Dépakine : l'Etat en partie responsable

06.07.2020

Droit public

Dans l'affaire de la Dépakine, le tribunal administratif de Montreuil reconnaît la responsabilité partielle de l'Etat en raison d'une carence fautive dans le contrôle de l'information figurant dans la notice du médicament.

Le tribunal administratif de Montreuil était saisi de requêtes indemnitaires introduites par des femmes ayant suivi, durant leurs grossesses, un traitement antiépileptique à base de base de valproate de sodium, principe actif de la spécialité Dépakine, commercialisé sous différentes présentations depuis 1967 par le laboratoire Berthier (acquis par le laboratoire Labaz en 1969, lui-même absorbé par le groupe Elf-Aquitaine en 1973 et intégré l’année suivante dans la société Sanofi).
Par une série de trois jugements du 2 juillet 2020, le tribunal a considéré que, pour des grossesses intervenues entre 2005 et 2008, les risques de malformations congénitales et de troubles neurodéveloppementaux liés à une exposition in utero au valproate de sodium étaient suffisamment connus pour que la responsabilité de l’Etat soit engagée en raison de la défaillance de l’autorité sanitaire (l’ex-AFSSAPS, devenue l’ANSM) dans le contrôle de l’information figurant dans la notice du médicament, laquelle ne renseignait pas suffisamment les patientes des risques encourus (de 2000 à 4000 enfants seraient atteints d’une malformation majeure due à une exposition à l’antiépileptique).
Une exonération partielle de responsabilité a toutefois été retenue eu égard au comportement du laboratoire pharmaceutique et des médecins prescripteurs.
Différenciation des situations juridiques au regard des dates de grossesse
Les demandes indemnitaires concernaient des situations factuelles différentes qui méritent d’être précisées pour apprécier dans quelle mesure l’information existant dans la documentation réglementaire de la Dépakine au moment où les patientes enceintes prenaient ce médicament n’était pas conforme à l’état des connaissances scientifiques disponibles.
Dans la première espèce (n° 1704275), la requérante avait été traitée par l’antiépileptique alors qu’elle était enceinte de jumeaux à l’issue d’une procréation médicalement assistée. Les deux enfants nés en novembre 2008 ont été atteints de diverses malformations physiques et de retards de développement neurocognitif.
Dans la deuxième espèce (n° 1704392), la requérante avait suivi le même traitement durant une première grossesse au cours de l’année 2005, puis lors d’une seconde au cours de l’année 2007, ses deux enfants nés en février 2006 et en juin 2008 souffrant de malformations et de troubles neurodéveloppementaux.
Dans la troisième espèce (n° 1704394), la requérante avait pris de la Dépakine lors de ses quatre grossesses, intervenues en 1978, 1979, 1981 et 1985, le troisième enfant étant décédé en avril 1981 d’une myéloménigocèle (hernie des méninges), le quatrième présentant des malformations physiques et des troubles neurocognitifs.
Réaffirmation d’une responsabilité de l’Etat pour faute simple
Dans un considérant de principe, le tribunal a d’abord rappelé qu’eu égard, tant à la nature des pouvoirs conférés par les dispositions du code de la santé publique aux autorités chargées de la police sanitaire relative aux médicaments, qu’aux buts en vue desquels ces pouvoirs leur ont été attribués, la responsabilité de l’Etat peut être engagée pour toute faute commise dans l’exercice de ces attributions. Ce régime de responsabilité pour faute simple se situe dans la droite ligne de la jurisprudence rendue dans l’affaire du Mediator (CE, 9 nov. 2016, n° 393904).
Le tribunal a ensuite tenu à préciser que la présomption d’imputabilité, instituée sous l’article L. 1142-24-12 du code de la santé publique par l’article 266 de la loi de la loi de finances pour 2020, ne s’impose pas au juge administratif saisi d’une requête visant à condamner l’Etat en raison d’une faute dans l’exercice de son pouvoir de police sanitaire, puisqu’elle concerne la procédure non contentieuse d’indemnisation organisée devant l’ONIAM.
