Hipp et Paul Grima, avocats au sein du cabinet Fidal nous éclairent sur le sujet.

Les préoccupations concurrentielles soulevées par l'usage des algorithmes

Les évolutions technologiques entraînent systématiquement de nouveaux défis juridiques, notamment pour le droit de la concurrence qui se trouve souvent en première ligne sur ces sujets.

L’utilisation croissante des algorithmes par les entreprises, comme outil d’automatisation de certaines tâches ou d’aide à la prise de décision, est un enjeu majeur qui a des effets tant positifs que négatifs sur la concurrence. Le consommateur bénéficie d’un meilleur accès à l’information grâce aux algorithmes mais il peut également être lésé lorsqu’ils sont utilisés pour faciliter une entente ou comme outil d’alignement tarifaire indirect.

Il serait simpliste d’évoquer les algorithmes de manière générique tant leur multitude représente des réalités très différentes. Ils peuvent être classés d’après différents critères. Tout d’abord selon leur fonction, par exemple les algorithmes qui déterminent ou ajustent de manière autonome les prix ou les éléments de prix sur la base de diverses données d’entrée dynamiques telles que la demande, les coûts, les prix des concurrents et les prévisions d’évolution des marchés. Ils peuvent également être classés selon leurs méthodes d’apprentissage, par exemple, les algorithmes « machine learning », s’améliorent et adaptent leurs comportements sans intervention humaine, à la différence des algorithmes « fixes » qui n’évoluent pas automatiquement.

En théorie, les algorithmes machine learning peuvent reproduire la logique humaine et par conséquent mener à une coordination des paramètres de concurrence indépendamment de la volonté des utilisateurs. Or, traditionnellement, la caractérisation d’une entente anticoncurrentielle (accords, pratiques concertées et décisions d’association d’entreprises) exige une initiative de la part d’une entité économique (entreprise ou association d’entreprises), plus difficilement identifiable lorsque seul l’algorithme est à l’origine de la prise de décision. Dès lors, émerge la problématique du traitement réservé par les règles de concurrence aux ententes algorithmiques, en particulier lorsque des algorithmes de type machine learning jouent un rôle central. Le droit des ententes anticoncurrentielles, initialement conçu pour des acteurs et comportements humains, doit ainsi s’adapter aux processus algorithmiques autonomes, soulevant ainsi des défis nouveaux pour l'application et l'interprétation du droit de la concurrence.

L'intérêt croissant des autorités de concurrence pour les pratiques de collusion algorithmique

La question de l’articulation entre les algorithmes, l’intelligence artificielle (IA) et le droit de la concurrence fait l’objet d’une actualité très dense, aux niveaux mondial, européen et national.

Au niveau mondial

Plusieurs organisations se sont emparées de la question et mènent des travaux de réflexion. C’est le cas de l’OCDE, qui a organisé le 30 mai 2023 une table ronde relative à la « concurrence algorithmique ». Le secrétariat de l’Organisation a souligné les risques pour la concurrence engendrés par l’utilisation des algorithmes. Ils peuvent notamment faciliter les pratiques de collusion entre entreprises ou être instrumentalisés par celles-ci pour mettre en place des pratiques d’éviction (auto-référencement, à l’instar des affaires « Google Shopping » et « Amazon Buy Box » pendantes devant la Commission, ciblage des utilisateurs pour faciliter les stratégies de vente liées, rabais, etc.) ou des pratiques déloyales vis-à-vis de leurs concurrents. Selon l’OCDE, la question de savoir si le droit de la concurrence existant est suffisant pour s’attaquer à ces préjudices algorithmiques fait toujours débat.

Également, depuis 2021, le G7 et quatre pays associés (Afrique du Sud, Australie, Corée du Sud et Inde) publient annuellement un compendium sur les approches retenues par leurs autorités compétentes pour améliorer la concurrence sur les marchés du numérique. Dans le même cadre, le sommet d’Hiroshima sur l’IA a conduit, en 2023, à l’adoption d’un code de conduite applicable aux entités développant des systèmes d’IA avancés pour promouvoir une IA sûre et fiable à l’échelle mondiale.

