Application par le Conseil d’Etat des nouvelles règles d’exportation des gamètes … selon les circonstances

17.11.2022

Droit public

Le Conseil d’Etat juge le dispositif résultant de la loi du 2 août 2021 relatif à l’exportation de gamètes conservés en France vers l’étranger compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme sous réserve de circonstances particulières caractérisant une atteinte disproportionnée aux droits qu’elle garantit.

Jusqu’à présent, le Conseil d’Etat s’est plutôt montré rétif à admettre de telles demandes (v. pour le rejet de demandes portant sur des gamètes : CE, 13 juin 2018, n° 421333 ; CE, 4 déc. 2018, n° 425446 ; CE, 28 déc. 2021, n° 456966, ou sur des déplacements d’embryons : CE, 24 janv. 2020, n° 437328). La porte n’a cependant pas été fermée pour admettre de telles demandes d’exportation, le Conseil d’Etat ayant, dans un arrêt remarqué du 31 mai 2016, autorisé une demande d’exportation de gamètes vers l’Espagne en vue d’une insémination artificielle post mortem, pourtant interdite en France, sur le fondement du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et dans le cadre d’un contrôle de proportionnalité, au vu des circonstances particulières de l’espèce démontrant, selon lui, une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par ladite Convention (CE, 31 mai 2016, n° 396848).

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

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Les deux affaires rapportées, jugées en référé, mettent à nouveau en cause des demandes d’exportation de gamètes, d’ovocytes plus précisément, vers l’Espagne, mais cette fois sous l’angle des dispositions issues de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique et du décret d’application du 28 septembre 2021 fixant les conditions de prise en charge des parcours d’AMP, ce qui leur confère un intérêt particulier. Cela dit, la démarche du Conseil d’Etat reste la même que dans sa jurisprudence antérieure. Il admet la compatibilité des nouvelles dispositions avec l’article 8 de la convention précitée mais se réserve le pouvoir de les appliquer ou non, selon les circonstances, sous couvert d’un contrôle de proportionnalité.

Ce que voulaient les femmes dont les ovocytes sont conservés en France

Dans les deux affaires, les faits sont identiques. Dans chaque cas, une femme, de nationalité française, âgée de plus de quarante-cinq ans, avait procédé, l’une en 2015, l’autre en 2017, à un dépôt, pour motif médical à l’époque, de ses ovocytes à un centre d'étude et de conservation des œufs et du sperme humain (CECOS), en vue de la réalisation ultérieure d'une AMP. L'Agence de la biomédecine (ABM) avait cependant rejeté, le 11 août 2022, la demande présentée par cet établissement d'autorisation de l'exportation des ovocytes vers un établissement situé en Espagne au motif que la limite d'âge de quarante-cinq ans fixée par les dispositions de l'article R. 2141-38 du code de la santé publique dans sa rédaction résultant du décret du 28 septembre 2021 était dépassée. C’est sur l’appel dirigé contre les deux ordonnances rendues le 8 septembre 2022 par le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil (n° 2213524 et n° 2213529) rejetant les demandes des requérantes en annulation des décisions de l’ABM que se prononce le Conseil d’Etat, statuant lui aussi comme juge des référés.

Dans les deux cas, les femmes dont les ovocytes sont conservés en France demandent au Conseil d’Etat, outre l’annulation des ordonnances du tribunal administratif, qu’il soit fait injonction à l’ABM d'autoriser l'exportation de leurs ovocytes vers l’Espagne à des fins d’AMP.

On n’insistera pas sur la recevabilité admise du recours en référé, la condition d'urgence étant satisfaite en raison, d'une part, de la destruction possible à tout moment des ovocytes conservés et, d'autre part, en raison de l’âge de chaque requérante amoindrissant au fil du temps la probabilité de pouvoir fonder une famille. C’est sur le fond que les décisions du Conseil d’Etat présentent le plus d’intérêt.