Appréciation temporelle des connaissances scientifiques des risques liés au valproate de sodium
S’appuyant sur diverses expertises judiciaires et sur le rapport d’enquête de l’IGAS de février 2016, le tribunal a examiné l’état des connaissances scientifiques publiées à l’époque des faits quant au lien existant entre les effets indésirables du valproate de sodium et les malformations congénitales ou les troubles neurodéveloppementaux des nouveaux nés exposés in utero au médicament.
Il a ainsi estimé que jusqu’en 1981, il n’existait pas de documentation suffisante pour établir un tel lien. Entre 1981 et 1984, seuls les risques de malformations physiques étaient suffisamment identifiés pour susciter la vigilance de l’autorité sanitaire et du laboratoire pharmaceutique. Pour les grossesses intervenues entre 2005 et 2008, les deux risques étaient en revanche suffisamment connus pour qu’une information complète et compréhensible soit donnée aux patientes traitées par la Dépakine.
Détermination de la défaillance de l’autorité sanitaire dans le contrôle de l’information réglementaire
En matière de médicament, deux documents d’information sont prévus par le droit de l’Union européenne et le code de la santé publique : le résumé des caractéristiques du produit (RCP), destiné aux professionnels de santé, et la notice d’utilisation, destinée aux utilisateurs.
L’évolution des textes et la refonte de la partie réglementaire du code de la santé publique, intervenue le 8 août 2004, ne facilitent pas l’accès aux dispositions applicables à l’époque des faits, les jugements étant plutôt laconiques sur ce point.
Accompagnant l’autorisation de mise sur le marché (AMM), le RCP est devenu obligatoire depuis le décret n° 85-1216 du 30 octobre 1985 (qui avait transposé la directive 83/570/CEE du 26 octobre 1983 sous l’article R. 5128-2 de l’ancien code). Depuis le décret n° 2008-435 du 6 mai 2008, c’est un arrêté (édicté le même jour) qui détermine les éléments du RCP.
La notice, qui était encore facultative en 1985 (art. R. 5143 de l’ancien code), a été rendue obligatoire par la directive 89/341/CEE du 3 mai 1989 (obligation reprise par la directive 92/27/CEE du 31 mars 1992 et transposée par le décret n° 94-19 du 5 janvier 1994 sous l’article R. 5143-4 de l’ancien code, puis recodifiée sous l’article R. 5121-148).
La notice doit être établie en conformité avec le RCP (art. R. 5143-5 de l’ancien code devenu art. R. 5121-149) et le titulaire de l’AMM est tenu de soumettre à l’agence tout projet de modification de la notice, en application de l’article R. 5121-41 du code de la santé publique (lequel s’est substitué, depuis août 2004, à l’article R. 5135-4 de l’ancien code, issu du décret n° 94-19 du 5 janvier 1994).
Les premiers RCP et notice de la Dépakine ont été validés en octobre 1986. Ces documents ne seront pas modifiés avant 1995, malgré un renouvellement d’AMM en 1991 et un changement du titulaire de l’AMM en 1994 (le laboratoire Labaz transférant les AMM de la Dépakine à Sanofi).
Dans la première espèce – la grossesse datant de 2008 – le juge a considéré que si le RCP de la Dépakine, dans sa rédaction validée par l’AFSSAPS en janvier 2006, comportait une information conforme aux données acquises de la science pour les prescripteurs, il n’en allait pas de même pour la notice (dans sa rédaction validée en janvier 2006), puisque celle-ci n’informait pas suffisamment les patientes des risques encourus en cas d’exposition du fœtus au valproate de sodium. L’Etat a donc été jugé responsable de la carence fautive de l’agence dans l’exercice de son contrôle des médicaments, en accordant une autorisation à une spécialité pharmaceutique, dont la notice d’information n’était pas conforme aux exigences de l’article R. 5121-149 du code de la santé publique.