Au niveau européen

Margrethe Vestager, commissaire européen à la Concurrence, est particulièrement soucieuse d’assurer une application efficace des principes du droit de la concurrence aux nouveaux marchés numériques. Elle insiste depuis longtemps sur la nécessité pour le droit de l’Union de s’adapter aux nouveaux enjeux de l’intelligence artificielle (Conférence du Bundelskartellamt, « Algorithms and competition speech », 16 mars 2017 ; ICN Annual conference, « A new age of international cooperation in competition policy », 5 mai 2022). Dans ce contexte, en janvier 2024, la Commission a lancé un appel à contribution sur la concurrence dans les mondes virtuels et de l’IA générative, qui s’est clôturé le 11 mars 2024.

Cependant, la grande actualité au niveau européen reste la toute récente adoption de l’AI Act, une législation visant à promouvoir le développement d’une IA sûre sur le marché européen. Ce texte pionnier constitue une première mondiale qui pourrait servir de référence pour la réglementation de l’IA à l’échelle mondiale. La volonté politique de l’Union de légiférer en la matière illustre l’importance des liens entre technologies et réglementation.

Le non-respect des règles prévues par la nouvelle loi européenne sur l’IA peut entraîner des amendes allant de 7,5 millions d’euros ou 1,5 % du chiffre d’affaires mondial à 35 millions d’euros ou 7 % du chiffre d’affaires mondial, en fonction de l’infraction commise et de la taille de l’entreprise. La mise en œuvre de ces sanctions revient aux autorités nationales compétentes pour assurer la surveillance des marchés dans chaque État membre.

Au niveau national

Les autorités de concurrence à travers le monde se montrent vigilantes à l’égard des dangers que les algorithmes peuvent présenter pour la concurrence.

En novembre 2023, l’autorité de la concurrence italienne a, par exemple, ouvert une enquête sectorielle sur l’utilisation des algorithmes de prix par les compagnies aériennes actives sur le marché du transport de passagers entre la péninsule italienne, la Sicile et la Sardaigne (Communiqué de presse de l’AGCN, 16 nov. 2023). L’utilisation d’algorithmes dans les systèmes de détermination des prix n’est pas nouvelle, mais l’autorité italienne a souligné qu'elle redoute les effets négatifs pour la concurrence de l’utilisation d’algorithmes de plus en plus performants, capables de s’autoenrichir et de définir de nouveaux critères de détermination des prix.

Il en va de même pour l’Autorité française de la concurrence, qui s’est autosaisie pour avis et a lancé une consultation publique, clôturée le 22 mars 2024, concernant le secteur de l’IA générative (branche de l'IA qui se concentre sur la création de systèmes capables de générer du contenu de manière autonome, souvent de manière similaire à la créativité humaine). Les pratiques des acteurs de ce secteur en plein essor (43 milliards d’euros en 2023 et près de 200 milliards d’ici 2030) seront examinées par l’Autorité afin de s’assurer de leur fonctionnement concurrentiel. À l’occasion d’un discours prononcé devant la Bank for International Settlements à Bâle le 19 mars 2024, le président de l’ADLC, Benoît Cœuré, a indiqué que l’avis devrait être publié avant l’été. Selon les premières conclusions présentées, les principaux enjeux identifiés tiennent à l’utilisation de l’IA générative sur les marchés oligopolistiques situés en amont (et notamment le marché de l’informatique en nuage) et ses conséquences potentielles sur le marché du travail, la protection des données personnelles et des droits de propriété intellectuelle.

Les conséquences des algorithmes sur la concurrence européenne

Les effets pro-concurrentiels

Les gains d’efficience générés par les algorithmes sont perceptibles tant du côté de la demande avec, par exemple, une meilleure transparence tarifaire, que du côté de l’offre avec la baisse des coûts de production ou encore celle des coûts de transaction.

En effet, les algorithmes peuvent permettre des ajustements de prix rapides et précis, en tenant compte de nombreuses informations caractéristiques du marché. En outre, leur utilisation peut entraîner une meilleure adéquation entre l'offre et la demande, rendant les marchés plus efficaces et pouvant conduire à une baisse des prix ou à une meilleure prise en compte des besoins des consommateurs (par exemple, en réduisant l’asymétrie d’informations qu’ils subissent).

Les algorithmes sont ainsi utilisés par les entreprises pour surveiller les prix pratiqués par leurs concurrents, en dehors même de toute forme d’entente. Par exemple, une étude menée par l’Autorité de la concurrence portugaise a relevé que près de 50 % des entreprises ayant une activité en ligne au Portugal surveillent les prix de leurs concurrents, dont plus des 3/4 grâce à des logiciels. En outre, parmi ces dernières, 80 % ajustent leurs tarifs en cas de modification par des entreprises concurrentes de leurs propres prix (« Artificial Intelligence : making sure it’s not a walled garden », 19 mars 2024).