Compatibilité avec le droit européen des nouvelles règles régissant l’exportation de gamètes

Dans chaque affaire, la requérante invoquait une incompatibilité du nouveau dispositif législatif et réglementaire découlant des articles L. 2141-11-1 et R. 2141-38 du code de la santé publique, dans leur rédaction résultant de la loi du 2 août 2021 et du décret du 28 septembre 2021, avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale. Il était soutenu que ce dispositif porte une atteinte grave et manifestement illégale à ce droit en limitant l’accès à l’AMP à l'âge de quarante-cinq ans, interdisant ainsi à une femme plus âgée de se rendre dans un autre pays de l'Union européenne pour utiliser ses propres gamètes et de pouvoir fonder une famille alors qu’aucune raison médicale sérieuse ne justifie cette limite d'âge. Il était en outre soutenu que la marge d'appréciation laissée aux pays membres du Conseil de l'Europe en ce qui concerne l'autorisation de certaines techniques d'AMP est conditionnée au fait qu'ils ne puissent interdire à leurs ressortissants de se rendre dans un autre pays membre pour y bénéficier d'une technique interdite sur leur territoire, sans avoir à justifier d'un lien de rattachement à ce pays. Il était également prétendu que les dispositions de l'article L. 2141-11-1 sont contraires aux dispositions de la directive 2011/24UE du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2011 relative à l'application des droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers, en tant qu'elles restreignent la libre prestation de service, laquelle inclut la liberté pour le bénéficiaire de soins de santé de se rendre dans un autre Etat membre pour y bénéficier de ces soins.

Ces arguments sont balayés par le Conseil d’Etat.

D’abord, la Haute juridiction estime, pour écarter la directive invoquée relative à la libre circulation des marchandises et des personnes et à la libre prestation de services, que ni les termes de celle-ci, ni la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne, ne permettent de faire entrer dans son champ d’application la possibilité de déplacer des gamètes prélevés et conservés sur le territoire d'un Etat membre vers un établissement situé sur le territoire d'un autre Etat membre.

Ensuite, Le Conseil d’Etat écarte le grief tiré d’une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il estime en effet que relève de la marge d’appréciation dont dispose un Etat pour l’application de cette convention la prévision par la loi, pour préciser les conditions d’accès à une AMP (C. santé publ., art. L. 2141-2), d’un renvoi à des conditions d’âge fixées par décret en Conseil d'Etat, pris après avis de l’ABM, afin de prendre en compte les risques médicaux de la procréation liés à l'âge ainsi que l'intérêt de l'enfant à naître. Il estime en outre que les dispositions légales régissant l’exportation de gamètes (C. santé publ., art. L. 2141-11-1), en ce qu’elles interdisent que les gamètes déposés en France puissent faire l'objet d'un transfert, s'ils sont destinés à être utilisés à l'étranger à des fins qui sont prohibées sur le territoire national et qui visent ainsi à faire obstacle à un contournement des dispositions de l'article L. 2141-2, ne méconnaissent pas davantage les exigences nées de l'article 8 de la convention. Enfin, il considère que ne sont pas entachées d’une illégalité manifeste les dispositions règlementaires d’application (C. santé publ., art. R. 2141-38) qui, en fixant une limite d'âge au quarante-cinquième anniversaire pour la femme qui a vocation à porter l'enfant, ont pris en considération tant les risques médicaux de la procréation liés à l'âge que l'intérêt de l'enfant à naître.

Possibilité d’écarter les règles régissant l’exportation de gamètes dans des circonstances particulières

Cela dit, suivant une démarche juridictionnelle désormais bien établie, et qui n’est pas propre aux juridictions administratives, le Conseil d’Etat se réserve le pouvoir d’apprécier, au cas par cas, selon les circonstances, si l’application d’un dispositif législatif, pourtant conforme au droit conventionnel européen, constitue ou non une « ingérence disproportionnée » dans les droits garantis par ce droit conventionnel, en l’occurrence la Convention européenne des droits de l’homme. La méthode n’est pas nouvelle en matière d’exportation de gamètes : le Conseil d’Etat avait déjà procédé ainsi dans le cadre du droit antérieur à la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique (v. les décisions précitées).

Mais il ne relève pas en l’espèce de « circonstances particulières », faute de lien établi de chaque requérante avec l’Espagne, de nature à caractériser une atteinte manifestement excessive au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de cette convention.

Probablement la solution aurait-elle été différente si les requérantes avaient été de nationalité espagnole ou avaient eu un lien de proximité particulier avec l’Espagne, notamment de résidence (v. CE, 31 mai 2016, précit.). Il reste que le pouvoir que se donne le juge d’apprécier, selon les circonstances qu’il estime opportun de retenir, s’il y a lieu d’appliquer la loi française, pourtant jugée compatible avec les normes qui lui sont supérieures, n’est pas de nature à renforcer l’autorité de la loi. Le contrôle de proportionnalité en laissera toujours plus d’un dubitatif.

Daniel Vigneau, Agrégé des facultés de droit, professeur à l'université de Pau et des Pays de l'Adour, conseiller scientifique honoraire du DP Santé, bioéthique, biotechnologies
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