Dans la deuxième espèce, et pour la première grossesse datant de 2005, la juridiction administrative a relevé que le RCP de la Dépakine, résultant d’une autorisation de juillet 2004, exposait les risques de malformations fœtales liés aux antiépileptiques, mais ne mentionnait aucun risque de troubles neurodéveloppementaux. De surcroît, la notice du médicament ne faisait état d’aucun risque et se bornait à conseiller à la patiente de prévenir son médecin en cas de désir de grossesse et, en cas de grossesse, à ne pas arrêter le traitement.
Les deux documents n’étant pas conformes aux données acquises de la science à l’époque des faits, l’Etat a été jugé responsable de la faute commise par l’agence pour son manquement dans le contrôle de l’information figurant dans le RCP et la notice du médicament.
S’agissant de la deuxième grossesse (débutée en 2007), le juge a examiné le RCP et la notice dans leur rédaction validée par une autorisation de janvier 2006. A l’instar de la première espèce, il a estimé que, si le RCP était conforme aux données acquises de la science, la notice n’avait cependant pas permis à la requérante d’être informée des risques encourus en cas de grossesse, compte tenu de l’état des connaissances scientifiques disponibles. L’agence ayant commis une faute dans le contrôle de l’information réglementaire exigée pour commercialiser un médicament, la responsabilité de l’Etat a également été reconnue.
Dans la troisième espèce, et s’agissant seulement de la dernière  grossesse (intervenue en 1985), le tribunal a considéré que si l’Etat n’avait commis aucune faute dans l’exercice de ses pouvoirs de police sanitaire au regard des risques de troubles neurodéveloppementaux, il est en revanche responsable de ne pas avoir pris les mesures adaptées pour faire connaître l’existence d’un risque de malformation congénitale aux praticiens et aux patientes, compte tenu de la publication des études internationales et des alertes de pharmacovigilance disponibles entre 1981 et 1984.
Exonération partielle de responsabilité au regard des fautes commises par les prescripteurs et le titulaire de l’AMM
Dans les trois affaires, le tribunal a toutefois envisagé l’hypothèse d’une exonération partielle de la responsabilité de l’Etat du fait des tiers, hypothèse ayant été retenue dans l’affaire du Mediator (CE, 9 nov. 2016, n° 393902 et n° 393926).
Si le comportement du titulaire de l’AMM a été logiquement pris en compte – notamment au regard des éléments issus du rapport d’enquête de l’IGAS qui évoquait un « manque de réactivité » des autorités sanitaires et du laboratoire pharmaceutique – l’appréciation du comportement des médecins ayant prescrit la Dépakine et ayant suivi leurs patientes constitue une nouveauté jurisprudentielle à laquelle on ne s’attendait pas forcément.
Dans la première espèce, le juge a d’abord relevé qu’aucun des médecins ayant suivi la requérante durant son parcours de procréation médicalement assistée, puis durant sa grossesse, n’a justifié l’avoir informée des risques de malformation fœtale, pourtant mentionnés dans le RCP, de sorte qu’un tel manquement à leur obligation d’information est constitutif d’une faute de nature à décharger l’Etat de sa responsabilité, à hauteur de 60 %, ce qui est loin d’être négligeable.
Le tribunal a ensuite considéré que si le RCP, dans sa rédaction validée en janvier 2006, était conforme, il revenait au titulaire de l’AMM de solliciter une modification de la notice pour se conformer au RCP modifié, en application de l’article R. 5121-41 du code de la santé publique, cette carence étant en l’occurrence de nature à exonérer l’Etat à hauteur de 20 %.
Dans la deuxième espèce, et pour la première grossesse (2005), une exonération de responsabilité a été également reconnue. Le gynécologue et le neurologue ayant suivi la patiente n’ont en effet jamais informé leur patiente des risques encourus en raison d’une exposition de son enfant au valproate de sodium, en méconnaissance de leur obligation légale et déontologique d’information (C. santé publ., art. L. 1111-2 et R. 4127-35), l’Etat étant ici déchargé de sa responsabilité à hauteur de 20 %.