Les algorithmes peuvent également jouer un rôle positif en réduisant le coût de la modification des prix ou en facilitant l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché. En effet, l’apprentissage du savoir-faire et des contraintes réglementaires d’un secteur donné peut être accéléré très sensiblement grâce à l’automatisation algorithmique. A l’avenir, l’accessibilité de fournisseurs spécialisés et indépendants d'algorithmes pourrait réduire les barrières à l'entrée et permettre aux petites entreprises de les utiliser, ce qui favoriserait ainsi l'innovation et la concurrence.

Les préoccupations de concurrence

Les algorithmes peuvent jouer un rôle dans la phase d'initiation de pratiques de collusion. Dans le cadre d’une entente horizontale en particulier, les acteurs économiques pourraient ainsi s’entendre sur les prix et utiliser un algorithme pour faciliter l’entente.

Ils peuvent également être utilisés pour soutenir ou mettre en œuvre un accord préexistant, par exemple en assurant la surveillance, l’application ou la dissimulation de l’accord. Dans les situations d’ententes verticales, les algorithmes pourraient détecter des écarts par rapport à un prix plancher ou surveiller les parties à l’entente afin de vérifier qu’elles ne dévient pas du comportement prévu par l’accord. Dans cette situation, les algorithmes seraient utilisés pour soutenir ou mettre en œuvre un accord préexistant, par exemple en assurant la surveillance, l'application ou la dissimulation de l'accord.

Cette situation ne soulève pas de difficultés particulières pour la caractérisation de l’infraction, compte tenu de l'existence d'un accord préalable ou d'une pratique concertée, qui peuvent être évaluées selon la grille d’évaluation classique de l'article 101 du TFUE. Cependant, dans cette hypothèse, l’utilisation d’algorithmes permet aux entreprises parties à l’accord de collusion d’éviter les interactions directes et récurrentes entre elles, créant un problème au stade de la collecte preuves par les autorités de concurrence.

Malgré cette difficulté, la Commission a infligé en juillet 2018 des amendes aux fabricants de produits électroniques Asus, Denon & Marantz, Philips et Pioneer, auxquels il était reproché d'avoir imposé des prix de revente fixes ou minimaux à leurs détaillants en ligne. Dans cette affaire, le recours aux algorithmes de fixation des prix adaptant automatiquement les prix de détail aux prix demandés avait permis aux fabricants de surveiller très efficacement les prix sur les réseaux de distribution et d’intervenir rapidement en cas de baisses de prix. Les fabricants avaient ainsi pu employer des mesures de rétorsion comme des cessations d’approvisionnements envers les distributeurs pratiquant des prix jugés trop bas par les fabricants grâce aux algorithmes.

La problématique spécifique des algorithmes machine learning

Des algorithmes novateurs

Les algorithmes machine learning sont des programmes pouvant apprendre en toute autonomie grâce aux données qu’ils collectent. Lorsque des concurrents utilisent les mêmes algorithmes, leurs interactions automatiques et réciproques permettent un alignement de leurs comportements ou de leurs prix, et ce sans aucune intervention humaine. Il peut alors y avoir un alignement « par hasard » des algorithmes de tarification.

Ce type d’algorithme permet une forme d’optimisation rationnelle du comportement par le truchement d’un « parallélisme conscient » entre algorithmes. Le programme a pour but d’optimiser les profits et il affine sa stratégie afin de satisfaire cet objectif. C’est dans cette démarche d’optimisation que l’algorithme pourrait considérer que la collusion constitue la meilleure stratégie. Les algorithmes deep learning, plus complexes et imitant le comportement humain, sont des programmes particulièrement difficiles à appréhender par le droit de la concurrence, compte tenu notamment de leur capacité évolutive indépendante de toute intervention humaine.

Les propositions d’actions des autorités de concurrence

Les autorités de concurrence n’ont pas, à ce jour, été confrontées à un cas concret d’algorithme machine learning à l’origine de distorsion de concurrence. La Commission a toutefois déjà affirmé qu’en cas d’entente anticoncurrentielle, les entreprises ne pourront pas se défaire de leur responsabilité en se cachant derrière des machines.

Cette position est cohérente avec la jurisprudence de la CJUE en matière de pratiques mises en œuvre à l’initiative, non des concurrents eux-mêmes, mais des prestataires de services travaillant concomitamment pour plusieurs entreprises concurrentes.

Par exemple, dans une affaire concernant plusieurs agences de voyage lituaniennes, une plateforme de réservation de voyages en ligne avait mis en place une politique consistant à avertir les agences de voyage concurrentes dès lors qu’une des agences procédait à un rabais de plus de 3 % sur ses prix catalogues. Les agences de voyage n’étaient pas à l’initiative de la pratique mais elles ne s’y sont pas opposées. La CJUE a considéré que le seul fait qu’elles aient pris connaissance des messages d’avertissement et ne se soient pas distanciées publiquement de la pratique était suffisant pour les considérer comme responsables.

De même, dans une affaire concernant la réponse à un appel d’offres, une même entreprise avait assisté trois des candidats dans la rédaction de leurs offres et notamment dans la détermination de leurs prix, de sorte que celui de chaque offre avait été déterminé en connaissance des prix proposés par les autres. Saisie d’une question préjudicielle portant sur la possibilité de tenir une entreprise responsable des agissements d’un prestataire indépendant qui lui aurait fourni des services, la CJUE a considéré que cette situation pouvait être infractionnelle à condition que :

  • le prestataire ait opéré sous la direction ou le contrôle de l’entreprise, ou
  • l’entreprise ait eu connaissance des objectifs anticoncurrentiels poursuivis par ses concurrents et le prestataire et ait entendu y contribuer par son propre comportement, ou
  • l’entreprise aurait pu raisonnablement prévoir les agissements anticoncurrentiels de ses concurrents et du prestataire et a accepté d’en supporter le risque en omettant de s’en distancier publiquement.

La Commission défend la mise en œuvre du principe ex ante de la conformité dès la conception des algorithmes. Il s’agit ici d’insérer dans leurs codes, en amont de leur utilisation, des lignes afin de prévenir les risques de collusion. D’après J-Ch. Roda, cela permettrait de coder « des buts du droit de la concurrence, avec des instructions relativement simples : ne pas fixer les prix collectivement, ne pas échanger telle ou telle catégorie d’informations » (J.-Ch. Roda, "Compliance by design : between innovation and illusion", in M.-A. (dir.), Compliance Tools, Journal of Regulation & Compliance and Bruylant, 2021). Il s’agit donc d’apprendre aux algorithmes les règles de concurrence. Le Parlement européen, dans une résolution de 2020 a voulu favoriser cette approche en établissant une liste de tous les systèmes d’IA à haut risque. Pour tenir compte de la nature évolutive de ces technologies, la résolution prévoit une révision de cette liste tous les 6 mois par des experts afin d’assurer la mise en œuvre uniforme de la réglementation et de l’évaluation des risques.

Par extension certains auteurs considèrent que l’on devrait appliquer aux algorithmes la théorie de la responsabilité dégagée par la CJUE en 1983. Selon celle-ci, la CJUE estime qu’une entreprise peut voir sa responsabilité engagée du fait de son salarié, même en l’absence d’une action ou même une connaissance des associés ou des gérants principaux de l’entreprise concernée. Dans ces conditions, une société pourrait être tenue pour responsable de pratiques anti-concurrentielles du simple fait d’avoir utilisé un algorithme autorisé à prendre des décisions concernant certains comportements sur le marché.

Les autorités de la concurrence française et allemande ont également évoqué le sujet des algorithmes d’apprentissage automatique de type boîte noire dans un document conjoint.

Remarque : un algorithme en boîte noire est un algorithme pour lequel un utilisateur ne peut simplement que proposer des données en entrée et observer les sorties qui résultent a priori causalement de ces entrées (« Qu’est-ce qu’un algorithme en boîte noire ? Tractatus des décisions algorithmiques », Erwan Le Merrer, Inria Gilles Trédan, CNRS).

Selon ces autorités, il serait notamment utile de connaître la période prise en compte par l’algorithme, afin de permettre une évaluation des modèles sur une plus longue durée et aider à comprendre le périmètre, la rapidité et la convergence des échanges entre de tels algorithmes.

L’utilisation des algorithmes par les entreprises constitue un réel défi pour le droit de la concurrence qui doit se réinventer pour continuer à garantir une concurrence non-faussée et à assurer le bien-être des consommateurs. Pour y parvenir, les législateurs et les acteurs du droit de la concurrence doivent rester vigilants et s'efforcer de ménager un équilibre entre innovation technologique et préservation de la concurrence.

Frédéric Puel Co-auteur : Nicolas Hipp, avocat, Fidal et Paul Grima, avocat, Fidal

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