Corrélativement, les manquements du titulaire de l’AMM ont été évalués plus sévèrement, le tribunal s’appuyant sur l’expertise judiciaire et le rapport de l’IGAS pour constater que le laboratoire avait commis une faute en attendant décembre 2004 pour demander à l’agence une modification du RCP, afin de mentionner précisément les risques de trouble de développement neurocognitif, cette circonstance étant de nature à exonérer l’Etat de sa responsabilité à hauteur de 40 %.
Pour la seconde grossesse (2007), le défaut d’information reproché aux médecins a été considéré comme plus grave, compte tenu du précédent constitué par la première grossesse, l’Etat étant déchargé à hauteur de 40 % de sa responsabilité, tandis que l’abstention du laboratoire à demander une modification de la notice à l’époque des faits n’a concouru qu’à hauteur de 20 % dans la réalisation du dommage.
S’agissant de la troisième espèce (grossesse s’étalant de 1984 à 1985), le juge administratif a estimé que la mention tardive dans le dictionnaire Vidal du risque de malformation lié à la Dépakine (identifié entre 1981 et 1984) – le RCP n’étant pas imposé avant la fin 1985, mais l’information sur les médicaments étant diffusée par ce support – était constitutive d’une faute de la part du titulaire de l’AMM, déchargeant ainsi l’Etat des conséquences dommageables de sa carence fautive à hauteur de 50 %. Il a en outre considéré que le médecin de la patiente avait également manqué à son devoir déontologique d’information, circonstance permettant d’exonérer la responsabilité de l’Etat à hauteur de 10 %.
Présomption du lien de causalité entre les malformations et l’exposition in utero
Il restait, pour chacune des trois affaires, à établir un lien de causalité entre les malformations congénitales et/ou les troubles neurodéveloppementaux et l’exposition in utero au valproate de sodium. Dans les trois dossiers, et au regard des conclusions des différentes expertises judiciaires, le tribunal a jugé qu’un lien de causalité devait être présumé établi en l’absence d’une autre cause probable.
L’exposition à la Dépakine étant présumée comme étant la cause certaine et directe des préjudices subis directement par les enfants et indirectement par leurs parents, l’Etat a été condamné à les indemniser, en tenant compte de la décharge de responsabilité applicable à chaque espèce (les montants globaux s’élevant à environ 190 000 euros dans la première affaire, 285 000 euros dans la deuxième et 20 000 euros dans la troisième). Certaines victimes étant insatisfaites des montants indemnitaires ont annoncé vouloir interjeter appel et il n’est pas impossible que le ministère de la santé en fasse autant.
C’est en tout cas la première fois que l’Etat est condamné en raison de la défaillance de l’agence dans l’exercice de son contrôle de l’information réglementaire présente dans le RCP et la notice d’un médicament. Les jugements pourraient aussi s’avérer intéressants dans le cadre du contentieux civil renvoyé devant la cour d’appel de Paris par la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 27 nov. 2019, n° 18-16.537), sans oublier qu’une instruction pénale est actuellement en cours à la suite d’une information judiciaire ouverte par le parquet de Paris en 2016, le laboratoire Sanofi ayant été mis en examen, début 2020, pour tromperie aggravée et blessures involontaires.

Droit public

Le droit public se définit comme la branche du droit s'intéressant au fonctionnement et à l’organisation de l’Etat (droit constitutionnel notamment), de l’administration (droit administratif), des personnes morales de droit public mais aussi, aux rapports entretenus entre ces derniers et les personnes privées.

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Jérôme Peigné, Professeur à l'université de Paris (Institut droit et santé)
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